Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il envahi l’Ukraine ?

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TOPSHOT - Russian President Vladimir Putin chairs a meeting with members of the Russian government via teleconference in Moscow on March 10, 2022. - Russia announced an export ban on more than 200 types of foreign-made products and equipment until the end of the year, part of Moscow's response to sanctions imposed over the Ukraine conflict on March 10. (Photo by Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP) (Photo by MIKHAIL KLIMENTYEV/SPUTNIK/AFP via Getty Images)

Par Soeren Kern – Gatestone

Ceux qui croient que le président Vladimir Poutine a entrepris de refaire de la Russie une grande puissance affirment qu’après l’Ukraine, il voudra le contrôle d’autres anciennes républiques soviétiques, comme les pays Baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et éventuellement la Bulgarie, la Roumanie et peut être même la Pologne. (Photo de Mihail Klimentyev/Spoutnik/AFP via Getty Images)

Trois semaines se sont écoulées depuis l’invasion de l’Ukraine, et nul n’a réellement compris quelle était l’intention du président russe Vladimir Poutine, ni quels étaient ses buts. Analystes, commentateurs et responsables gouvernementaux occidentaux ont avancé au bas mot une douzaine de théories pour expliquer les actions, les motivations et les objectifs de Poutine.

Un petit groupe d’experts affirme que Poutine entend reconstruire l’Empire russe. D’autres pensent qu’il est obsédé par le retour de l’Ukraine dans la sphère d’influence de la Russie. Certains croient que Poutine veut placer sous sa coupe les vastes ressources énergétiques offshore de l’Ukraine. Et il en est qui voient Poutine comme un simple autocrate vieillissant acharné à se maintenir au pouvoir.

Y-a-t-il une stratégie poutinienne de long terme pour rétablir la primauté de la Russie en Europe ? Poutine n’est-il qu’un réactionnaire menant des actions de court terme pour préserver ce qui reste de la position déclinante de la Russie sur la scène mondiale ?

On trouvera ci-dessous une compilation de huit théories différentes mais complémentaires sur les raisons qui ont pu amener Poutine a envahir l’Ukraine.

  1. Rebâtir l’Empire

C’est l’explication la plus courante : Poutine ne se serait jamais remis de la disparition de l’Empire soviétique. Le président russe aurait envahi l’Ukraine pour sortir la Russie de son statut de puissance régionale et la rétablir comme une grande puissance à influence planétaire.

Pour les tenants de cette théorie, Poutine entend reprendre le contrôle des 14 États post-soviétiques – souvent appelés « l’étranger proche » de la Russie – devenus indépendants à la chute de l’Union soviétique en 1991. Cette reconquête ne serait qu’une partie d’un plan plus vaste de restauration de l’Empire russe qui était plus vaste encore que l’Empire soviétique.

Pour les théoriciens de l’Empire Russe, l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée en 2014, ainsi que l’intervention militaire en Syrie en 2015, ont été autant de jalons d’une stratégie de repositionnement géopolitique de la Russie mais aussi d’actes destinés à éroder l’ordre international fondé sur des règles et piloté par les Etats Unis.

Ceux qui croient que Poutine tente de redonner à la Russie son statut de grande puissance disent aussi qu’après l’Ukraine, viendra le tour des anciennes républiques soviétiques, notamment les Pays Baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et éventuellement la Bulgarie, la Roumanie sans oublier la Pologne.

L’objectif ultime de Poutine, disent-ils, est de chasser les États-Unis d’Europe, d’établir une sphère d’influence exclusive sur le continent et de faire de la Russie la clé de voûte de la sécurité en Europe.

La littérature russe vole au secours de ce point de vue. En 1997, par exemple, Alexandre Douguine stratège russe ami de Poutine, a publié un livre très influent – « Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie » – qui soutient qu’à long terme, la Russie devait viser non pas la reconstitution d’un Empire russe, mais la mise en place d’un Empire eurasien.

Le livre de Douguine – une lecture obligée au sein des académies militaires russes -, affirme que le retour de la Russie à la grandeur passe par un démembrement de la Géorgie, l’annexion de la Finlande et la disparition de l’Ukraine : « L’Ukraine, en tant qu’État indépendant avec certaines ambitions territoriales, représente un danger énorme pour toute l’Eurasie ». Douguine, parfois décrit comme « le Raspoutine de Poutine », a ajouté:

« L’Empire eurasien sera construit sur le principe fondamental de l’ennemi commun : le rejet de l’atlantisme, le refus du contrôle stratégique des États-Unis et la marginalisation des valeurs libérales qui cherchent à nous dominer. »

En avril 2005, dans son discours annuel sur l’état de la nation, Poutine a fait référence à ce courant d’idées en expliquant que l’effondrement de l’empire soviétique a été « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Depuis lors, Poutine a critiqué à plusieurs reprises l’ordre mondial piloté par les États-Unis, au sein duquel la Russie occupe une place de second rang.

