La Nuit de Cristal: un tournant dans la politique antisémite nazie

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La Nuit de Cristal: un tournant dans la politique antisémite nazie

Par Shmouel –  9 novembre 2017 03

 

 

Le 9 novembre 1938, quinzième anniversaire du putsch manqué de Munich, est déclenchée la Nuit de Cristal, une vaste opération préméditée de violences antisémites.

 

Quelles sont les principales phases de la montée de l’antisémitisme nazi ?

 

Bref historique de l’antisémitisme allemand de 1871 à 1933

 

Dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, le nouveau Reich allemand connut une accélération rapide du progrès industriel et capitaliste, ce qui aggrava les tensions sociales et culturelles.

Si la proportion des Juifs baisse dans la population totale, puisque leur part est inférieure à 1%, leur place dans la société devient plus importante et plus visible. Profitant de l’émancipation (1), ils participent pleinement à l’essor économique, en particulier dans la banque comme les Bleichroder, les Mendelssohn, les Rothschild ou les Ballin.

Selon l’historien Jean-Claude Favez (2), par sa diffusion dans toute la société et par sa durée, l’antisémitisme allemand ouvrira la voie à la « solution finale ».

Dès avant la fin du siècle, l’antisémitisme racial (3), qui affirme de façon «scientifique» l’infériorité et la nocivité juives, s’établit en tant que doctrine. Il pénètre dans de puissantes organisations ou ligues patriotiques telle la Ligue pangermaniste (4).

Il circule aussi sous forme de brochures et de journaux populaires. Beaucoup d’intellectuels ratés viennent y chercher l’explication de l’injustice dont ils sont victimes. Parmi eux, le jeune Adolf Hitler qui fait au début du siècle, sur le pavé de Vienne, son apprentissage antisémite.

Malgré la ferveur avec laquelle les Juifs défendent leur patrie allemande durant la Première Guerre mondiale, l’antisémitisme ne désarme pas.  Déjà tout au long du  siècle des nationalités, la perspective de voir sortir le Juif du ghetto avait  provoqué une renaissance de l’antisémitisme et le besoin de définir de nouveaux modes de quarantaine.

Mais l’Union sacrée due à la guerre, la République proclamée en novembre 1918, parachèvent l’intégration des Juifs allemands. Le nouveau régime leur ouvre les portes qui demeuraient fermées dans l’Etat wilhelminien. Les partis modérés de gauche sociaux-démocrates, vers lesquels se porte la majorité de leurs suffrages sont maintenant au pouvoir.

Modernité, libéralisme et critique sociale inspirent la vie artistique et intellectuelle. Un grand industriel juif, Walter Rathenau, est même nommé ministre des Réparations, puis des Affaires étrangères. Il occupe ainsi les postes les plus sensibles pour le sentiment national et l’honneur du pays, alors que l’Allemagne affronte la difficile exécution du traité de Versailles. Sa nomination provoque un choc.

Et en juin 1922, son assassinat marque une victoire incontestable pour les nationalistes allemands, assoiffés de revanche. La République allemande n’est-elle pas née de la défaite ? Et celle-ci n’est-elle pas le fruit de la révolution ? Et la révolution n’est-elle pas l’affaire des Juifs si nombreux dans les groupes subversifs ?

Émotionnellement et doctrinalement, l’antisémitisme racial influençait fortement la droite patriotique et conservatrice sous le régime impérial. Elle pénètre désormais la totalité des mouvements et des partis hostiles à la Révolution, à la République ou tout simplement aux partis démocratiques.

Tous les maux du présent, du diktat de Versailles à la grande dépression des années trente, en passant par l’hyper-inflation de 1923, trouvent une explication dans le complot de la juiverie internationale, si clairement dévoilé par Les Protocoles des Sages de Sion (5). Le stéréotype du juif ennemi, paria, bacille, fonctionne comme la figure du mal  absolu, la représentation concrète de la menace mortelle qui pèse sur la race nordique. Et cette fois, le Juif ne peut plus échapper à sa condition, puisqu’il s’agit non plus de foi, de baptême ou de conversion, mais de race scientifiquement définie, et des lois éternelles de la nature.

