Par Avraham Ya’ari
Que ressentait un Juif de Jérusalem le jour de Tich’a beAv alors qu’il se trouvait face aux ruines de son Temple et des vestiges de sa splendeur ? Comment jeûnait-il ? Comment prenait-il le deuil ? Comment s’exprimaient sa douleur et son chagrin ce jour-là et à cet endroit-là ? Quelles légendes se sont tissées autour du 9 Av à Jérusalem ? A quoi ressemblait la période de Ben haMetsarim, comprise entre le 17 Tamouz et le 9 Av, en Erets Israël ? Quelles étaient les coutumes particulières qui ont germé au cours des générations en terre d’Israël ? Les réponses à toutes ces questions sont données par les témoins oculaires de différentes époques historiques allant de la destruction du Deuxième Temple au début de la nouvelle implantation juive.
Comme on le sait, les Juifs n’ont pas été autorisés à s’implanter de manière définitive à Jérusalem depuis les décrets de l’empereur Hadrien – suite à la défaite du soulèvement de Bar Kokhba – jusqu’à la conquête du pays par les Arabes. On compte quelques rares interruptions au temps de l’empereur Julien le mécréant, et à l’époque de la conquête de la ville par les Perses, aidés des Juifs qui étaient installés en Erets Israël. Ils ne pouvaient pas même monter à Jérusalem en grand nombre à l’occasion des trois fêtes de pèlerinage car les autorités de Rome appréhendaient les émeutes et les révoltes susceptibles d’éclater en ces occasions. Sous le règne de l’empereur Constantin, un décret a également interdit aux Juifs de monter en pèlerinage à Jérusalem à titre individuel pendant toute l’année à l’exception de Tich’a beAv. Ce jour-là, il était permis aux Juifs d’épancher leur cœur sur les vestiges de leur splendeur passée et de se lamenter sur les ruines de leur Temple. Pourtant, il semble que cette permission ne leur a été consentie qu’en contrepartie de pots-de-vin versés à la milice romaine ou d’un impôt particulier levé à cet effet.
La prise de Jérusalem, représentée sur une fresque du palais de San’hériv.
Ce jour de Tich’a beAv, quand les Juifs se tenaient devant les ruines du Temple, à Jérusalem, est décrit par Hyronimus, l’un des membres du clergé installé à Beth Lé’hem à la fin du IVe siècle. Bien que ses propos soient écrits avec une joie maligne et véhiculent l’idéologie chrétienne, une image bien concrète et atterrante se dégage de ses propos : « Jusqu’à ce jour, il est interdit aux rebelles [aux Juifs] de venir à Jérusalem. On ne leur permet d’entrer dans la ville que pour se lamenter, et ils sont forcés d’acheter l’autorisation de pleurer la destruction de leur pays… Pour l’heure, ils sont obligés de payer le salaire de leurs larmes et même le droit de pleurer ne leur est pas offert gratuitement. Le jour où la ville a été prise et détruite par les Romains [Tich’a beAv], il nous est donné de voir le rassemblement de ce peuple pitoyable, les vieillards et les vieilles femmes sans force, vêtus de haillons élimés. Leur apparence extérieure et leurs vêtements suffisent à prouver la colère divine à leur égard… Leurs yeux continuent à verser des larmes… ils se lamentent sur le Temple réduit en cendres, sur l’autel détruit, sur les ruines des forteresses d’autrefois, les hautes tours du Temple… »
Dans le livre La croisade venue de Bordeaux, un guide pour les pèlerins chrétiens écrit avant l’an 333 de leur ère, est racontée la prosternation des Juifs sur les ruines du Temple « une fois par an ». Il ne fait aucun doute que l’expression « une fois par an » désigne le jour de Tich’a beAv : « Là-bas [sur l’emplacement du Beth haMikdach], se dressent également deux statues de Hadrien et, non loin de ces statues, se trouve une pierre trouée. Les Juifs se rendent jusqu’à là-bas une fois par an, ils enduisent cette pierre d’huile se lamentent et poussent des soupirs, ils déchirent leurs vêtements et ainsi, ils se repentent. »
Après la conquête du pays par les Arabes en 637, Omar a permis aux Juifs de revenir s’installer à Jérusalem. Au début, il s’agissait d’une autorisation limitée à soixante-dix familles mais, par la suite, une fois la permission reçue, le nombre de Juifs a augmenté à Jérusalem, au point qu’à la fin, la Yechiva centrale « Gueon Ya’aqov » de Tibériade, dirigée par les Sages d’Erets Israël, s’est installée à Jérusalem. Dans une lettre rédigée par les dirigeants juifs de Jérusalem aux communautés de la diaspora à la fin du Xe siècle, nous lisons : « Au moment où leur main [des Arabes] s’est portée sur la Terre du cerf [Erets Israël], où ils l’ont conquise de la main d’Edom [les Bizantins] et sont venus à Jérusalem, il y avait avec eux des membres du peuple juif. Ils leur ont montré l’emplacement du Beth haMikdach et ils se sont installés avec eux depuis lors jusqu’à maintenant ». A cette époque-là, on célébrait surtout la fête de pèlerinage de Souccoth. Le rassemblement le plus solennel était le jour de Hocha’ana sur le mont des Oliviers d’où l’on pouvait contempler le mont du Temple (Har haBayith).
