«Circulez, y a rien à voir»: telle est à peu près la réponse que le pouvoir islamo-nationaliste turc adresse à ceux qui, comme les organisations de gauche et syndicats en ce 1er mai, contestent les résultats du référendum constitutionnel du 16 avril. Quelles qu’aient pu être l’inéquité de la campagne et la réalité des fraudes, le Haut Conseil électoral a rejeté tout recours et affirmé la victoire du oui à 51,41% contre 48,59%. Mais ce mauvais résultat –bien loin du plébiscite espéré– fragilise terriblement le Président Erdogan.
«Le résultat du référendum est “non”, mais il nous a été présenté par tricherie comme “oui”, affirme l’écrivaine Sema Kaygusuz dans son appartement d’Istanbul. Pour gagner avec une si petite marge, ils ont eu besoin de mentir et de frauder, c’est bien la preuve de la faiblesse du pouvoir. C’est pourquoi je ne perds pas espoir.»
De l’autre côté du Bosphore, Bekir Karliga, conseiller auprès du Premier ministre, reconnaît aussi ce mauvais score mais lui pousse un soupir de soulagement: «On attendait beaucoup mieux, mais bon, ouf, le oui a passé, c’est l’essentiel.»
Pas d’élection anticipée
Première conséquence de ce résultat « limite »: le projet d’appeler à des élections législatives et présidentielles anticipées pour l’automne 2017 (plutôt qu’en 2019 comme le prévoit la réforme) afin de légaliser au plus vite l’hyper-présidentialisation de fait du régime, tombe à l’eau. Il est devenu trop risqué.
La réforme constitutionnelle octroie cependant au Président turc dès maintenant deux armes importantes: la possibilité de diriger son parti et la réforme de la composition du Conseil de la magistrature. De plus, l’état d’urgence et sa pratique du pouvoir lui donnent déjà de facto l’essentiel des attributs politiques de l’ hyper-président qu’il serait en 2019.
Mais ses 51,41% de « oui » interdisent à Recep Tayyip Erdogan d’entrer dans le costume du «Président puissant» capable d’assurer la «stabilité politique» et le «développement économique» pour hisser la Turquie au rang des puissances dominantes, selon ses mots. Cette victoire à l’arrachée du 16 avril, «volée» aux yeux d’un large pan de la société turque comme aussi de l’extérieur du pays, va nourrir le sentiment d’illégitimité à son égard. Elle le fragilise. Il lui faut donc mobiliser l’opinion en sa faveur, en dramatisant la situation. Ce qui va, selon toute probabilité, accentuer sa dérive autoritaire et répressive.
Sa méthode, amplifiée depuis 2015: initier des querelles, créer des enjeux, faire monter les tensions. Entretenir aussi le large consensus anti-autonomiste kurde et procéder à des frappes –déjà au moins 20 morts, fin avril– contre les bases militaires du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de son allié syrien, le Parti de l’Union démocratique (PYD), en Irak et en Syrie. Autre tactique: affirmer la souveraineté de la Turquie contre l’Occident dominateur et islamophobe. Ce qui peut l’amener à dénoncer l’accord migratoire de mars 2016 ou lancer un référendum sur la peine de mort ou la sortie du processus d’adhésion à l’Union européenne (UE).
Mainmise de l’État
Dans cette perspective, le bras de fer et la rhétorique anti-européenne, dont les Hollandais et les Allemands ont été l’objet après qu’ils ont refusé à deux ministres turcs de faire campagne sur leur sol, constituent un petit avant-goût d’opérations à venir.
Parallèlement, le pouvoir islamo-nationaliste va poursuivre sa reprise en main de l’appareil d’État en évinçant de l’armée, de la police, de la justice et de l’éducation nationale les fonctionnaires présumés proches des réseaux de l’imam Fetullah Gülen, voire plus largement ceux opposés à l’AKP afin de les remplacer par des loyalistes. Ce qu’il a re-commencé à faire dix jours à peine après le référendum en procédant à plus de 1.000 arrestations et à quelques 9.000 suspensions de policiers. Le tout dans un contexte de relance de la répression et de contrôle des médias (Wikipedia bloqué, émissions de télé de rencontres amoureuses interdites).