En février 2007, à l’occasion d’un discours prononcé à la Conférence de Munich sur la Politique de sécurité, Poutine a attaqué l’idée d’un ordre mondial « unipolaire » au sein duquel les États-Unis, seule superpuissance, seraient en position de propager leurs valeurs démocratiques libérales à d’autres parties du monde, y compris la Russie.

En octobre 2014, au Valdai Discussion Club, un think tank russe de haut niveau proche du Kremlin, Poutine a critiqué l’ordre international libéral de l’après-Seconde Guerre mondiale dont les principes et les normes – respect de l’État de droit, respect des droits de l’homme, promotion de la démocratie libérale, préservation du caractère sacré de la souveraineté territoriale et des frontières existantes – régissent la conduite des relations internationales depuis près de 80 ans. Poutine a appelé à la création d’un nouvel ordre mondial multipolaire plus favorable aux intérêts d’une Russie autocratique.

Dans « Le Grand Echiquier », un livre publié en 1997, le regretté Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter), a écrit que l’Ukraine est essentielle aux ambitions impériales russes :

« Sans l’Ukraine, la Russie ne peut être qualifiée d’empire eurasien… En revanche, si Moscou reprend le contrôle de l’Ukraine, avec ses 52 millions d’habitants, ses importantes ressources naturelles et son accès à la mer Noire, alors la Russie se retrouve automatiquement en position de construire un État impérial puissant, couvrant l’Europe et l’Asie. »

L’historien allemand Jan Behrends a tweeté :

« Ne vous y trompez pas : pour #Poutine, la question n’est pas l’UE ou l’OTAN, sa mission est de restaurer l’empire russe. Ni plus, ni moins. L’#Ukraine n’est qu’une étape, l’OTAN n’est qu’un prurit. Le but ultime est l’hégémonie russe en Europe. »

L’expert ukrainien Peter Dickinson, dans une note au think tank Atlantic Council, a remarqué :

« L’extrême animosité de Poutine envers l’Ukraine est structurée par ses instincts impérialistes. Il est fréquent d’entendre dire que Poutine souhaite recréer l’Union soviétique, mais ce n’est pas du tout le cas. En réalité, l’homme est un impérialiste russe : il rêve d’un retour de l’empire tsariste et accuse les premières autorités soviétiques d’avoir cédé des terres ancestrales russes à l’Ukraine et à d’autres républiques soviétiques. »

Le savant bulgare Ivan Krastev en a aussi convenu :

« L’Amérique et l’Europe ne se disputent pas sur ce que veut M. Poutine. Quelles que soient les spéculations sur les motifs, une chose est sure : le Kremlin veut une rupture symbolique avec les années 1990 et souhaite enterrer l’ordre de l’après-guerre froide. La mise en place d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe doit reconnaître une sphère d’influence russe au sein de l’espace post-soviétique et rejeter l’universalité des valeurs occidentales. Ce n’est pas la restauration de l’Union soviétique qui intéresse M. Poutine, c’est le retour de la Russie historique. »

Andrew Michta, expert des questions de sécurité transatlantique a ajouté que l’invasion de l’Ukraine par Poutine était :

« L’aboutissement de près de deux décennies de politique pour reconstruire l’empire russe, le positionner dans la politique européenne et en faire l’un des acteurs clés habilité à façonner l’avenir du continent. »

Dans 19fortyfive.com, un blog dédié aux questions de sécurité, Michta écrit :

« Du point de vue de Moscou, la guerre en Ukraine est la bataille finale de la guerre froide, l’occasion pour la Russie de reprendre sa place de grand empire au sein de l’échiquier européen avec les moyens de façonner le destin du continent. L’Occident doit comprendre et accepter qu’un authentique règlement de l’après-guerre froide n’aura lieu qu’une fois la Russie vaincue sans équivoque en Ukraine. »

  1. Zone tampon

De nombreux analystes expliquent l’invasion de l’Ukraine par la géopolitique, ce qui revient à expliquer le comportement des États par la géographie.

