« Comme il est dur d’être de Gaulle après de Gaulle… » C’est ce que remarquait le président de la République, Emmanuel Macron, en rendant hommage le 20 avril à l’amiral Philippe de Gaulle, fils du général, qui venait de s’éteindre à l’âge de cent deux ans. « Comme il est dur… d’avoir l’allure, la voix, les gestes de de Gaulle, et de ne pas être lui… »
La formule eût été cruelle, si l’amiral n’avait été que l’« héritier » du général. Mais il avait eu son propre destin. Charles de Gaulle, officier de cavalerie, théoricien des blindés, avait été un terrien, tourné vers le continent. Philippe, officier de marine, avait choisi le grand large. Et ce ne fut pas sur son nom, mais par son seul mérite, qu’il s’était élevé jusqu’au plus haut rang. Le général, qui avait eu la tête politique dès sa jeunesse, s’était transformé en homme d’État à cinquante ans, en 1940. L’amiral était resté un militaire jusqu’à la fin de sa carrière. Avant d’accepter ensuite, par fidélité plus que par ambition personnelle, de siéger au Sénat.
J’ai rencontré les deux de Gaulle, à vingt-trois ans d’écart. Pour le premier, le terme approprié serait « approché ». C’était le 8 mai 1965, vingtième anniversaire de la victoire alliée sur l’Allemagne hitlérienne, à l’Arc de Triomphe : je me tenais derrière mon père qui, représentant cette année-là l’Union des anciens déportés, avait été placé au premier rang avec maint autres porte-drapeaux, face à la tombe du Soldat Inconnu. Le général, chef de l’Etat, devait ranimer la flamme. Soudain, nous le vîmes s’avancer, immense, lent, pareil à un prodigieux pachyderme. Il serra les mains, impassible, avant de se diriger vers la sépulture. « Il ne m’a pas reconnu », murmurait un de nos voisins. «Parce qu’il ne met pas ses lunettes en public, et que sans elles, il ne voit plus rien », lui répondit-on.
Avec Philippe de Gaulle, en décembre 1988, ce fut une véritable rencontre : il me reçut à son domicile parisien. Au physique, la ressemblance avec son père était en effet frappante. Le même visage, à peine adouci par quelques traits venant de sa mère, Yvonne de Gaulle. Le même timbre, le même phrasé. Une taille un peu moins élevée, mais qui restait au-dessus de la moyenne. La même majesté naturelle, mêlée toutefois d’une sorte de bienveillance.
L’amiral savait quel était l’objet de ma visite. Quelque temps plus tôt, Yasser Arafat, le président de l’Organisation de libération de la Palestine, s’était posé en disciple du général dans une interview à Paris-Match, allant jusqu’à prétendre qu’il avait entretenu avec lui une correspondance suivie, et même reçu de sa part une «croix de Lorraine ». Des propos que Philippe de Gaulle avait décidé de récuser publiquement – et méthodiquement – dans une contre-interview à Valeurs Actuelles.
« Mon père recevait des milliers de lettres », observa-t-il d’emblée, « de gens connus ou inconnus, de Français ou d’étrangers. De manière générale, il répondait à toutes celles dont le ton était courtois. Ou plus exactement, il faisait répondre. Vous comprenez bien qu’il s’agissait en réalité d’‘accusés de réception’ plutôt que d’une véritable correspondance… »
Il continua : « Je n’ai pas connaissance d’une éventuelle correspondance politique entre le général de Gaulle et M. Yasser Arafat. Je n’ai rien vu dans les archives à ce sujet. Les anciens collaborateurs de mon père, que j’ai interrogés, n’en ont pas non plus le souvenir… En outre, il faut se reporter à la situation internationale de cette époque. M. Arafat ne jouait pas un rôle déterminé. On ne le connaissait pratiquement pas. Je ne vois pas, dans ces conditions, pourquoi mon père lui aurait écrit en particulier.»
La « croix de Lorraine » ? Pince sans rire, l’amiral précisa : « Cela me surprendrait. Mon père n’a jamais donné de croix de Lorraine à qui que ce soit, pas même aux membres de sa famille. »
Philippe de Gaulle affirma, dans cet interview, que son père « voulait qu’Israël existât », tout en « tenant pour normal que les Palestiniens eussent une terre ». Ce qui est certain, c’est que remettre les choses au point à propos d’Arafat et de ses affabulations allait à l’encontre – Jacques Chirac étant alors président – d’une politique étrangère peu favorable à Israël. Il avait fallu à l’amiral beaucoup de droiture, et d’indépendance d’esprit, pour le faire.
Peut-être convient-il de rappeler que Philippe de Gaulle avait été un
« gaulliste historique », un des premiers combattants de la France libre dès juin 1940 : un engagement qui ne fut pas récompensé du titre de compagnon de la Libération, pour éviter tout reproche de népotisme, mais qui ne pouvait que le distinguer des « gaullistes de pouvoir» ralliés bien plus tard.
© Michel Gurfinkiel, 2024