L’esprit des lieux.
On porte en soi des lieux. Ou du moins un peu de l’esprit qui en émane. Qu’est-ce que l’esprit d’un lieu ? La somme de son influence historique et de son rayonnement poétique, de sa signification et de son paysage, mêlée de nos souvenirs, de nos rencontres et de nos dilections.
Et cette alchimie parfaitement confuse et souvent inconsciente (j’ai parlé dans ces colonnes des « rivières souterraines » qui me liaient à l’Arménie) finit par composer dans le cœur de l’être une géographie intérieure glissée silencieusement en dessous du plan de la géographie réelle dont il procède. En d’autres termes, de même que l’on se sent nostalgique des temps que l’on n’a pas connu, on peut se sentir le fils des terres d’où l’on ne vient pas. On est de quelque part et l’on se sent d’ailleurs.
L’Israël de mon cœur date de bien avant 1947. C’est la dette de ce que je dois aux artistes, la somme de ce qu’ils m’ont apporté, l’étoile qui scintille en moi à six branches.
Tout européen porte en lui une petite parcelle du kibboutz universel irrigué par le génie juif.
C’est le plafond de Chagall à l’Opéra (notre illustration), où le regard se perd dans un tourbillon d’or bleu quand une soprano très large n’en finit pas de souffrir ; c’est la phrase de Proust où le charroi des subordonnées emporte l’attention pour la noyer dans son bain hypnotique; la tristesse des paroles des « Romances » sans espoir de Mendelssohn; l’insoutenable mélancolie des yeux de Jankélévitch allumés d’une intelligence trop douloureuse pour moi; les grosses pattes de Kessel qui lui servaient à se battre, à boire et à écrire et jouer de la grosse caisse (et tout cela en même temps, parfois), les doutes agaçants de Gary qui ont conduits sa plume vers la promesse des aubes crépusculaires et le canon de revolver sur sa bouche; la maladresse désespérée de Woody Allen qui promène son génie comme un caniche ahuri dans l’arrogance des gratte-ciels. (Mon étoile à six branches est comme les trois mousquetaires qui étaient quatre : elle en compte déjà sept.)
Bref, Israël n’est pas réductible à un ruban de terre bonifiée par l’effort sioniste entre la Méditerranée et le Jourdain, c’est l’aleph qui scintille au cœur des Occidentaux.
L’incommensurable et magnifiquement disproportionnée (au regard de ses effectifs) contribution du peuple juif à l’aventure humaine.
En face, le Hamas, hydre de la haine et de la certitude.
Sylvain Tesson