La majeure partie de la Russie occidentale se trouve sur la Plaine Russe, une vaste zone sans montagnes d’une superficie de 4 millions de kilomètres carrés. Également appelée la Plaine d’Europe de l’Est, ce vaste territoire pose à la Russie un problème de sécurité aigu : une armée ennemie en provenance d’Europe centrale ou orientale pourrait fondre sur le cœur de la Russie sans buter sur un quelconque obstacle. En raison de sa géographie, la Russie est particulièrement difficile à défendre.

Robert Kaplan, analyste géopolitique chevronné estime que la géographie est le point de départ obligé de toute analyse concernant la Russie :

« La Russie demeure illibérale et autocratique parce que, contrairement à la Grande-Bretagne et à l’Amérique, elle n’est pas une nation insulaire. Ce pays est un vaste continent avec peu de caractéristiques géographiques pour le protéger contre une éventuelle invasion. L’agression de Poutine découle en fin de compte de cette insécurité géographique fondamentale. »

Les dirigeants russes ont de tous temps tenté de créer une profondeur stratégique en ajoutant des zones tampons – autrement dit en repoussant leurs frontières de manière à augmenter la distance et aussi le temps qu’il faudrait aux envahisseurs pour atteindre Moscou.

L’Empire russe utilisait les Pays Baltes, la Finlande et la Pologne, comme États tampons. L’Union soviétique a créé le Pacte de Varsovie – Albanie, Bulgarie, Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est, Hongrie, Pologne et Roumanie – comme un vaste tampon contre des envahisseurs potentiels.

La plupart des Etats membres du Pacte de Varsovie ont désormais fait allégeance à l’OTAN. La Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine, stratégiquement situées entre la Russie et l’Occident, représentent les seuls pays d’Europe de l’Est ayant une fonction tampon. Certains analystes expliquent que la construction d’un tampon est au cœur de la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine.

Mark Galeotti, un éminent spécialiste britannique de la géopolitique russe, affirme que la zone tampon est intrinsèquement liée à toute analyse de la puissance russe :

« Poutine a construit une grande partie de son identité politique autour de l’idée de redonner à la Russie un statut de grande puissance et de l’imposer comme tel. Sa conception de la grande puissance est celle d’un géopoliticien du XIXe siècle. Elle ne passe pas par le rayonnement économique, ou l’innovation technologique, ni même le soft power. Non, la grande puissance d’antan dispose d’une sphère d’influence, c’est à dire de pays dont la souveraineté est subordonnée à la sienne. »

D’aucuns pensent que le concept d’Etat tampon est obsolète. L’expert en sécurité internationale Benjamin Denison fait ainsi valoir que la revendication russe d’une zone-tampon n’a rien de légitime :

« Une fois que les armes nucléaires ont été inventées … les États tampons perdent leur importance géographique ; la dissuasion sert à garantir l’intégrité territoriale des grandes puissances dotées de capacités nucléaires … La révolution nucléaire a rendu caducs les États tampons et modifié en profondeur les préoccupations liées à la géographie. Une fois débarrassé du risque d’invasions rapides, les États tampons perdent leur utilité quelle que soit la géographie du territoire….

« Lier étroitement les intérêts nationaux à la géographie et invoquer la géographie pour invoquer la reproduction de conduites historiques passées ne fait que favoriser une réflexion inexacte et sert à justifier les conquêtes de territoires par les Russes. »

  1. Indépendance ukrainienne

L’obsession de Poutine d’éradiquer toute souveraineté ukrainienne est étroitement liée aux théories sur la construction d’un empire et la géopolitique. Poutine soutient que l’Ukraine est partie intégrante de la Russie depuis des siècles et que son indépendance en août 1991 a été une erreur historique. L’Ukraine, affirme-t-il, n’a pas droit à l’existence.

Poutine a minimisé ou nié à plusieurs reprises le droit de l’Ukraine à un État et à la souveraineté :

En 2008, Poutine a dit à William Burns, alors ambassadeur américain en Russie (il est aujourd’hui directeur de la CIA) : « Ne savez-vous pas que l’Ukraine n’est pas un vrai pays ? Une partie appartient à l’Europe de l’Est et une autre est vraiment russe. »

En juillet 2021, Poutine a écrit un essai de 7 000 mots — « On the Historical Unity of Russians and Ukrainians » (« Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ») — dans lequel il exprimait son mépris pour le statut d’État ukrainien, remettait en question la légitimité des frontières de l’Ukraine et affirmait que l’Ukraine d’aujourd’hui occupe « les terres de la Russie historique ». Il concluait : « Je suis convaincu que la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie ».

