La venue du « Rais » égyptien tombe à point nommé, après les appels au boycott des produits français dans le monde musulman et les attaques contre Emmanuel Macron et la France « islamophobe » à l’instigation de la Turquie, du Qatar et des Frères musulmans. Pour Alexandre del Valle, le président Macron a agi en réaliste en cessant de conditionner aux droits de l’homme sa coopération en matière de défense avec l’Égypte.
La visite officielle du égyptien Abdelfattah al-Sissi, arrivé ce dimanche à Paris, est la seconde en trois ans. Après une année et demie de refroidissement sur la question sensible des droits de l’Homme, les convergences de vues entre les deux pays sont plus qu’évidentes: chaos libyen, tensions en Méditerranée autour des réserves de gaz gréco-arabes menacées par la Turquie islamisme, terrorisme. Rompant avec son moralisme droitdel’Hommiste qui avait contribué à refroidir les relations franco-égyptiennes depuis 2019, Emmanuel Macron a estimé qu’il est « plus efficace d’avoir une politique de dialogue exigeante qu’une politique de boycott » d’autant plus contre-productive que la priorité est à la lutte commune contre le terrorisme et l’islamisme « séparatiste ». Il est vrai que pour la France, l’Egypte, plus grand pays arabe, fort de 100 millions d’habitants et qui demeure l’un des plus stables de la région depuis les révolutions arabes, n’est pas n’importe quel pays, et vice-versa. Dans son livre La fascination de l’Égypte, du rêve au projet (L’harmattan, 1999), l’écrivain et journaliste égyptien Ahmed Youssef rappelle justement que les liens unissant les deux pays remontent à Saint Louis, en 1250, et que l’expédition de Bonaparte en 1798 a laissé des traces indélébiles jusqu’à aujourd’hui. Entre couper la route des Indes aux Anglais au temps de la révolution française et le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, la coopération franco-égyptienne a été de pair avec l’engouement populaire du public français pour l’Égypte antique : l’obélisque de la Concorde et l’exposition de Toutankhamon, voulu par le général de Gaulle et André Malraux en 1966, tout comme la passion de François Mitterrand pour Louxor, en témoignent.
La défense des droits de l’homme compte bien moins que la lutte contre l’impérialisme d’Erdogan, l’islamisme radical, le dossier libyen et la coopération économique
La visite d’Al Sissi à Paris est intervenue trois semaines après un coup de filet contre des activistes égyptiens des droits de l’Homme employés de l’ONG Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), relâchés comme par hasard le jeudi 3 décembre dernier. Rappelons que si en 2017, lors de la première visite du maréchal al-Sissi à Paris, Emmanuel Macron avait refusé de « donner des leçons » au régime, en revanche, lors d’une visite officielle au Caire début 2019, il avait choqué ses interlocuteurs en abordant publiquement la question des répressions du régime Abdel Fattah al-Sissi, ce qui avait empêché la signature d’un contrat de vente de Rafales au Caire et failli compromettre la signature d’autres contrats d’un milliard d’euros entre la RATP et l’autorité gérant le métro du Caire puis d’autres contrats relatifs à des chantiers archéologiques. Certes, ce lundi, Emmanuel Macron a abordé avec son homologue le sort des défenseurs des droits de l’Homme d’une façon bien plus discrète, selon la méthode préconisée par Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères, en envoyant des listes individuelles de prisonniers à libérer. On se souvient que lorsque la diplomatie française avait été moins moralisante envers Le Caire, en 2015, l’Egypte avait acquis des navires BPC Mistral puis de nouvelles corvettes Gowind. Toujours est-il que les critiques françaises n’ont jamais atteint le niveau de celles de l’Administration de Barack Obama et même d’autres pays de l’Union européenne qui ont carrément soutenu les Frères musulmans égyptiens et condamné la façon dont Al-Sissi est arrivé au pouvoir en 2014 en renversant son prédécesseur Mohamed Morsi. Paris s’est d’ailleurs toujours gardé de regretter, comme Obama, le départ d’un adepte majeur du projet néo-califal et subversif des Frères musulmans qu’Emmanuel Macron combat avec son projet de loi gouvernemental sur le « séparatisme islamiste ». Cette menace islamiste, commune au Caire et à Paris, pèse bien plus lourd dans la balance que la défense d’une démocratie libérale à l’occidentale de toute façon aujourd’hui impossible à transposer telle quelle en Egypte.