Encore faut-il trouver les mots qui pénètrent au plus profond du désespoir et de la haine collective. Seul un homme au psychisme profondément perturbé pouvait entrer ainsi en phase avec son époque et devenir le « tambour de la révolution nationale. » Cet homme sera Adolf Hitler.

 

L’arrivée des nazis au pouvoir

 

En 1932, dans un climat de violence généralisée, le Parti national-socialiste des Travailleurs allemands (NSDAP), créé douze ans plus tôt, gagne les élections législatives.

Dans un pays humilié par la défaite et secoué par une crise économique et sociale sans précédent, l’ascension d’Hitler semble irrésistible : de 1930 à 1932, le score électoral du parti nazi, qui compte déjà 2 500 00 membres, a connu une montée spectaculaire en passant de 18 à 37%.

Face à cette poussée, les partis de la gauche se montrent profondément divisés. Quant aux partis traditionnels du centre et de la droite, ils ne réagissent pour ainsi dire pas.

Le 30 janvier 1933, appelé par le vieux maréchal Hindenburg qui reste président de la République, Hitler devient chancelier du Reich. Ainsi, le chef du parti nazi parvient au sommet de l’État de façon démocratique, en se posant comme le meilleur défenseur de l’ordre.

L’arrivée au pouvoir d’Hitler s’effectue dans le cadre des institutions existantes. Cette légalité a pour conséquence de rendre docile l’administration dans son ensemble et de neutraliser toute velléité de réaction. La plupart des personnalités politiques allemandes sous-estiment encore le personnage qu’ils pensent pouvoir manœuvrer ou marginaliser. Mais pour Hitler la chancellerie n’est qu’une étape.

Son premier acte consiste à obtenir la dissolution du Reichstag pour avoir une majorité parlementaire qu’il n’a pas encore, même si le NSDAP est numériquement le parti le plus puissant. Il articule sa campagne autour de quelques thèmes simples : relèvement de l’honneur national, unité spirituelle du peuple allemand, restauration des valeurs traditionnelles, lutte contre le bolchevisme.

Très vite, un climat de terreur entretenu par la SA 6 entoure les élections. Les réunions du parti communiste sont rendues impossibles, les journaux centristes sont interdits. La radio est mise au service des seuls partis qui soutiennent les nazis.

Le 27 février 1933, l’incendie du Reichstag provoque des arrestations massives parmi les communistes allemands. Ce coup de force affaiblit l’opposition et sert de prétexte à la suspension des libertés fondamentales « au nom de la protection du peuple » : liberté de la presse, liberté de réunion et d’association, droits constitutionnels du citoyen.

Le nouveau parlement vote les pleins pouvoirs à Hitler pour une durée de quatre ans. Désormais, Hitler a les mains libres. Pour l’extérieur comme pour l’intérieur, les apparences de la légalité sont sauves. La loi du 14 juillet 1933 interdit la constitution de nouveaux partis et fait du Reichstag une chambre d’enregistrement des décisions du Führer. Hitler peut désormais gouverner sans limites, par lois, décrets et ordonnances, et conserve une constitution, soigneusement vidée de sa substance.

Les institutions sociales, économiques ou culturelles disparaissent à leur tour ou sont intégrées au nouveau système. Le Front du Travail englobe ouvriers et patrons. Le monde de l’industrie, lui aussi, est réorganisé dans le cadre d’une nouvelle structure dirigée par Krupp et Thyssen, les deux grands maîtres de la sidérurgie, et des liens forts s’établissent entre le régime et les industriels au sein de la Fondation donatrice Adolf Hitler de l’économie allemande.

Par étapes successives l’Allemagne est ainsi mise au pas. C’est la Gleichschaltung, soit le processus de mise en ordre de la nation allemande dans la voie du national-socialisme. De mars 1933 à juin 1934, Hitler passe du pouvoir légal, qui lui a été confié, à l’établissement de la dictature totalitaire. Plus aucune forme d’opposition légale ne s’exprime et toutes les organisations politiques, sociales ou économiques, passent sous le contrôle du Parti et de l’État. Les nazis s’installent partout aux commandes.