En février 2022, trois jours seulement avant d’ordonner l’invasion, Poutine a affirmé que l’Ukraine était un faux État créé par Vladimir Lénine, le fondateur de l’Union soviétique :

« L’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie ou, pour être plus précis, par la Russie bolchevique. Ce processus a commencé juste après la révolution de 1917, et Lénine et ses associés ont violemment maltraité la Russie en la séparant et la coupant de ce qui est historiquement une terre russe… L’Ukraine soviétique est le résultat de la politique des bolcheviks et peut à juste titre être appelée l’Ukraine de Vladimir Lénine’. Ce dernier en a été le créateur et l’architecte. »

Dans un essai intitulé « Blame It on Lenin : What Putin Gets Wrong About Ukraine » (« La faute à Lénine, là ou Poutine à tout faux sur l’Ukraine »), l’expert russe Mark Katz affirme que Poutine aurait dû tirer les leçons de la politique de Lénine et qu’une approche plus accommodante envers le nationalisme ukrainien aurait mieux servi les intérêts à long terme de la Russie :

« Poutine ne peut pas échapper au problème auquel Lénine lui-même a été confronté, à savoir qu’il faut trouver le moyen de réconcilier les non-Russes avec l’idée d’être gouvernés par la Russie. Imposer une domination russe sur tout ou partie de l’Ukraine n’est pas de nature à favoriser une telle réconciliation. Si les Ukrainiens étaient contraints de s’incliner face à la Russie sur tout ou partie du territoire de l’Ukraine, cette victoire russe ne ferait qu’exacerber le nationalisme ukrainien et le ferait resurgir à la moindre occasion ».

L’indépendance politique de l’Ukraine a aussi accompagné une vieille querelle d’allégeance religieuse à la Russie. En janvier 2019, dans ce qui a été décrit comme « la plus grande fracture du christianisme depuis des siècles », l’église orthodoxe d’Ukraine s’est séparée (autocéphalie) de l’église russe. Auparavant, depuis 1686, l’Église ukrainienne dépendait du Patriarcat de Moscou. La nouvelle autonomie religieuse ukrainienne a donc affaibli l’Église russe ; celle-ci a perdu environ un cinquième des 150 millions de chrétiens orthodoxes qui étaient auparavant sous son autorité.

Le gouvernement ukrainien a accusé les églises qui, en Ukraine, relevaient du Patriarcat de Moscou, de diffuser de la propagande du Kremlin et de soutenir les séparatistes russes de la région orientale du Donbass. Poutine lui, veut que l’église ukrainienne revienne dans l’orbite de Moscou et a prévenu qu’un « un vrai différend, voire une guerre » surgirait en cas d’atteinte à la propriété des biens de l’église.

A Moscou, le chef de l’Église orthodoxe russe, le patriarche Kirill, a déclaré que Kiev, berceau de la religion orthodoxe, à la même importance historique que Jérusalem :

« L’Ukraine ne se situe pas à la périphérie de notre église. Nous appelons Kiev « la mère de toutes les villes russes ». Pour nous, Kiev a la même importance que Jérusalem pour d’autres. L’Ukraine est le berceau de l’orthodoxie russe, il nous est impossible d’abandonner cette relation historique et spirituelle. Toute l’unité de notre Église repose sur ces liens spirituels. »

Le 6 mars, le patriarche Kirill – un ancien du KGB connu pour être « l’enfant de chœur de Poutine » en raison de sa servilité envers le pouvoir – a publiquement approuvé l’invasion de l’Ukraine. Dans un sermon, il a repris à son compte les affirmations de Poutine selon lesquelles le gouvernement ukrainien commettait un « génocide » contre les Russes en Ukraine : « Depuis huit ans, la suppression, l’extermination de la population est en cours dans le Donbass. Huit ans de souffrance et le monde entier garde le silence. »

L’analyste géopolitique allemand Ulrich Speck a écrit :

« Détruire l’indépendance de l’Ukraine est l’obsession de Poutine… Poutine a souvent dit, et même écrit, que l’Ukraine n’est pas une nation séparée et ne devrait pas exister en tant qu’État souverain. Ce déni fondamental a conduit Poutine à engager une guerre insensée qu’il ne peut pas gagner. Et cela nous amène au problème de faire la paix : soit l’Ukraine a le droit d’exister en tant que nation et État souverain, soit elle ne l’a pas. La souveraineté est indivisible. Poutine la nie, l’Ukraine la défend. Comment aboutir à un compromis sur l’existence de l’Ukraine en tant qu’État souverain ? Impossible. Les deux parties sont condamnées à l’affrontement jusqu’à la victoire.

