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– Le FigaroFIGAROVOX/TRIBUNE – Des militants d’extrême-gauche «intersectionnalistes» accompagnés d’«antifas» ont tenté de faire empêcher une conférence Alain Finkielkraut à Sciences Po. Le philosophe Damien Le Guay regrette une dégradation du débat intellectuel en France aujourd’hui.
Philosophe, éthicien, membre émérite du Conseil scientifique de la Société française d’accompagnement et de soins Palliatif (La SFAP), Damien Le Guay enseigne au sein des espaces éthiques régionaux d’Ile-de-France et de Picardie. Il est l’auteur de plusieurs essais sur la mort, dont, notamment Le fin mot de la vie (Le Cerf, 2014).
Depuis des années, il est injurié. Certes il s’exprime dans les médias. Il dit ce qu’il pense. Il a voix au chapitre – et c’est normal. Mais, pour beaucoup, il est le mal absolu. S’agit-il de dire ses désaccords avec lui? Non. Il faut l’empêcher de parler. S’agit-il de promouvoir un débat démocratique? Non. Peut-on discuter et faire prévaloir le débat? Non. Souvent, dans bien des enceintes, il faut l’empêcher de parler. Le faire taire. Lui interdire de prendre la parole. Il faut surtout qu’il «ferme sa gueule» – sa gueule de blanc, de Juif (pardon de «sioniste»), de conservateur, d’intellectuel soucieux de dénoncer l’islamo-gauchisme, le nouvel antisémitisme des quartiers, les dérives des indigénistes, des sans-frontiéristes… Depuis des années, pour de trop nombreuses personnes, il n’est plus un adversaire, mais un ennemi. Il faut avoir pour lui, non du respect, ou de l’indifférence, mais du mépris haineux.
Dernièrement, à Sciences Po, des jeunes étudiants, enfiévrés de fureurs hostiles, montés sur leurs ergots d’un antiracisme dévoyé, le traitaient de «fasciste» et de «pauvre merde». En février de cette année, un gilet jaune «radicalisé» (comme on dit pour ne pas dire «salafiste»), en plein jour, à Paris, lui déverse sa haine: «Sioniste de merde, barre-toi» «tu vas mourir», «Sale merde, grosse merde», «T’es un haineux et tu vas mourir». «Retourne à Tel-Aviv». Les soutiens mélenchonistes, comme Thomas Guénolé, dirent, à la suite de cet incident, qu’il ne fallait pas le «plaindre» lui qui «répand la haine en France depuis des années». Haine «contre les jeunes de banlieue. Contre les musulmans. Contre l’Éducation nationale.» Après tout, dit-il, il n’a que ce qu’il mérite! Jean-Pierre Mignard, avocat de gauche et ami de François Hollande, ajouta aussitôt «il adore provoquer. Il jubile» lui qui serait un «apologue du conflit». Yassine Belattar, ajoute: «il a tellement fait de mal». À chaque fois le raisonnement est le même: qui sème le vent de la haine, récolte une tempête de haine! La haine est donc justifiée. Elle est normale. Toujours en février, Alain Badiou (qui, soit dit en passant est toujours et encore maoïste – sans que cela pose problème au clergé médiatique), le traitait de «raciste», de «parasite haineux», de «suprématiste blanc». Il y a quelques mois, il avait été expulsé, avec une grande hostilité, en dehors de la Place de la République, à Paris, tenue par les troupes, maigrelettes mais puissamment relayés par les médias, de «Nuit Debout». Frédéric Lordon expliquant ce refoulement en disant que l’intrus était «le porte-parole le plus notable de la violence raciste identitaire». Patrick Boucheron, en 2016, dans un débat organisé par le journal Le Monde, refuse de le considérer comme un intellectuel, le prend de haut, se moque ouvertement de lui, lui fait la leçon de l’universitaire qui travaille par opposition à l’histrion qui s’agite dans les médias. Quant à Geoffroy de la Gasnerie, autre coqueluche des médias du Service Public, il disqualifie tous les intellectuels qui ne sont pas de gauche. À ses yeux, Finkielkraut n’est pas un intellectuel mais il fait «du bruit» produit «des injures».