Aux mains des dirigeants du régime nazi, la propagande devient une arme diabolique : Goebbels dirige ce secteur stratégique. Tous les nouveaux moyens techniques de publicité et d’information, la presse, la radio et le cinéma sont mis au service du régime totalitaire.

La censure ne suffit pas, il faut conditionner les masses allemandes pour le culte du Führer. L’organisation de manifestations gigantesques a pour but de stimuler l’enthousiasme des foules devant le Führer. Hitler hurle des discours enflammés flattant les préjugés et les vieilles rancunes de la foule. L’un de ses thèmes préférés est la haine antijuive.

 

La doctrine raciale des nazis

 

Au bas de la hiérarchie des peuples se place le Juif auquel Hitler voue une haine obsessionnelle. La doctrine raciale hitlérienne s’appuie sur un héritage de mythes archaïques, de stéréotypes véhiculés par l’idéologie volkish, qui correspond à la poussée du nationalisme allemand.

Elle s’est formée contre l’idéal républicain de la France, dès l’époque napoléonienne. Elle s’inscrit dans le cadre du pangermanisme qui prend racine par l’essor de ces trois thèmes : la supériorité du monde allemand (race et langue), la haine de l’étranger, et le Juif perçu comme l’homme vidé de son humanité.

Dans l’esthétique volkish, sensible à la beauté de l’aryen, le corps est le reflet de l’âme. La paysannerie, cœur de la race, plonge dans un monde traditionnel, comme le décrit Walter Darré dans La Nouvelle Noblesse du sang et du sol (1936) (9). Le non-aryen s’oppose au principe du Blut und Boden, « du sang et du sol », à l’enracinement dans la terre.

Quant au Juif, homme des villes, homme abstrait dont le seul lien social est l’argent, il devient le symbole négatif de la modernité. Il serait déviant, anormal, délinquant, à l’inverse de l’Allemand spontanément droit et honnête. Le Juif est représenté comme un rat, un animal perfide et souterrain. La peste et le choléra sont propagés par les rats, et le meilleur traitement de ces fléaux ne consiste-t-il pas à en éradiquer de façon radicale les vecteurs.

Selon la vision globale des nazis, les Juifs ne font pas partie du genre humain. En somme, les détruire devient une tâche salutaire, presque humanitaire. Cette vision s’inscrit dans une perpétuelle lutte de races, supposée d’aptitudes inégales.

Dans le film de propagande nazie, Le Juif Süss, on retrouve les grands thèmes qui alimentent le délire antisémite. Alors qu’un peuple se définit aux yeux d’Hitler par « l’espace vital » qu’il sait conquérir, les Juifs seraient un « non-peuple » puisqu’ils ne possèdent pas d’espace propre. Dès lors, ils chercheraient à s’implanter au milieu des autres peuples, en constitueraient un élément parasite, finiraient par les dénationaliser, les abâtardir, leur faire perdre les qualités propres qu’ils doivent à la nature. Les Juifs apparaissent donc en contradiction avec les lois de la nature. Ce sont eux qui ont empêché le peuple aryen, le peuple supérieur, particulièrement bien représenté en Allemagne, d’accomplir sa destinée historique.

 

Les premières mesures antisémites

 

Dès 1933, en Allemagne, des mesures antisémites sont mises en œuvre. Tout en s’intensifiant, les persécutions antijuives se multiplient. On peut distinguer trois périodes d’inégale intensité, qui s’organisent en crescendo. De 1933 à 1935, la législation antisémite est dite modérée. De 1936 à 1937, il y a un certain répit, dans le contexte de l’organisation et du déroulement des Jeux Olympiques de Berlin. Enfin, l’année 1938 voit la reprise et l’intensification des persécutions physiques.

Dès l’arrivée au pouvoir du Führer, des actions isolées, dues généralement aux sections d’assaut (S.A), se multiplient contre les Juifs : attaques de personnes ou mesures de dissuasion contre les achats dans les magasins juifs.