« Normalement, les guerres entre États surgissent à l’occasion d’un litige. Mais cette fois-ci, la guerre existe parce qu’un État a entrepris de nier l’existence d’un autre. Dans ce cas de figure, les concepts habituels de rétablissement de la paix – trouver un compromis – ne s’appliquent pas. Si l’Ukraine persiste dans son être d’État souverain, Poutine aura perdu. Le gain territorial pour le gain territorial ne l’intéresse pas – c’est plutôt un fardeau pour lui. Seul le contrôle l’intéresse. Tout le reste pour lui sera une défaite. »

L’expert ukrainien Taras Kuzio a ajouté « La véritable cause de la crise actuelle est la volonté de Poutine de ramener l’Ukraine dans l’orbite russe. Au cours des huit dernières années, il a combiné interventions militaires directes, cyberattaques, campagnes de désinformation, pressions économiques et diplomatie coercitive pour essayer de forcer l’Ukraine à renoncer à ses ambitions euro-atlantiques…

« Poutine veut que l’Ukraine capitule et reprenne sa place au sein de la sphère d’influence russe. La poursuite obsessionnelle de cet objectif a déjà plongé le monde dans une nouvelle guerre froide…

« Seul le retour de l’Ukraine dans l’orbite du Kremlin satisfera Poutine ou apaisera ses craintes quant à un nouvel éclatement de l’héritage impérial de la Russie. Il ne s’arrêtera pas tant qu’il ne sera pas arrêté. L’Occident doit riposter de manière beaucoup plus robuste à l’agression impériale russe, tout en accélérant l’intégration euro-atlantique de l’Ukraine. »

  1. OTAN

Cette théorie soutient que les troupes de Poutine ont pour mission d’empêcher l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN. Le président russe a demandé à plusieurs reprises que l’Occident garantisse « immédiatement » le blocage de toute demande ukrainienne d’adhésion à l’OTAN ou à l’Union européenne.

Un fervent partisan de ce point de vue est le théoricien américain des relations internationales John Mearsheimer. Dans un essai controversé intitulé « Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault (« Pourquoi la crise ukrainienne est la faute de l’Occident »), Mearsheimer a soutenu que l’expansion à l’est de l’OTAN obligeait Poutine à réprimer militairement l’Ukraine :

« Les États-Unis et leurs alliés européens partagent l’essentiel de la responsabilité de la crise. La racine du problème est l’élargissement de l’OTAN, soit l’élément central d’une stratégie plus large visant à sortir l’Ukraine de l’orbite de la Russie pour l’intégrer à l’Occident….

« Depuis le milieu des années 1990, les dirigeants russes ont fait savoir qu’ils étaient catégoriquement opposés à l’élargissement de l’OTAN. Ils ont aussi déclaré qu’ils ne resteraient pas les bras croisés si leur voisin le plus stratégique devenait un bastion occidental. »

Dans une récente interview à The New Yorker, Mearsheimer a blâmé les États-Unis et leurs alliés européens pour le conflit actuel : « Je pense que tous les problèmes dans cette affaire ont vraiment commencé en avril 2008, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest. A cette occasion, l’OTAN a publié une déclaration indiquant qu’un processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie était engagé. »

En fait, Poutine est un opposant récent à l’élargissement de l’OTAN. A plusieurs reprises, il est allé jusqu’à dire que l’élargissement à l’est de l’OTAN n’inquiétait pas la Russie.

En mars 2000, par exemple, le regretté présentateur de la BBC, David Frost, a demandé à Poutine s’il considérait l’OTAN comme un partenaire, un rival ou un ennemi potentiel. Poutine a répondu : « La Russie fait partie de la culture européenne. Et je ne peux pas imaginer mon propre pays isolé de l’Europe et de ce que nous appelons souvent le monde civilisé. Il m’est donc difficile de visualiser l’OTAN comme un ennemi. »

En novembre 2001, National Public Radio, une radio de service public aux Etats Unis, a demandé à Poutine s’il était opposé à adhésion des trois États baltes – la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie – à l’OTAN. Il a répondu :  « Nous ne sommes bien sûr pas en mesure de dicter aux gens ce qu’ils doivent faire. Libre à eux d’opérer certains choix s’ils souhaitent accroître la sécurité de leurs nations. »