Il faut que tout cela cesse. Ce climat de guerre civile est insupportable. Cette hostilité fièrement revendiquée contre un homme est intolérable. Ce discours de la gauche intellectuelle qui justifie la haine – par un effet de boomerang – est dangereux. Cela ne peut plus durer. Ceux qui veulent en rire, devraient en pleurer. Ceux qui trouvent tout cela folklorique, devraient s’en inquiéter. Ceux qui devraient veiller sur le débat des idées, devraient s’en alerter. Il ne s’agit pas de défendre seulement un homme, mais avant tout des principes. S’en prendre avec mépris à cet homme, quand on est au Collège de France, ou avec haine, quand on est membre de l’intelligentsia, sont autant de manières de porter atteinte à notre «discussion commune» – qui est au cœur de nos croyances démocratiques qui valorisent la pluralité avantageuse, la concertation comme un supplément de lucidité politique. Quand les mots échangés, les discours contradictoires, les disputes ne peuvent plus exister entre nous, pour se convaincre les uns les autres, alors, la barbarie n’est pas loin. Est barbare, au sens propre du terme, celui qui ne parle pas, n’arrive pas à en passer par les phrases pour s’exprimer, pousse des cris. Quand des gamins de Sciences Po vocifèrent, poussent des borborygmes haineux sans l’intervention du directeur de l’École (qui aurait du leur dire que cette maison, qui fut la mienne, est ouverte et non sectaire et qu’il est de son honneur de respecter ses invités), quand des professeurs au Collège de France se moquent ouvertement d’un intellectuel et le méprisent sans vergogne, quand les médias publics ouvrent leurs micros à des gens qui refusent par principe le débat avec des «gens de droite», quand un maoïste (qui cite ouvertement, dans ses articles, les pensées de Mao – qui fut le plus grand criminel du XXe siècle) injurie à tort et à travers un autre intellectuel, quand la Place de la République, à Paris, devient un espace inhospitalier pour être monopolisé par un gauchisme radical et impuissant, alors, de toute évidence, notre capacité démocratique au débat est malade pour ne pas dire gangrenée. Les cancers démocratiques débutent sur l’Agora et finissent dans les caniveaux. Notre croyance commune aux disputes symphoniques, à l’échange argumentatif, au partage des idées est-elle moribonde?
Alors je le dis avec solennité: inquiétons-nous tous de l’actuelle mauvaise qualité des débats en France, de l’arrogance vipérine de certains, de la suffisance détestable d’autres, de la dictature des minorités, des interdictions à l’égard de pièce de théâtre ou de l’intervention publique d’un invité. L’antiracisme est le plus beau des combats. Il devrait tous nous unir. Mais, aujourd’hui, son dévoiement en haine tous azimuts, cette manière de voir des «fascistes» partout, cette façon de multiplier les phobies comme arme de destruction massive des débats (l’islamophobie, l’homophobie, la lgbt-phobie, la négrophobie…) fait perdre tous sens de la mesure et toute capacité à qualifier les dangers réels. Si Alain Finkielkraut est «fasciste» (lui qui rejette l’extrême droite, est d’origine juive et fils de déporté), alors plus personne ne l’est ou tout le monde l’est – ou du moins, et ils sont nombreux, ceux qui osent faire un pas de côté en dehors du main-Stream idéologique actuel. Si un fervent soutien du maoïsme (qui, de plus quand il est question de réguler les frontières s’en prend au «concept néo-nazi d’Etat ethnique») est un «gentil philosophe», quand, dans le même temps, Alain Finkielkraut est un «fasciste» pour vouloir défendre la «civilisation française» contre ceux qui aspirent à la dissoudre dans le maelström mondial du multiculturalisme, alors nous sommes en danger de complète confusion intellectuelle. Nous avons perdu la capacité de nous entendre sur le juste sens des mots et des réalités. Tout cela renforce la pathologie de l’époque: un nouveau nominalisme intellectuel. Certains s’accaparent le sens des mots à leur seul petit profit belliqueux. Ils leur font dire le tout et le contraire de tout. Ils voient des phobies partout et finissent, manu militari, par rejeter hors du cercle des gens raisonnables ceux qui ne pensent pas comme eux.
Ce qui arrive à Alain Finkielkraut est inquiétant. N’en sommes-nous qu’au début? On peut le craindre. Ce climat haineux risque d’augmenter avec le développement, de plus en plus puissant en France, des enseignements universitaires séparatistes – les études de genre, la place faite aux indigénistes, la complaisance vis-à-vis des islamo-gauchistes et toute la floraison des «intersectionalistes» (dont ceux de Sciences Po), sans parler du retour des «races» au nom même d’un antiracisme radical et de la détestation de «l’homme blanc» et de la «blanchitude». Si la haine contre Alain Finkielkraut est un symptôme désolant, il est nécessaire de désenfiévrer les étudiants, la plupart des intellectuels et des médias. Alors, de grâce, que tous ceux, qui sont là pour organiser, animer et faire respecter les débats se ressaisissent avant qu’il ne soit trop tard.