Deux mois plus tard, le 1er avril 1933, le parti nazi décide le boycott généralisé des commerces juifs. Pendant quatre jours, des S.A se tiennent devant les boutiques, afin d’empêcher quiconque d’y entrer. Sans que soit commise la moindre violence physique, les Juifs d’Allemagne se voient ainsi mis au ban de la société dans laquelle ils se croyaient jusqu’alors bien intégrés. Toutefois, la mesure doit être reportée en raison des difficultés d’exécution — notamment la difficulté de définir le magasin juif — et de l’immense réprobation qu’elle entraîne à l’étranger, comme dans une grande partie de la population allemande.

En revanche, l’exclusion des Juifs des professions qui leur permettent d’avoir une influence sur le public ou dans l’État est relativement aisée à mettre en œuvre. La loi du 7 avril 1933 sur la « revalorisation de la fonction publique » les exclut des carrières de fonctionnaires. Elle est suivie de textes qui leur interdisent aux l’exercice des professions libérales, les carrières universitaires, l’enseignement, l’exercice des métiers de la presse, du théâtre, de la radio et du cinéma. À la fin de l’année 1933, trois mille médecins, quatre mille avocats et deux mille artistes sont chassés de leurs emplois.

Ces mesures législatives s’accompagnent d’actions spectaculaires. Ainsi le 10 mai 1933, le recteur de l’université de Frankfort brûle en un immense autodafé des milliers d’ouvrages écrits par les Juifs. Selon Goebbels, chef de la propagande, « l’ère de l’intellectualisme juif est maintenant révolue. »

Les Juifs sont mis à l’index, marginalisés par rapport au reste de la population : « Les Juifs sont des hôtes étrangers », déclare Alfred Rosenberg au Congrès de Nuremberg, rassemblement annuel du NSDAP. Ils sont tolérés, mais doivent vivre à l’écart. Aux côtés des militants antinazis ou des « asociaux », ils sont internés dans les premiers camps de concentration dès mars 1933.

Le but de l’ensemble de ces mesures semble être de pousser les Juifs, en commençant par les cadres et les intellectuels, à quitter l’Allemagne. En fait, le nombre des émigrants reste relativement restreint, un peu plus de cent cinquante mille, soit un quart du total, la plupart des Juifs allemands restant profondément attachés à leur patrie.

En juin 1934, au cours de la fameuse « Nuit des longs couteaux », tous les chefs SA sont éliminés, et Hitler affirme sa puissance au sein même de son parti. La mort du président Hindenburg, dans l’été 1934, marque la fin de toutes les illusions : Hitler en profite pour cumuler les fonctions de chancelier et de président de la République. Il devient le Führer, le chef absolu : « un Peuple, un Empire, un Chef » est le slogan du nouveau régime.

 

Les lois de Nuremberg de 1935

 

En septembre 1935, avec les lois de Nuremberg, une nouvelle étape est franchie. La première de ces lois, loi sur la citoyenneté (Reichbürgergeset), définit les caractéristiques et les droits du citoyen du Reich par rapport au « citoyen inférieur » et précise : « Le citoyen du Reich, seul, jouit de la plénitude des droits politiques, selon que les lois le stipulent ». La seconde de ces lois est la « loi pour la protection du sang et de l’honneur allemands. »

Ces lois accentuent l’isolement des Juifs du reste de la société allemande en leur enlevant leur citoyenneté, en interdisant les mariages entre Juifs et aryens, ainsi que les relations extraconjugales entre ces deux groupes. C’est la mise en œuvre de la « séparation biologique » souhaitée par Hitler.

Pour de nombreux Juifs allemands, les conséquences des lois raciales, les lois de Nuremberg, sont dramatiques. Leur vie quotidienne s’en trouve complètement bouleversée : des couples se séparent, des familles éclatent, et, soumis à un boycott tenace, les commerces périclitent.

De septembre à novembre 1935, les dirigeants nazis discutent longuement sur le problème de la définition du Juif. Dès la fin du congrès de Nuremberg, Hitler veut une législation autoritaire, mais qui ne soit pas mise au point par le ministre de l’Intérieur, Frick. On fait la différence entre plusieurs catégories de Juifs en distinguant ceux qui ont quatre générations à part entière et ceux qui ont une généalogie incomplète. On fait en sorte que les demi-juifs et les quarts de Juifs, les Mischling, soient sauvés. Le décret de novembre règle ce problème.