En mai 2002, interrogé sur l’avenir des relations entre l’OTAN et l’Ukraine, Poutine a déclaré d’un ton neutre que d’une manière ou d’une autre, cela lui était égal :  « Je suis absolument convaincu que l’Ukraine ne résistera pas aux multiples possibilités d’interagir avec l’OTAN et les alliés occidentaux en général. L’Ukraine a ses propres relations avec l’OTAN ; il y a le Conseil Ukraine-OTAN. En fin de compte, la décision doit être prise par l’OTAN et l’Ukraine. C’est l’affaire de ces deux partenaires. »

La position de Poutine sur l’élargissement de l’OTAN a radicalement changé après la Révolution orange de 2004. Moscou ayant tenté de voler l’élection présidentielle ukrainienne, un soulèvement massif en faveur de la démocratie a finalement conduit à la défaite du candidat préféré de Poutine, Viktor Ianoukovitch. Ce dernier est finalement devenu président de l’Ukraine en 2010 mais il a été évincé lors de la révolution Euromaïdan de 2014.

L’ancien secrétaire général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen, dans une interview à Radio Free Europe, a expliqué ainsi l’évolution des opinions de Poutine sur l’OTAN : « M. Poutine a changé au fil des ans. Ma première rencontre avec lui a eu lieu en 2002… et il était très positif concernant la coopération entre la Russie et l’Occident. Puis, petit à petit, il s’est ravisé. Et entre 2005 et 2006, il est devenu franchement négatif envers l’Occident. En 2008, il a attaqué la Géorgie… En 2014, il s’est emparé de la Crimée, et maintenant nous assistons à une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Oui, il a vraiment changé au fil des ans.

« Je crois que les révolutions en Géorgie et en Ukraine en 2004 et 2005 ont contribué à son évolution. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine a grandi au KGB. Sa pensée est structurée par ce passé professionnel. Je pense qu’il souffre de paranoïa. Il s’est persuadé qu’après les Révolutions de Couleur en Géorgie et en Ukraine, le but [de l’Occident] a été d’initier un changement de régime au Kremlin — à Moscou — également. Et c’est pourquoi il s’est retourné contre l’Occident.

« Poutine et la Russie sont entièrement responsables. La Russie n’est pas une victime. Nous avons tendu la main à la Russie à plusieurs reprises au cours de l’histoire …. Tout d’abord, nous avons approuvé l’Acte fondateur OTAN-Russie en 1997 …. La fois suivante, en 2002, nous avons à nouveau tendu la main à la Russie et créé quelque chose de très spécial, à savoir le Conseil OTAN-Russie. Et en 2010, nous avons décidé, lors d’un sommet OTAN-Russie, de développer un partenariat stratégique entre la Russie et l’OTAN. Donc, à maintes reprises, nous avons tendu la main à la Russie. »

« Je pense que nous aurions dû faire plus pour dissuader Poutine. En 2008, il a attaqué la Géorgie, s’est emparé de facto de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Nous aurions dû réagir avec beaucoup plus de détermination à cette époque. »

Ces dernières années, Poutine a affirmé à plusieurs reprises que l’élargissement de l’OTAN à la fin de la guerre froide avait représenté une menace, et que la Russie n’avait pas d’autre choix que de se défendre. Il a également accusé l’Occident d’essayer d’encercler la Russie. En fait, sur les 14 pays qui ont des frontières avec la Russie, seuls cinq sont membres de l’OTAN. Les frontières de ces cinq pays – Estonie, Lettonie, Lituanie, Norvège et Pologne – sont contiguës et ne représentent que 5% des frontières totales de la Russie.

Poutine a affirmé que l’OTAN avait rompu de promesses solennelles faites dans les années 1990 selon lesquelles l’alliance ne s’étendrait pas à l’est. « Vous nous avez promis dans les années 1990 que l’OTAN ne s’élargirait pas d’un pouce vers l’est. Vous nous avez effrontément trompés », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse en décembre 2021. Mikhaïl Gorbatchev, alors président de l’Union soviétique, a rétorqué que jamais de telles promesses n’avaient été formulées.

Poutine a récemment émis trois demandes totalement irréalistes : l’OTAN doit retirer ses forces aux frontières de 1997 ; L’OTAN doit cesser d’accepter l’adhésion d’autres pays, y compris la Finlande, la Suède, la Moldavie ou la Géorgie ; L’OTAN doit fournir des garanties écrites que l’Ukraine ne rejoindra jamais l’alliance.