Enfin, pour regagner une partie de l’opinion dans les urnes, il va lui falloir laminer le nombre des partis d’opposition capable de franchir le seuil nécessaire pour être représentés au Parlement. En clair, obtenir que le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, turco-kurde autonomiste, 59 députés dont une dizaine sont en prison) ainsi peut-être que le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite, 40 députés) remportent moins de 10% des suffrages. Ce qui permettra au Parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-nationaliste, au pouvoir depuis 2002) de récupérer leurs sièges. Pour ce faire: limiter encore la liberté de la presse d’opposition grand public, affaiblir l’encadrement politique du HDP et peut-être favoriser l’éclatement du MHP. Des jours sombres, en vue.
Erdogan, intouchable
Encouragée par le bon score qu’elle a fait lors du référendum, et ce malgré les conditions de la campagne électorale et du scrutin, l’opposition pâtit d’un gros handicap: elle est très fracturée. La scène politique et sociale turque n’est pas réduite à deux camps, l’un islamiste et l’autre laïque, qui se feraient face. Sans parler du Parti de la félicité (Saadet, petit parti islamiste qui a appelé à voter «non»), l’opposition à Erdogan et à son régime hyper-présidentiel est tout autant menée par des laïcs kémalistes (Parti républicain du peuple, CHP, nationalistes, centre gauche) que par les militants turcs ou kurdes de gauche et autonomistes (HDP) avec qui ils n’ont pas grand-chose à voir, qui à leur tour sont farouchement opposés aux ultranationalistes turcs d’extrême droite (une partie du MHP) sans parler des opposants au sein même du parti présidentiel (AKP).
Le risque est donc que l’opposition aborde les législatives de façon très divisée. Or, la nouvelle Constitution a verrouillé les choses: pour vraiment contrer le Président, c’est-à-dire pour déférer le président à la Cour suprême pour jugement, et obtenir sa destitution, le Parlement doit disposer de 2/3 des sièges à l’assemblée, ce qui semble impossible dans l’état actuel des forces en présence. Autrement dit, Erdogan sera quasiment intouchable. N’était-ce pas son objectif premier d’ailleurs?
Vers un nouveau Gezi?
On ne peut exclure totalement un nouveau mouvement de rue, tel celui dit de «Gezi» (du nom du parc à Istanbul d’où était née la mobilisation) en juin 2013 qui avait vu manifester plusieurs millions de jeunes (et moins jeunes) Turcs à travers tout le pays. Mais il est probable que la répression serait alors plus violente et sanglante qu’il y a quatre ans, du fait de l’état d’urgence, de l’existence de milices armées et de la fragilité du pouvoir qui ne peut que se raidir.
Et puis, «les conservateurs et les supporteurs de l’AKP qui ont voté “non” ne descendront pas dans les rues avec les socialistes, les démocrates et les jeunes opposants du système, analyse Sema Kaygusuz dont le roman L’Éclat de rire du barbare sort tout juste en France. Je n’approuve pas les manifestations de rue dans un climat où la violence d’État est considérée légitime. Car la vie humaine est la valeur la plus importante pour moi. Nous avons besoin d’un mouvement plus rationnel, plus organisé qui garde l’esprit du mouvement de Gezi.»
Sans doute est-ce là le vrai défi qui s’ouvre pour une partie de l’opposition démocrate en contrepoint de cette «Nouvelle Turquie» qu’invoquent les islamo-nationalistes. Ces derniers tablant sur la montée en puissance d’une jeunesse pieuse et nationaliste, conservatrice mais économiquement ultra-libérale, comme en miroir inversé de celle qui a défilé à Gezi.