Le 14 novembre 1935, un arrêté officiel donne une définition formelle du Juif : « Est Juif celui qui est issu d’au moins trois grands-parents juifs », « Est Juif celui qui appartient à la communauté religieuse juive ». Ceux qui entrent dans le cadre de cette définition se voient exclus définitivement de la fonction publique, ils ne bénéficient plus ni des lois sociales, ni de l’allocation du chômage, et ils ne sont plus admis dans les rangs de l’armée allemande.

 

La réaction des églises

 

Cependant, tout cela ne va pas sans réaction de la société allemande. En 1936, la répression des opposants au régime s’accentue, et plus de sept cents pasteurs sont arrêtés, accusés d’avoir signé un mémoire dénonçant l’idéologie nazie : Martin Niemoller est le principal chef de cette opposition organisée autour de l’Église confessante. Il nous a laissé ce poème en guise de protestation :

« Quand ils sont venus

 

chercher les communistes

 

Je n’ai rien dit

 

Je n’étais pas communiste.

 

Quand ils sont venus

 

chercher les syndicalistes

 

Je n’ai rien dit

 

Je n’étais pas syndicaliste.

 

Quand ils sont venus

 

chercher les Juifs

 

Je n’ai rien dit

 

Je n’étais pas juif.

 

Quand ils sont venus

 

chercher les catholiques

 

Je n’ai rien dit

 

Je n’étais pas catholique.

 

Puis ils sont venus me chercher

 

Et il ne restait plus personne

 

pour protester (10. »(

 

Le pape Pie XI publie l’encyclique Mit Brennender Sorge (Avec une anxiété brûlante), le 29 mars 1937. Dans ce document  le pape réfute les principes nazis, notamment la divinisation de la race et de l’État, et qui évoque la situation de l’Église catholique en Allemagne, sera diffusée dans les églises à l’office des Rameaux. La répression exercée par le nazisme contre les prêtres catholiques s’opposant aux régimes, déjà bien présente, redouble encore : mille cent prêtres sont arrêtés, trois cent quatre seront déportés à Dachau (11).

Après une relative accalmie, accalmie stratégique nécessaire à la tenue des Jeux Olympiques de 1936 (12), la fin de l’année est marquée par la création du Service des Questions Juives (SD), confié à un protégé de Heydrich, Adolf Eichmann. Dès son entrée en fonction, celui-ci a une mission : mettre sur pied un programme d’émigration massive des Juifs d’Allemagne afin de rendre le pays Judenrein c’est-à-dire sans la population d’« indésirables ».

Pourtant, de 1933 à 1937, il faut noter que les exactions physiques contre les Juifs sont encore rares. Certes, il y a des dispositions juridiques, une forte volonté d’exclusion mais, selon la formule de Gœbbels « on ne touche pas à un cheveu des Juifs », et on va même jusqu’à créer un service spécial chargé de recevoir les doléances de ceux qui auraient à se plaindre de violences.

Cependant, l’antisémitisme prôné par les instances gouvernementales progresse dans les esprits et, dans bien des cas, les pouvoirs locaux outrepassent les mesures officielles.

La presse publie des articles violemment antisémites. Le journal de Julius Streicher Der Stümer (13), multiplie caricatures antijuives et propos calomnieux. Le poison se répand dans le corps social, les esprits se familiarisent avec l’inacceptable. A propos de cette évolution de la population, Léon Poliakov pourra écrire dans le Bréviaire de la haine : « Si une minorité exécrait le Juif, lui portant une haine homicide, une majorité, qui n’était pas foncièrement antisémite, le laissait tuer et y prêtait main-forte, parce qu’elle le voyait exécré. Elle avait appris à détourner les yeux (14. »(

 

1938 ,  le tournant dans les persécutions

 

Depuis 1935, Hitler enregistre des succès dans la politique extérieure, et l’Allemagne réussit à briser son isolement diplomatique. L’année 1938 constitue un tournant, et Ribbentrop, ministre de l’Armement, peut déclarer : « Ce n’est sans doute pas par hasard si 1938, l’année de notre destin, a permis de réaliser l’idée de la Grande Allemagne en même temps qu’elle nous rapprochait de la solution du problème juif (15). »

Mais cette année-là est marquée par une aggravation de la situation des Juifs allemands. Au printemps de 1938, l’Anschluss annexe l’Autriche à l’Allemagne, et cette annexion intègre deux cent mille Juifs nouveaux dans le Reich.