Pendant le règne des Byzantins et des Romains, comme sous le pouvoir arabe, les Juifs d’Erets Israël et des pays avoisinants se rendaient à Jérusalem le jour de Tich’a beAv pour se lamenter sur la destruction du Beth haMikdach à côté des portes du mont du Temple. Nous l’apprenons de la lettre du Gaon de Jérusalem, rabbi Chelomo bar Yehouda de Fostat (l’ancienne ville du Caire), écrite en 1016. Le Gaon écrit : « Et j’espère que tu viendras à ‘Atséreth [à Chavou’oth], à Tich’a beAv et pendant les autres fêtes ». En effet, des Juifs d’Egypte montaient à Jérusalem, en particulier à Tich’a beAv. Dans sa réponse à une petite communauté juive d’Egypte qui s’était plainte du fait que l’un de ses membres avait manqué de respect au dirigeant de la communauté d’Erets Israël à Fostat, le Gaon a répondu : « Nous-mêmes [dirigeants de la Yechiva à Jérusalem], nous approuvons votre opinion [il faut le mettre en anathème] et nous le mettrons en anathème à la porte de la Yechiva, le jour de Tich’a beAv ». De là aussi, il apparaît clairement qu’à Tich’a beAv avait lieu un grand rassemblement à Jérusalem auquel participaient aussi des Juifs égyptiens.
L’un des grands Sages d’Afrique du Nord, de la communauté de Fez, est monté à Jérusalem le jour de Tich’a beAv. Son nom ne nous est pas connu mais il était un Sage célèbre dans sa génération et on l’appelait simplement « le Gaon de Fez » (Gaon Fassi). A la vue du Temple détruit, le Gaon a écrit une kina (une lamentation) qu’il a envoyée en diaspora. La kina se trouve à la Gueniza du Caire et elle porte l’inscription « du Gaon Fassi zal. ». Une annotation inscrite en marge indique : « Pour Tich’a beAv, qu’il se transforme en joie ». Cette kina1 est rédigée selon l’ordre alphabétique et elle commence par les vers suivants :
Par cette kina, nous nous sommes lamentés
Sur le Har Tsion, ces vers ont été composés
Avec des larmes, nous l’avons rédigée
Et en diaspora, nous l’avons envoyée…
A cette époque-là, le jour de Tich’a beAv en Erets Israël, on avait coutume d’ajouter une kina particulière dans la Chemoné ‘Essré commençant par les mots : « Comment pleurerai-je ?» (Ekha Evka…). Cette kina n’est pas parvenue jusqu’à nous mais nous apprenons son existence par les paroles de Pirkouï ben Baboï de Babylonie qui désapprouve l’ajout de poèmes liturgiques dans la Chemoné ‘Essré. Il rappelle qu’en Erets Israël, la coutume était de s’interrompre pendant la Chemoné ‘Essré pour dire cette kina qui commençait par : « Ekha Evké ».