Dans un article publié par Foreign Affairs et intitulé « What Putin Really Wants in Ukraine » (Ce que Poutine veut vraiment en Ukraine), l’historien russe Dmitri Trenin, affirme que Poutine veut arrêter l’expansion de l’OTAN, et non annexer des territoires : « Les actions de Poutine suggèrent que son véritable objectif n’est pas de conquérir l’Ukraine et de l’intégrer à la Russie, mais de changer la configuration de l’après-guerre froide à l’est de l’Europe. Cette configuration a fait de la Russie une puissance dominante qui n’a pas vraiment son mot à dire sur la sécurité européenne, laquelle demeure centrée sur l’OTAN. S’il parvient à maintenir l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie hors de l’OTAN, et si les missiles américains à portée intermédiaire ne sont pas installés en l’Europe, Poutine pense qu’il aura corrigé une partie des dommages infligés à la sécurité de la Russie à la fin de la guerre froide. Cela pourrait aussi – et ce n’est pas une coïncidence – constituer un bilan utile pour 2024, quand Poutine sera candidat à sa réélection. »

  1. Démocratie

Cette théorie soutient que la florissante démocratie ukrainienne fragilise la gouvernance autocratique de Poutine. Une Ukraine alignée sur l’Occident, souveraine, libre et démocratique risquerait de donner des idées au peuple russe.

Michael McFaul, ancien ambassadeur américain en Russie et Robert Person, professeur à l’Académie militaire des États-Unis, ont écrit que la démocratie en Ukraine terrifiait Poutine : « Au cours des trente dernières années, la question [de l’élargissement de l’OTAN] a varié en intensité non pas en fonction des adhésions à l’OTAN, mais en raison des vagues d’expansion démocratique en Eurasie. Dans un schéma très clair, les plaintes de Moscou contre l’OTAN s’élèvent après chaque percée démocratique …

« Pour Poutine et son régime autocratique, la principale menace est la démocratie, et non l’OTAN. Cette menace ne disparaîtra pas comme par magie après un moratoire sur l’expansion de l’OTAN. Même si l’OTAN cesse de s’élargir, Poutine ne cessera pas de saper la démocratie et la souveraineté en Ukraine, en Géorgie ou dans l’ensemble de la région. Poutine aura en ligne de mire tous les citoyens des pays libres qui entendent exercer leurs droits démocratiques à élire leurs dirigeants et à définir leur ligne de conduite en politique intérieure et extérieure, …

« Les tensions et protestations populaires les plus graves ont eu lieu à l’occasion d’une série de percées démocratiques tout au long des années 2000. C’est ce que l’on a appelé les « Révolutions de Couleur ». Mais pour Poutine, ces coups d’État soutenus par les États-Unis ont porté atteinte aux intérêts nationaux russes. Après chacun d’entre eux – la Serbie en 2000, la Géorgie en 2003, l’Ukraine en 2004, le printemps arabe en 2011, la Russie en 2011-12 et l’Ukraine en 2013-14 – Poutine a manifesté une hostilité croissante envers les États-Unis, invoquant une menace de l’Otan pour justifier cette hostilité ….

« Les Ukrainiens qui se sont soulevés pour défendre leur liberté étaient, selon Poutine, des frères slaves ayant des liens historiques, religieux et culturels étroits avec la Russie. Si de telles choses ont pu se produire à Kiev, pourquoi pas à Moscou ? »

L’expert ukrainien Taras Kuzio explique : « Poutine est hanté par la vague de soulèvements pro-démocratie qui a balayé l’Europe de l’Est à la fin des années 1980, ouvrant la voie à l’effondrement de l’Union soviétique. Il perçoit la démocratie naissante en Ukraine comme un défi direct à son propre régime autoritaire et la proximité historique de l’Ukraine avec la Russie donne à cette menace un caractère particulièrement aigu. »

  1. Énergie

L’Ukraine détient les deuxièmes plus grandes réserves connues de gaz naturel en Europe – plus de mille milliards de mètres cubes – après la Russie. Ces réserves sont concentrées sous la mer Noire, autour de la péninsule de Crimée. De plus, d’importants gisements de gaz de schiste ont été découverts dans l’est de l’Ukraine, autour de Kharkiv et de Donetsk.

En janvier 2013, l’Ukraine a signé un contrat de 10 milliards de dollars sur 50 ans avec Royal Dutch Shell pour explorer et forer le gaz naturel à l’est de l’Ukraine. La même année, Kiev a signé un accord de partage de la production de gaz de schiste de 10 milliards de dollars sur 50 ans avec la compagnie pétrolière américaine Chevron. Shell et Chevron se sont retirés de ces accords après l’annexion de la Crimée par la Russie.