Une telle situation n’est pas tolérable pour les autorités nazies qui optent désormais pour une politique d’émigration massive : Vienne devient vite le modèle de la mise en œuvre de la politique d’émigration forcée des Juifs hors du troisième Reich. Le traditionnel antisémitisme autrichien, qui a formé le jeune Hitler trente plus tôt, connaît un essor fulgurant qui étonne les envahisseurs allemands eux-mêmes.

La conférence d’Évian démontrera l’abandon général des Juifs européens. Cette Conférence est organisée en juillet 1938, à l’initiative du président Roosevelt, afin de trouver des solutions au problème des réfugiés, en particulier venant d’Allemagne et d’Autriche.

Trente et un pays sont invités. Les différentes délégations justifient les raisons pour lesquelles leur pays ne peut changer de législation et ouvrir leur frontière aux populations chassées. Au total seule la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés sera créée.

Aucune véritable solution ne sera trouvée concernant l’accueil des réfugiés Juifs, pourtant de plus en plus nombreux. Cet embarras des démocraties constitue de fait un véritable encouragement donné à Hitler pour l’intensification de sa politique antisémite. La conférence  est ainsi un échec total pour la conscience universelle.

À propos des effets tragiques de la conférence d’Évian, Robert Wistrich note dans Hitler, l’Europe et la Shoah (16) : « Si l’Allemagne ne pouvait plus espérer exporter ou expulser ses Juifs en direction d’un monde extérieur qui, à l’évidence, ne souhaitait pas les accueillir, il allait peut-être falloir s’en débarrasser d’une autre manière. »

Le 14 octobre 1938, Himmler ordonne l’arrestation et l’expulsion immédiate de tous les Juifs polonais habitant le Reich. Comme le gouvernement polonais les considère comme déchus de la nationalité polonaise, il veut développer le programme d’émigration massive des Juifs hors des frontières allemandes, mais aux yeux des dirigeants nazis.

Le quart des Juifs autrichiens est obligé de quitter le Reich, en janvier 1939 : un départ forcé de quatre-vingt mille Juifs est organisé. Mais l’annexion des Sudètes, puis l’occupation de la Bohème Moravie des réfugiés juifs (création d’un comité chargé de régler ultérieurement leur sort).

Selon Eichmann, à la tête du Service des Questions juives, la solution à la « question juive » n’est pas assez rapide. « Le Juif doit décamper ! lance Goering, il est temps d’en finir avec eux ou alors on organisera des ghettos dans les grandes villes (17). »

 

La Nuit de Cristal

 

Le 6 novembre 1938, un jeune Juif de dix-sept ans, Hershel Grynspan, dont la famille vient d’être expulsée, se rend chez un conseiller de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Ernest Von Rath, et le blesse mortellement. Le temps des persécutions physiques va commencer : la nuit de Cristal (9-10 novembre 1938), ou du « bris de verre », constitue une étape importante dans ce processus. Le 9 novembre 1938, quinzième anniversaire du putsch manqué de Munich, est déclenchée une violente opération de représailles.

Les vitres des magasins sont brisées, les propriétés, les appartements, mais aussi les synagogues, les divers édifices culturels, les hôpitaux, les orphelinats appartenant à des individus ou à des collectivités juives, sont systématiquement saccagés, pillés, incendiés sur tout le territoire.

À ces actes de vandalisme s’adjoignent des brutalités commises sur les personnes, brutalités entraînant souvent la mort : des familles surprises en plein sommeil sont froidement assassinées. Des arrestations sont opérées : environ trente mille personnes sont incarcérées avant d’être dirigées vers les camps de Dachau, Buchenwald et Sachenhausen.