Peut-on encore accepter la multiplication des oukases, des procès d’opinion devant les Tribunaux, des exclusions, des mises en quarantaine pour délit de pensée, des appels aux boycotts? Qu’attendent tous nos responsables politiques? Faut-il qu’Alain Finkielkraut, désigné comme l’homme à faire taire (et qui parle toujours), l’homme à haïr (et qui ose encore se montrer), celui qui est qualifié de «fasciste», de «suprématiste blanc», de «haineux», faut-il qu’il soit, un jour, physiquement agressé et devienne l’homme à abattre? Le faut-il?
Qu’on le veuille ou non, Alain Finkielkraut compte dans le débat. Il a des lecteurs en nombre, des auditeurs en quantité, un public qui lui trouve du courage et n’aime pas le voir vilipendé sans ménagement. Il est conservateur? Et alors, peut-on encore l’être en France! Il croit que la France à une âme? Et alors, la République en France s’est consolidée, sous la Troisième République, avec cette certitude-là! Il défend les frontières? Et alors, il n’y a pas de pays sans choix d’ouverture ou de fermeture! Il met en garde contre le choc des cultures avec une émigration sans contrôle? Et alors, l’immense majorité des Français pense cela. Il met en garde contre les dérives du communautarisme islamiste? Et alors, l’immense majorité des Français les redoute aussi. Il défend la Culture, l’héritage venu d’avant nous, l’Éducation Nationale à l’ancienne, «le droit à la continuité historique» (selon la formule d Ortega y Gasset), la galanterie à la française, l’attachement à la France par la langue, la littérature et le cœur. Et alors, et alors, et alors! Où est le fascisme! Sur tous ces sujets l’opinion majoritaire des Français est acquise à ce que défend Alain Finkielkraut!
Il ne s’agit pas, ici, d’opposer «le pays réel» et «le pays légal» mais de considérer, contre les faiseurs médiatiques d’opinion, que les résistances d’Alain Finkielkraut reflètent, sur beaucoup de sujets, celles de la majorité des Français – majorité qui, pour ne pas se reconnaître dans les médias, n’a plus confiance en eux.
Allons plus loin. Considérons que si la gauche voulait redevenir un jour une «gauche de gouvernement» et retrouver une crédibilité populaire, elle devrait se mettre à l’écoute d’Alain Finkielkraut et le considérer comme un interlocuteur de qualité. Pourquoi? Il est le baromètre des craintes de nos concitoyens. On peut vouloir, à tort, casser le baromètre. Il n’empêche, la fièvre de «l’insécurité culturelle» est là! On peut agonir le porteur de mauvaises nouvelles. Ne pas l’écouter est une faute politique! Alors, si la gauche de plus en plus soumise à ses tropismes sectaires, ses lubies sociétales, sa folie déconstructiviste, son envie de fluidifier les cultures, d’augmenter «la vacuité substantielle» et «l’altérité radicale» (selon les termes d’Ulrich Beck), son souhait de casser les frontières et de vomir ceux qui refusent le progressisme comminatoire, voulait se réconcilier avec les
Français, elle aurait intérêt, tout intérêt, à écouter le chef de fil des mécontemporains, le plus intelligent des ronchonneurs de France, notre Finky national toujours en alerte contre la dégradation du monde commun.
En somme, si la gauche est travaillée de l’intérieur par ses radicalités idéologiques: la fragmentation identitaire, la promotion des minorités, son souci messianique du migrant (comme une humanité nouvelle) au détriment des nationaux (comme un ensemble de ploucs). Elle aime se retrouver en diabolisant ses adversaires. Une fois de plus, elle espère se donner le beau rôle: l’antifascisme. Mais si, dans un sursaut lucide, à l’école de Jacques Julliard, elle entendait les inquiétudes portées par Alain Finkielkraut, elle pourrait éviter le pire. Quel pire? La montée inéluctable des populismes et de tous les extrémismes – qui poussent partout et gagnent souvent dans bien des pays d’Europe. La politique, loin des utopies inhumaines, trop belles pour être vraies, revient à choisir le moindre mal. Entre Finkielkraut et Le Pen il faut choisir.
Entre écouter ce que dit le premier sur les identités en souffrance et la France malheureuse, et se complaire dans un autisme flagrant vis-à-vis du besoin de sécurité culturelle de nos concitoyens, il faut choisir. Cet autisme culturel «fait le jeu» de l’extrême droite, favorise le rejet du politique, entretient le secret désir de voter Le Pen. Que la gauche fasse le bon choix ou ne pleure pas, trop tard, quand le pire sera là! Il faut choisir.