Après les épisodes de la guerre de 1956 et de la guerre d’Algérie, qui opposèrent la France à l’Egypte de Nasser, l’amitié entre les deux pays s’est traduite, depuis Anouar Al Sadate et Hosni Moubarak, par des convergences géostratégiques, non seulement sur le dossier des gros contrats industriels et des ventes d’armes sophistiquées, mais aussi concernant le conflit israélo-palestinien et surtout face à la menace commune de l’islamisme radical et du terrorisme. Depuis 2018, cette convergence de vues géostratégiques s’est intensifiée suite aux provocations de la marine militaire turque au large des îles grecques et au sud de Chypre, non loin des zones d’exploitation de gaz offshore concédées par Nicosie à Total, puis lors des accrochages (printemps 2020) en Méditerranée orientale et près des côtes libyennes entre des bâtiments de guerre turcs et les frégate Forbin et Le Courbett de la Marine française, qui veillaient au respect de l’embargo sur les livraisons d’armes à la Libye. Depuis lors, l’Egypte, la France, mais aussi Chypre et de la Grèce, directement menacés par l’armée turque, partagent la même crainte au sujet de la Turquie d’Erdogan de plus en plus belliciste et qui cherche à s’emparer du pétrole libyen et de 40 % du gaz offshore de Méditerranée orientale. Le président Al-Sissi a d’ailleurs systématiquement défendu les positions de la France, de Chypre et de la Grèce, et il a averti à plusieurs reprises Ankara que le franchissement de « lignes rouges » en Libye déclencherait des « réactions impitoyables » de l’armée égyptienne. La principale ligne rouge est notamment la progression — inacceptable — au-delà de Syrte des forces islamistes et jihadistes de l’Ouest soutenues et armées par Ankara et Doha. Or d’après le renseignement extérieur français, le cargo turc suspecté par la marine française de violer l’embargo aurait débarqué d’importants armements américains dans le port libyen de Misrata à destination des milices islamistes pro-Ankara défendant le régime frériste de Tripoli dans l’Ouest libyen. Ce dernier s’oppose à l’Armée Nationale Libyenne du maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle l’Est du pays et le croissant pétrolier, est qui est quant à lui soutenu en interne par le Parlement légitime (le dernier élu) de Tobrouk, rival de celui (illégal) de Tripoli et depuis l’extérieur par la France, l’Egypte, les Émirats et la Russie. Ces soutiens de Khalifa Haftar n’ont jamais digéré le fait que les livraisons de matériels par l’armée turque (chars M60; missiles sol-air Hawk) au gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj ont contribué, avec l’envoi de jihadistes turkmènes et syriens enrôlés par l’agence de mercenaires turque SADAT (créée par le général turc Adnan Tanriverdi), à empêcher le Maréchal Haftar de réunifier la Libye. Cet objectif, que l’on croit mort aujourd’hui, n’a d’ailleurs pas tout à fait été abandonné par ses parrains émiratis, russes, français et égyptiens, même si les négociations de paix inter-libyennes en cours font dire le contraire, tactique et diplomatie obligent… Bref, le Maréchal Haftar et son fils, formé aux Émirats, n’ont pas encore dit leur dernier mot.
Une coopération stratégique vitale
D’évidence, le dossier libyen et la menace turque ont rendu plus que jamais vitale la coopération diplomatique et sécuritaire franco-égyptienne, un conflit armé entre Ankara et Le Caire n’étant plus impossible. Depuis la folle guerre franco-britannico-américaine de 2011 contre le régime de Kadhafi, la Libye est en effet devenue le pivot islamo-terroriste et migratoire majeur de l’Afrique saharienne. Et ses réserves d’hydrocarbures immenses attisent les appétits néocoloniaux d’Ankara et de son néo-sultan Erdogan pressenti par les Frères musulmans (dixit Youssef Al-Qardaoui), comme le « futur Calife »… Il n’a pas échappé au militaire-président Al-Sissi que le missile sol-air Mistral 3 » a récemment fait ses preuves contre les drones turcs… En outre, le fait que les Allemands et les Italiens soient devenus les premiers fournisseurs européens d’armements et de haute technologie stratégique à la Turquie a poussé Abdel Fattah Al-Sissi à revenir vers les fournisseurs français après une courte boude d’un an. L’avion de combat de Dassault, puis l’armement des porte-hélicoptères Mistral (MBDA) et des deux corvettes Gowind sont également des sujets d’intérêts stratégiques convergents entre Le Caire et Paris. Al-Sissi a par ailleurs besoin d’armement français pour combattre les Jihadistes dans le Sinaï, notamment les tribus bédouines liées l’État islamique, et en cas de guerre avec l’Éthiopie.