Le 12 novembre 1938, Goering convoque un conseil spécial chargé de dresser le bilan ; près de mille magasins ont été démolis, ainsi que trente entrepôts et autant de petites fabriques ; deux mille maisons ont été incendiées tout comme cent quatre-vingt-quatorze synagogues ; beaucoup de Juifs ont été arrêtés, une grande partie d’entre eux est maintenant internée dans les camps. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées. Afin de parfaire son œuvre, Goebbels propose de faire démolir par les Juifs eux-mêmes les quelques synagogues d’Allemagne qui n’ont pas été touchées.

La communauté juive d’Allemagne doit payer une amende d’un million deux cent cinquante mille reichsmarks pour payer les dégâts. Ces violences seront présentées comme une manifestation populaire spontanée, mais il s’agit en réalité d’une opération commanditée par Goebbels.

 

La politique antisémite s’intensifie

 

Désormais, plus rien ne retient les nazis dans la voie de la persécution. La vague d’émigration s’accentue. Fin novembre paraissent de nouvelles ordonnances : les Juifs n’ont plus le droit de pénétrer dans les théâtres, les cinémas, les salles de concert, les cirques, les expositions, les plages, les stations estivales et les jardins publics. Les enfants ne peuvent plus fréquenter les écoles allemandes.

Au cours de l’année 1939, les mailles du filet se resserrent encore. Au mois de janvier, un bureau central du Reich pour l’émigration juive est créé à Berlin. Les nazis inondent les états voisins de réfugiés.

Leur but est triple : créer par l’afflux des populations rejetées des situations économiques difficiles dans les pays en cours d’annexion, intensifier l’antisémitisme par l’arrivée massive de réfugiés déversés partout dans les pires conditions et, enfin acculer le Royaume Uni à prendre des mesures draconiennes contre l’immigration juive en Palestine. Toutefois, l’émigration ne constitue plus aux yeux des dirigeants nazis la solution de la question juive. Selon Goering : « La question juive ne sera pas résolue, lorsque le dernier Juif aura quitté le sol allemand (18). »

Le but de l’action allemande est une « future solution internationale de la question juive, qui ne serait pas inspirée par une fausse pitié pour la minorité religieuse pourchassée mais qui serait dictée par la mûre compréhension de toutes les nations au sujet du danger que représente le judaïsme pour l’existence nationale des peuples (19) ».

Le 30 janvier 1939, à l’occasion du sixième anniversaire de son avènement au pouvoir, Hitler annonce au Reichstag la Solution finale en Europe. Il déclare la « guerre » aux Juifs : « Je le prophétise, une nouvelle guerre mondiale signifierait l’extermination des communautés juives en Europe. »

Le 4 juillet 1939, est constituée une Union des Juifs du Reich placée sous la surveillance du Ministère de l’intérieur et de la police à laquelle doivent obligatoirement appartenir tous les Juifs résidant en Allemagne quelle que soit leur nationalité.

 

Les réactions des Juifs allemands

 

Il faut d’abord rappeler comment la communauté allemande, la première menacée, a réagi depuis 1933. Dès l’avènement d’Hitler au pouvoir, les Juifs allemands ont eu à subir les persécutions antisémites. Selon Rina Neher (20), on peut distinguer  quatre types de réactions. La première, c’est le désespoir, la seconde, celle de l’approfondissement intérieur, la troisième, celle d’une perplexité dramatique. Enfin, il y a la solution du retour, de l’alya vers la Palestine.

D’abord, il y a la désillusion chez de nombreux Juifs allemands et autrichiens. Les suicides sont nombreux, y compris chez les exilés ; dès 1935, Kurt Tucholsky en Suède, Ernst Töller à New York quatre ans plus tard, et Stefan Zweig au Brésil, en 1942, pour ne citer, à titre d’exemple, que quelques cas célèbres.

En second lieu, il y a un approfondissement de la vie juive, très intense dans l’Allemagne hitlérienne. Dans toutes les grandes villes, s’ouvrent des centres d’étude juive de haut niveau. Les œuvres inédites de Franz Rosenzweig sont publiées en 1935. Le séminaire orthodoxe de Berlin, dirigé par le rabbin Jacob Weinberg, continue et élargit son enseignement. Des penseurs tels Martin Buber, Robert Welsch et Léo Baeck dispensent longtemps leurs cours.

