En cette veille de Chabbath, yom chichi 25 Sivan 5776, on se souviendra de l’assassinat orchestré par l’empire romain de rabbi Yichma’ël ben Elicha’, Cohen gadol, ainsi que de celui du Nassi, le président du Sanhédrin en exil, rabban Chimon ben Gamliel, et de rabbi ‘Hanina sgan haCohanim, qui font partie tous les trois des dix harougué malkhout (Choul’han Aroukh, Ora’h ‘Haïm 580, 2).
Une aggada du Talmud (‘Avoda Zara 11b) raconte :
« Tous les 70 ans se tenait à Rome une attraction populaire : un homme de bonne constitution [jouant le rôle de ’Essav] se mettait à califourchon sur le dos d’un boiteux [représentant Ya’akov]. On l’habillait ensuite des vêtements de Adam haRichon et on recouvrait son visage du masque de rabbi Yichma’ël. Puis on suspendait à son cou une pierre de paz d’une valeur de quatre zouz avant de lui faire traverser les marchés. A sa vue, les gens s’écriaient : « Le raisonnement du capitaine est erroné ! [sous-entendu: Essav n’a jamais vendu son droit d’aînesse]. Le frère de notre maître est un imposteur ! [puisque Ya’akov prétend avoir reçu la promesse du monde futur lorsqu’il a été béni par Its’hak]. »
Et la chute…
« Celui qui assiste à cette fête, la voit, mais celui qui n’y assiste pas, ne verra pas ce qui arrive à l’imposteur et à l’usurpateur ! Malheur à celui-ci [‘Essav] lorsque celui-là [Ya’akov] se lèvera ! » ».
Le visage se dit en hébreu panim. Un pluriel qui rappelle la multiplicité des « aspects » de l’humanité. Mais tel qu’il s’écrit, le mot peut aussi se lire pnim, l’intériorité. Car les Romains savaient encore à cette époque que le visage de l’homme est l’intime reflet des différentes facettes de sa personnalité – et notre tradition va encore plus loin : pour elle, le visage est accompagné d’une lumière qui lui est propre (méor panav), et c’est dans cet éclat que se donne à lire le lien intime qu’entretient l’âme avec le corps. Car dans sa structure même, le visage est le témoin de la Présence divine, d’une transcendance inscrite en tout homme et qui se révèle à quiconque cherche vraiment à découvrir la brillance du tsélem Elokim.
Rachi : « A cause de son extrême beauté, le visage de Rabbi Yichma’ël a pénétré le cœur de la fille du césar. Celui-ci [ordonne alors] qu’on retire la peau de ce visage et qu’on la dépose dans un baume (afarsemon) pour qu’elle conserve tout son éclat et qu’elle ne se désagrège pas ; il [ce visage] est d’ailleurs toujours entreposé dans les trésors de Rome (guinezé Romi) » !
Posséder le visage du Cohen gadol, c’est pour la bath Keissar – la fille de César !, arracher à cet homme qui est le seul habilité à pénétrer dans le saint des Saints (kodech haKodachim), la plus haute dimension métaphysique pouvant s’incarner au cœur de la génération contemporaine de la destruction du Temple. C’est, pour « la fille de la malkhouth Edom », s’emparer d’une preuve tangible confirmant l’existence de la réalité humaine comme figure de la transcendance, et la retenir puissamment enfermée sous les trappes de l’Histoire.
Fin de tous les empires, Edom aura chevauché la figure authentique de l’homme pour s’octroyer la responsabilité de l’universel
Le jeu théâtral est toujours la mise en scène d’un rapport d’une intériorité à une extériorité, d’un jeu de va-et-vient entre la subjectivité d’un acteur incarnant un rôle et la trame qui se joue malgré lui et qu’il est pourtant censé assumer. Ainsi, au cours de son histoire, Rome aura fait le plein des apparats de toute l’humanité (ces fameux vêtements que ’Essav a lui-même possédés et que nous pouvons définir comme autant de moyens (kélim) laissés à l’homme pour qu’il dévoile au monde sa loi naturelle). « Fin de tous les empires », nous dit le Maharal, Edom aura chevauché la figure authentique de l’homme pour s’octroyer la responsabilité de l’universel.
Pourtant, bien qu’elle se soit aussi accaparée du visage de rabbi Yichmaël, Cohen gadol, à cause de son esprit dominateur, Rome n’aura pas su l’intégrer dans la réalité qu’elle s’est forgée d’elle-même et pour elle-même. Cette relation que l’être humain est censé vivre entre le monde matériel et le monde spirituel lui aura échappé. Ne regardant qu’elle-même, elle n’aura pas vécu la destinée humaine pour ce qu’elle est : une réalité léguée en partage à Adam afin qu’il soit le messager du projet divin. Elle aura fait disparaître le tsélem sous les couches successives que son univers a produites. Elle n’aura fait que « l’embaumer » sous les masques pétris dans son exil, qui tomberont lorsque se lèvera le « boiteux », lui qui est toujours resté fidèle à son rôle, rapidement et de nos jours. Amen.
Y.I.RUCK