Pour le député et journaliste égyptien Abdelrahim Ali, par ailleurs président du Centre d’Etudes sur le Moyen Orient (CEMO), cette relation intensifiée depuis deux ans est fondée sur une très « grande proximité de vues sur le dossier de la Turquie notamment et surtout s’agissant du brigandage d’Erdogan en Méditerranée orientale et ses tentatives de mettre la main sur les réserves de gaz trouvées récemment et qui sont communes à l’Egypte, à Chypre et à la Grèce »… Ali remarque d’ailleurs que dans la région, il n’y a guère que nos deux pays qui bloquent les ambitions turques: « L’Egypte impose à Erdogan de nombreuses lignes rouges en Libye et en Méditerranée, et la France participe avec l’Otan à la surveillance de la mer dans cette zone, puis a intercepté récemment plusieurs navires turcs qui transportaient des armes pour la Libye. Nos deux pays ont clairement une position convergente en Libye où ils sont décidés à contrer les ambitions d’Erdogan pour contrôler la Libye en soutenant les milices islamistes des Frères musulmans à l’ouest du pays et même des groupes terroristes exfiltrés de Syrie ». Le député égyptien dénonce aussi la tentative d’Erdogan d’obtenir « la plus grande part du gaz libyen, étant donné l’importation par la Turquie d’énormes quantités de gaz qui lui coûtent plus de 5 milliards de dollars par an ».
Un juste équilibre entre droits de l’homme et intérêts nationaux stratégiques
Pour Abdelrahim Ali, « la concordance des points de vues des deux pays est claire concernant l’équilibre entre les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme et l’islam politique. C’est cela dont souffre la France depuis que les Frères musulmans ont pris en otage l’islam de France. La loi sur le séparatisme que Macron va soumettre au Parlement mercredi prochain ressemble dans une large mesure à la loi sur les entités terroristes soumise par le président Sissi au Parlement égyptien l’année dernière et qui prévoit la confiscation des biens des Frères et l’encadrement de leurs organisations et de leurs groupes. Cette grande ressemblance entre les deux lois et l’attaque des organisations des droits de l’homme contre les articles des deux lois prouve la concordance parfaite entre les deux pays sur la question des droits de l’Homme. Car quand la sécurité nationale est en danger, il faut un équilibre entre les droits personnels et des pays auxquels on veut nuire ». On ne peut que souscrire à ces propos, surtout dans l’actuel contexte de tentative de délégitimation des forces de l’ordre par tant de « militants » d’organisations prétendant défendre les droits de l’Homme. Pour Ali, le Président Macron n’a cessé de confirmer l’alliance de la France avec l’axe quadripartite Egypte-Émirats-Bahreïn contre l’axe islamiste Qatar-Turquie-Frères musulmans. Il déplore d’ailleurs en passant le traitement « différencié », en France, du richissime Qatar par rapport à la Turquie, « la pénétration économique qatarienne en France se vérifie dans toutes les activités immobilières, sportives, de transports et autres activités économiques, et est le fait d’un puissant « lobby qatari ». A l’opposé, il préconise de remplacer le Qatar par les Émirats arabes Unis, composante majeure, aux côtés de l’Egypte, de l’axe anti-islamiste, et qui n’a plus à prouver sa modération: Abou Dhabi vient de reconnaître Israël et combat de façon impitoyable les Frères musulmans tant dans le monde arabe qu’en France. Rappelons d’ailleurs que la France abrite aux Émirats et non au Qatar sa principale base militaire dans la péninsule. Pour notre député, il faudrait toutefois encore « un peu de courage pour intensifier la coopération avec les Émirats et même avec l’Arabie Saoudite, comme alternative au Qatar, à la Turquie et aux Frères musulmans qui contribuent à saboter la France de l’intérieur à travers son soutien continu aux Frères musulmans ». Maints de nos lecteurs et nombre d’experts de la lutte anti-terroriste déplorent à juste titre le rôle majeur passé et récent de l’Arabie saoudite comme promoteur du salafisme et de groupes islamistes ayant fanatisé des générations de jeunes. Toutefois, Ali assure que « cette tendance a changé complètement depuis les décisions prises par le prince héritier Mohamed Ben Salmane contre l’islamisme radical ». Il est vrai que les choses évoluent vite en Arabie saoudite, depuis que « MBS », l’héritier et controversé du trône saoudien, a décidé de moderniser à grands pas son pays et de réduire le pouvoir obscurantiste exorbitant des religieux wahhabites – qu’il a d’ailleurs commencé à remettre à leur place, parallèlement à une lutte impitoyable contre les Frères musulmans. On se souvient que l’opposant saoudien Khashoggi, pro-turc et frériste lui-même, en avait payé le prix fort…. Pour notre part, nous attendons de voir les fruits « concrets » des déclarations de MBS qui a, comme Al-Sissi, le plus de mal à combattre ses propres institutions islamistes obscurantistes, lesquelles ont littéralement gangréné la société. Mais on ne peut qu’encourager ce « réformisme », s’il est sincère. Pour Abdelrahim Ali, la France de Macron l’a compris, et elle est sans aucun doute redevenue le meilleur allié européen de l’Egypte et de l’axe anti-frériste et anti-Erdogan. De ce point de vue, sa politique arabe semble bien plus cohérente que celle de Français Hollande, l’inconditionnel des Saoud d’avant le réformisme de MBS, et de Nicolas Sarkozy, le tout aussi inconditionnel des Qataris…