Selon certains analystes, Poutine a annexé la Crimée pour empêcher l’Ukraine de devenir un pôle pétrolier et gazier qui rivalise avec la suprématie énergétique de la Russie. Ces experts affirment que la Russie craint qu’en raison de sa position de deuxième État pétrolier en Europe, l’Ukraine n’accélère son adhésion à l’UE et à l’OTAN.

Simultanément, en envahissant l’Ukraine, Moscou forcerait Kiev à abandonner la Crimée et à reconnaître l’indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk. Moscou serait alors en position de contrôler légalement les ressources naturelles de ces régions.

  1. Eau

Le 24 février, au premier jour de l’invasion russe de l’Ukraine, les troupes russes ont déloqué le débit d’eau d’un canal stratégique qui relie le Dniepr à la Crimée sous contrôle russe. Peu après l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie en 2014, l’Ukraine avait bloqué le canal de Crimée du Nord construit à l’ère soviétique. Ce canal apporte à la Crimée 85 % de ses besoins en eau. Les pénuries d’eau ont entraîné une réduction massive de la production agricole en Crimée et ont forcé la Russie à dépenser des milliards de roubles chaque année pour fournir de l’eau à la population de Crimée.

La crise de l’eau a été une source majeure de tension entre l’Ukraine et la Russie. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a clairement indiqué que les robinets demeureraient fermés tant que la Russie n’aurait pas restitué à l’Ukraine la péninsule de Crimée. L’experte en sécurité Polina Vynogradova estime que la reprise de l’approvisionnement en eau aurait constitué une reconnaissance de facto de l’autorité russe sur la Crimée et aurait sapé la revendication de l’Ukraine sur la péninsule. Elle aurait également privé l’Ukraine d’un argument de poids dans les négociations sur le Donbass.

Même si les troupes russes finissent par se retirer d’Ukraine, la Russie maintiendra probablement un contrôle permanent sur l’ensemble du canal de Crimée du Nord, long de 400 kilomètres, pour s’assurer qu’il n’y a plus de perturbations dans l’approvisionnement en eau de la Crimée.

  1. Survie du régime

Cette théorie soutient que Poutine, 69 ans, au pouvoir depuis 2000, a besoin d’un conflit militaire permanent pour assoir sa popularité auprès du public russe. Certains analystes pensent qu’après des soulèvements publics en Biélorussie et au Kazakhstan, Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine par crainte de voir le pouvoir lui échapper.

Dans une interview accordée à Politico, Bill Browder, l’homme d’affaires américain à la tête de la Global Magnitsky Justice Campaign, a déclaré que Poutine ressentait le besoin de paraître fort à tout moment : « Je ne pense pas que cette guerre concerne l’OTAN ; je ne crois pas que cette guerre concerne le peuple ukrainien, ni l’UE ni même l’Ukraine ; cette guerre consiste à déclencher une guerre afin de rester au pouvoir. Poutine est un dictateur, et c’est un dictateur qui a l’intention de rester au pouvoir jusqu’à la fin de sa vie naturelle. Il a compris que son avenir n’avait rien d’assuré à moins qu’il n’agisse de manière dramatique. Poutine pense à court terme… ‘comment rester au pouvoir cette semaine, puis la semaine suivante, et puis la semaine prochaine encore ? »

Anders Åslund, grand spécialiste de la politique économique de la Russie et de l’Ukraine, a convenu : « Comment comprendre la guerre de Poutine en Ukraine. Il ne s’agit pas de l’OTAN, de l’UE, de l’URSS ou même de l’Ukraine. Poutine a besoin d’une guerre pour justifier son pouvoir et l’accroissement de la répression intérieure … Il s’agit vraiment de Poutine, pas de néo-impérialisme, de nationalisme russe ou même du KGB. »

L’experte russe Anna Borshchevskaya pense que l’invasion de l’Ukraine pourrait être le début de la fin pour Poutine : « Bien qu’il ne soit pas élu démocratiquement, il s’inquiète de l’opinion publique et il voit dans chacune de ses manifestations une menace pour son pouvoir personnel … Poutine s’est peut-être imaginé que l’invasion de l’Ukraine allait étendre le territoire russe et l’aiderait à restaurer la grandeur de l’ancien empire russe, mais le résultat pourrait être exactement inverse. »

Soeren Kern est Senior Fellow au Gatestone Institute de New York.

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