Pendant cette période, le mouvement des « Avelé Tsion » s’est développé à Jérusalem. Ces Juifs avaient adopté la coutume de porter le deuil de la destruction du Beth haMikdach toute leur vie durant. Ils priaient abondamment pour la fin de l’exil et guettaient sans cesse le moment de la délivrance. Ce mouvement avait pris naissance dans la première génération qui a suivi la destruction du Deuxième Temple. Par la suite, il s’est développé – particulièrement sous la domination arabe. Ce mouvement est mentionné élogieusement dans la Psikta Rabbati (piska 34) rédigée à cette époque au sujet du verset : « Aussi leur postérité sera remarquée parmi les nations et leurs descendants le seront parmi les peuples. Tous ceux qui les verront les reconnaîtront comme une dynastie que D. a bénie. » (Icha’ya/Isaïe 61, 9-10). L’auteur de la Psikta commente : « [Ce verset] désigne les Avelé Tsion auxquels, dans le futur, D. donnera la victoire sur leurs ennemis, eux qui tous les matins ne cessent de prier pour solliciter la miséricorde divine… ces endeuillés qui ont invoqué si ardemment la délivrance dans leurs prières de ‘Arvith, Cha’harith et Min’ha… Ces Avelé Tsion qui se sont abaissés et, en s’entendant insulter, ont gardé le silence et ne se sont pas enorgueillis… » En diaspora, on avait coutume de faire des dons particuliers en faveur des Avelé Tsion qui ne s’occupaient pas de gagner leur vie, mais vivaient dans l’abstinence. Lorsqu’il est monté à la Tora le jour de Yom Kippour, rav Paltiel, un homme richissime parmi les Juifs d’Egypte, a promis un don de mille dinars aux Avelé Beth ‘Olamim. Lorsque rav Paltiel est mort, son fils a fait monter ses ossements à Jérusalem, et à cette occasion, il a fait des dons à plusieurs œuvres de charité et parmi elles, aux « pauvres Avelé Tsion ». Au cours de ses pèlerinages à Jérusalem, rav A’himaats, l’un des dirigeants des Juifs d’Italie du Sud, a apporté chaque fois un don substantiel pour les « Avelé Zevoul Tifarto » (les endeuillés du Temple).
Le mouvement des Avelé Tsion s’est étendu de Jérusalem en diaspora. Il était connu en Allemagne et au Yémen. A propos de la secte des Avelé Tsion du Yémen, le voyageur Binyamin de Tudèle (deuxième moitié du XIIe siècle) raconte : « Les Avelé Tsion et les Avelé Yerouchalayim sont les abstinents de notre génération. Ils ne mangent pas de viande et ne boivent pas de vin, ils portent des vêtements noirs, vivent dans des grottes ou des maisons retirées, et jeûnent toute l’année sauf le Chabbath et les Yamim Tovim. Ils invoquent la miséricorde divine pour mettre fin à l’exil du peuple juif et pour qu’Il prenne Son peuple en pitié […]. »
Rabbi Achtori Hapar’hi est monté en Erets Israël en 1313. A Beth Chéan en 1322, il a terminé la rédaction de son livre Kaftor vaféra’h sur les lois relatives à la terre d’Erets Israël. Il fut le premier à mentionner cette coutume particulière adoptée en Erets Israël : à la synagogue, la nuit de Tich’a beAv, on annonçait le nombre d’années qui avaient passé depuis la destruction du Temple. Il écrit dans son livre : « Et ainsi, en Erets Canaan, nous avons le Minhag de rappeler publiquement le compte des années [depuis la destruction du Temple] chaque nuit de Tich’a beAv en raison du chagrin que cela suscite en nous », c’est-à-dire pour augmenter la douleur et la peine à l’idée que tant d’années se sont écoulées sans que nous ayons été délivrés. Quand cette coutume est-elle apparue ? Nous l’ignorons, mais nous savons qu’en Erets Israël, elle s’est maintenue pendant de nombreuses générations. Nous la retrouvons plus tard à Tsfat au XVIe siècle et au cours des générations ultérieures jusqu’à nos jours. Comme nous le verrons plus loin, elle s’est étendue jusqu’aux communautés juives orientales.
A la fin du XVe siècle, un respectable émigrant italien, reb Yossef de Montagna écrit dans une lettre envoyée de Jérusalem en 1481 : « [A côté de l’emplacement du Temple], se trouve un puits où des jeunes gens et des jeunes filles juives ont été jetés pour ne pas mourir par le glaive. Aujourd’hui encore, la nuit de Tich’a beAv, les Arabes disent qu’on entend de grands pleurs dans ce puits. »
Une légende similaire a été racontée au XVIIIe siècle à propos d’un endroit situé en Haute-Galilée. Reb Yossef Sofer, un Juif de Brestetska, bourgade proche de la ville de Brodi en Pologne, est monté en Erets Israël et s’est installé à Kfar Yassif pendant l’été 1762. Il écrit : « Un peu plus loin [de Kfar Yassif], à deux heures de route environ, se trouve un endroit appelé Kaboul… situé près de la ville de Kaboul. Là, il se trouve un puits très profond et si l’on se tient près du puits à Tich’a beAv, on entend un grand sanglot dont on ne connaît pas la nature. »
Une autre histoire sur les signes particuliers observés à Jérusalem la nuit de Tich’a beAv, est racontée par Méchoulam de Valtéra qui a effectué un voyage à Jérusalem en 1481. Dans sa description de l’emplacement du Temple, il écrit : « Et sachez, rabbotaï, que c’est une force indubitable : chaque année, lorsque les Juifs vont à cette synagogue la nuit de Tich’a brAv, toutes les lumières qui sont dans l’enceinte de la ‘Azara [du Temple] s’éteignent d’elles-mêmes et il est impossible de les rallumer jusqu’à la fin de ce jour-là. Les Arabes ont essayé à plusieurs reprises de les allumer mais ils n’ont pas réussi. Ils savent quand a lieu Tich’a beAv car ils font presque comme les Juifs à cet égard. Ceci est une chose évidente, bien connue de tous et qui ne fait aucun doute. »
Ce même Mechoulam de Valtéra raconte sur une coutume juive de Tich’a beAv à Jérusalem, la chose suivante : « Et tous [les notables et les rabbanim de Jérusalem] suivis de la collectivité se rendent chaque année sur le Har Tsion le jour de Tich’a beAv pour se lamenter et verser des larmes. De là, ils descendent dans la vallée de Yehochafat [de Kidron] et remontent sur le mont des Oliviers d’où ils voient l’emplacement du Beth haMikdach ; ils pleurent et se lamentent sur la destruction de ce sanctuaire. » La coutume de gravir le mont des Oliviers pour contempler l’emplacement du Beth haMikdach à Tich’a beAv était un Minhag de l’époque des Gueonim, sous la domination arabe au Xe siècle. Il s’est maintenu à Jérusalem jusqu’à la fin du régime des Mamelouks à la fin du XVe siècle. Pourtant, dans cette génération, a débuté le nouveau Minhag de monter d’abord sur le mont Tsion.
Lorsque nous passons à la période du régime turc en Erets Israël, des informations sur les Minhaguim de Tich’a beAv nous parviennent plus particulièrement de Tsfat, le principal centre de l’implantation juive au XVIe siècle.
Rabbi Yissa’har ben rabbi Mordekhaï ibn Soussan, un émigrant de Fez au Maroc, écrit en 1539 : « Et aujourd’hui encore, à Tsfat en Haute-Galilée, que la ville soit bientôt reconstruite, nous avons la coutume (et j’ai entendu que c’était la coutume dans toutes les communautés en Erets Israël) que la nuit de Tich’a beAv, l’officiant se lève avant la lecture des Kinoth et fasse à haute voix sur un ton plein de souffrance, l’annonce suivante : Nos frères, toute la Maison d’Israël, sachez que nous sommes aujourd’hui X années après la destruction de notre saint Beth haMikdach !
Puis l’officiant et toute l’assemblée frappent des mains en signe de détresse et disent dans un grand désarroi et une profonde tristesse : «Baroukh Dayan haEmeth ! (Béni est le Juge de vérité) «. Tous fondent en larmes et sanglotent. Ensuite, l’officiant commence la lecture des Kinoth du soir. »
Photo du Kottel datant de 1883.
Comme nous l’avons vu à propos des paroles de rabbi Achtori haPar’hi, cette coutume est déjà observée en Erets Israël au début du XIVe siècle. Ce Minhag s’est transmis aux communautés juives orientales. Rabbi ‘Haïm Benvenisti, l’un des grands Sages d’Izmir du XVIIe siècle, rapporte les propos de rav Yissakhar ibn Soussan sur la coutume de Tsfat mentionnée plus haut et il ajoute : « Et moi, j’ai vu à Constantinople que quelques communautés observent cette coutume après les Kinoth. Après que l’officiant ait annoncé [le nombre des années qui ont passé depuis le jour] de la destruction du Beth haMiqdach, on récite Al hékhali (un poème liturgique) puis on dit le Kaddich. »
Cette coutume s’est également étendue au Yémen. Rabbi Ya’aqov Sapir, qui est passé au Yémen en tant qu’émissaire de Jérusalem en 1859, décrit la nuit de Tich’a beAv à Sana’a, à la synagogue du Mori Yi’hia haLévi Elcheikh en ces termes : « Le spectacle de la nuit de Tich’a beAv est terrible. Après le silence qui règne à l’office de ‘Arvith, on a éteint toutes les lumières. L’obscurité a caché tous nos visages, et nous avons soupiré en silence. Le dirigeant de la synagogue Mori Yi’hia El Mentsoura, un homme âgé et sage s’est levé et a crié en pleurant : Nos frères ! Cette nuit, nous sommes la 2280e année depuis la destruction du Premier Beth haMikdach, la 1790e année depuis la destruction du Deuxième Beth haMikdach et nous n’avons toujours pas été délivrés ! Toute personne qui n’a pas vu le Beth haMikdach construit de son vivant, c’est comme si elle-même l’avait détruit ! et autres admonestations. Toute l’assemblée a fondu en larmes, poussant des sanglots terribles. Puis on a commencé la lecture des Lamentations (Meguilath Ekha) et des Kinoth selon la coutume. On entendait des pleurs et des lamentations, des expressions d’amertume et des soupirs sans interruption. »
Revenons à Tsfat au XVIe siècle et aux coutumes de deuil suivies à Tich’a beAv. Rabbi Moché ibn Makhir, un Sage parmi les plus éminents de Tsfat, et Roch Yechiva à ‘Eïn Zeytim, écrit dans son livre Séder haYom : « Ce jour-là, il faut beaucoup marquer le deuil, comme une personne dont l’être cher décédé se trouve allongé devant lui et ne pas rire ou parler abondamment… Ce jour-là, chaque homme doit vider son cœur et son esprit de toute autre chose [que le deuil] et orienter sa pensée et son esprit vers ces choses… qui sont arrivées à nos ancêtres, et se mortifier, moralement et physiquement, à leur sujet. [Il faut] marquer le deuil et s’affliger autant que possible. Quiconque abonde en ce sens est digne de louanges et, parmi les anges du ciel, on l’appelle l’un des endeuillés de Jérusalem. Il méritera de voir la joie et la consolation (de la ville sainte) comme il est écrit : Sissou Ita Massoss Kol haMitablim ‘Alékha /Réjouissez-vous avec elle, vous tous qui portez le deuil pour elle.
« Comment s’y prendre ? Après avoir pris le dernier repas avant le jeûne (Se’oudath haMafséketh) par terre comme un endeuillé, on enlèvera ses chaussures et on acceptera sur soi le jeûne et le deuil. On ira à la synagogue et on s’assiéra à l’endroit réservé aux endeuillés, ou bien on changera de place en s’asseyant à un endroit plus humiliant que le premier. On restera immobile, en lisant le livre des Kinoth ou d’autres textes qui suscitent le chagrin et la tristesse… jusqu’à ce que les yeux versent des larmes et qu’on commence à pleurer sur la destruction du Temple, sur la mise à feu de la Tora et du Sanctuaire, sur la joie et la beauté d’autrefois de la ville sainte, sur sa désolation et sa dévastation actuelle… et sur le meurtre de nombreux Sages et hommes pieux dans la ville, du nombre d’enfants des Talmudé Tora (Tinokoth chel beth rabban) et de nombreuses femmes enceintes, femmes qui allaitent et de nourrissons. Que quiconque sait gémir, gémisse, que quiconque sait dire des Kinoth en dise, en les lisant dans un livre ou en les inventant avec l’intelligence dont Hachem l’a doté. Tout homme a la Mitswa de rédiger des Kinoth, des complaintes et de les dire en ce jour amer. Ceci lui sera compté comme un acte méritoire et il sera considéré comme l’une des personnes qui s’endeuillent pour Jérusalem et ses lieux saints. Celui qui ne sait pas en rédiger lira celles que d’autres ont écrites.
« On dira l’office de ‘Arvith avec gravité dans un esprit de soumission. On dira les mots Na’hem Hachem… (que Hachem console…) en se concentrant bien. On suppliera que Hachem mette fin à tous nos malheurs et qu’Il nous console de notre deuil car le moment est venu de consoler Jérusalem. Après la Chemoné ‘Essré, on dira le Kaddich et toute la communauté s’assiéra par terre pour dire des lamentations, chacun à la mesure de ses forces. Il est possible aussi qu’un seul les récite et que la communauté les répète après lui. Que les fidèles veillent à ne pas parler fort car leur voix doit être brisée, basse et pleine d’amertume. Ils se lamenteront et gémiront de manière à ce que toute personne qui les entendrait ait le cœur brisé et se mette à pleurer. A la fin de l’office, on lit les Lamentations (Meguilath Ekha) avec une peine et une crainte immenses. On réduira la lumière le plus possible car l’abondance de lumière rend gai. Comment fera-t-on ? Chacun allumera sa bougie pour s’éclairer ainsi que les hommes assis autour de lui, de sorte qu’il n’y ait que le nombre restreint mais minimum de trois ou quatre bougies dans toute la synagogue. Il faut que tous soient en mesure de lire les Lamentations. Après la lecture, on éteindra toutes les bougies, et il n’en restera plus qu’une pour qu’on puisse au moins voir ce que l’on fait. Les hommes s’attarderont dans la synagogue comme des personnes que le deuil a rendues muettes. Chacun rentrera chez soi en soupirant, avec gravité, le cœur empli d’amertume et il ne parlera que du bout des lèvres. Il ne rendra de salut à son prochain qu’à contrecœur et seulement aux personnes qui lui en voudraient s’il ne leur répondait pas. Il ne dormira pas avec un oreiller comme toutes les autres nuits. A son réveil, il s’empressera de se lever pour se rendre à la synagogue et retourner à son cilice et à son jeûne. Il ne détachera pas son cœur ni sa pensée du deuil et, avec ses amis, il ne parlera de rien d’autre que de l’exil de Jérusalem et la destruction du Temple. Il pourra aussi parler des malheurs et des mauvais décrets qui se sont abattus sur Israël, ces choses qui lui fendront le cœur et l’abattront, de sorte qu’il ne détachera absolument pas son esprit du deuil…
« A Min’ha, ils ont la coutume de se lever de leur position assise à terre et de s’asseoir sur des bancs hauts pour montrer un signe de consolation le jour même. Puis ils disent des versets de consolation, s’enveloppent dans leurs Tsitsioth et mettent leurs Tefilin appelés « splendeur » car ils ne les ont pas mis le matin, en signe de deuil. De plus, on ne dit pas Ta’hanoun de la journée. »
Ces propos de Rabbi Moché ibn Makhir ne révèlent pas l’opinion d’une personne unique conservée dans un livre. Ils ont été vécus par les gens de Tsfat et notamment par les hommes particulièrement pieux. Parmi les Minhaguim de Tsfat que rabbi Avraham ben rabbi Mordekhaï Galenti a consignés, l’élève très proche de rabbi Moché Qordovéro, nous trouvons les Minhagim suivants : « La veille de Tich’a beAv, l’homme prend un broc d’eau et s’assied dans un coin, comme quelqu’un dont l’être cher décédé est encore couché devant lui. Le jour de Tich’a beAv, les hommes ne quittent pas le Beth haKnesseth de toute la journée et ils lisent le livre Ben Gourion (de Flavius Josèphe) et Chévet Yehouda. »
Rabbi Mordekhaï Galenti a rédigé un commentaire kabalistique sur la Meguilath Ekha (le Livre des Lamentations) intitulé Kinath Starim, qui a été imprimé pour la première fois à Venise en 1589. Dans son introduction, il écrit : « Je l’ai rédigé… pour qu’il soit lu en son temps [à Tich’a beAv] et pour qu’on ne lise pas le livre Ben Gourion (de Flavius Josèphe) dont la lecture ne présente aucun intérêt. Jamais je n’ai vu quelqu’un être impressionné par ce livre [Ben Gourion], faire un pas en arrière et retourner vers son D. en entendant ces choses. Par contre, celui qui étudiera ce commentaire de la Meguila… pleurera abondamment et s’affligera de la souffrance et de l’exil de la Présence divine. Grâce à cela, il méritera de se réjouir d’une joie profonde avec la Chekhina lorsqu’elle reviendra dans toute sa force avec des chants de joie comme il est écrit : Sissou ita massoss kol hamitablim ‘alé’ha (réjouissez-vous avec elle [Jérusalem] tous ceux qui s’endeuillent pour elle). »
Extrait du numéro 108 de Kountrass
– Avraham Ya’ari
Historien d’origine galicienne connu, qui a œuvré en Erets Israël (1899-1966). On lui doit un important livre sur les « Chelou’hé Erets Israël » (les envoyés d’Erets Israël), qui fait référence. Le présent article a paru dans Ma’hanaïm 47, de 1960.