La troisième réaction, la plus répandue, est celle d’une perplexité dramatique. Il y a de l’indécision devant l’option radicale de l’émigration. Les Juifs allemands hésitent et temporisent, ils croient à la chute d’Hitler. En outre, ils craignent davantage les risques d’une émigration qui leur apparaît risquée.

Moins enracinés dans leur pays, les Juifs autrichiens se décident plus rapidement, la moitié d’entre eux, soit cent dix mille personnes, quittent leur pays dans les dix-huit mois qui séparent l’Anschluss de la guerre en Pologne.

Dès 1932, de jeunes Juifs allemands qui se sentent sans avenir dans leur pays choisissent la solution de l’alya. Un groupe se réunit autour de Recha Freyer, jeune épouse d’un rabbin berlinois. L’alya des jeunes se constitue le 5 mars 1933 afin de mieux agir en faveur de l’insertion en Palestine. De 1933 à 1945, ce travail est entrepris par Henrietta Szold en Palestine. Là-bas, les jeunes reçoivent sur place leur formation professionnelle, technique ou agricole.

Entre 1934 à 1939, sept mille enfants sont envoyés en Palestine. D’abord hébergés dans des kibboutzim (fermes collectives), ceux-ci sont ensuite répartis dans des villages d’enfants et des institutions. L’année 1939 sera pour les émigrants la plus dramatique.

 

Les centres d’euthanasie

 

Dans la profession médicale, le consensus est très large au sujet de l’eugénisme (21), et les nazis adoptent très tôt des mesures pour favoriser l’« hygiène raciale ».

Ainsi, dès le 14 juillet 1933 est mise en place une loi de stérilisation pour les malades mentaux. Il s’agit d’un « eugénisme médical ». Les trois artisans majeurs sont le docteur Gütt, médecin et haut fonctionnaire nazi, le juriste Ruttke, nazi et membre de la SS, et le Suisse Rudin, fondateur de la psychiatrie génétique et eugéniste militant qui dirige le plus grand centre de recherche génétique au monde.

En septembre 1939, une décision secrète est prise : les malades mentaux incurables seront mis à mort. Inutiles à l’État, pouvant eux-mêmes procréer des descendants dont l’existence porterait atteinte à la pureté de la race, ils doivent disparaître.

Six centres d’exécution sont mis en service. Ils comprennent des chambres à gaz au monoxyde de carbone. Quinze à vingt spécialistes éminents sont consultés et participent à l’élaboration de ce programme. De janvier 1940 à août 1941, près de quatre-vingt mille adultes malades mentaux sont exterminés. Par une lettre circulaire, pleine de d’hypocrisie et de sadisme, les familles apprennent que leur proche est décédé pour cause de « faiblesse cardiaque » ou de « pneumonie ».

Malgré le secret absolu exigé par les autorités, on ne peut cacher longtemps l’existence d’une telle euthanasie. Des plaintes de familles accusent les médecins d’assassinat. Ces plaintes ont d’autant plus d’effets que le clergé s’oppose, lui aussi, à l’opération T4 (22). Dans un mémorandum soumis à la chancellerie du Reich, le pasteur Braune s’emporte : « Jusqu’où ira-t-on dans l’extermination des vies indignes ? Où se trouve la limite ? Qui est anormal, asocial, quels sont les cas désespérés ? »

La Gestapo arrête le pasteur Braune, mais les évêques allemands accentueront leurs protestations si bien que le pouvoir nazi stoppera durant l’année 1941 son programme d’euthanasie. Au total environ deux cent mille personnes ont été euthanasiées sur le territoire allemand.

 

Adaptation par JG.

 

NOTES

 

 

  1. Les juifs allemands obtiennent les droits civiques et poursuivent leur intégration sociale.
  2. Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Le comité international de la Croix-Rouge, les déportations et les camps de concentration nazis, Payot, Paris, 1988.
  3. L’antisémitisme racial est à distinguer de l’antijudaïsme religieux qui cinsidère les Juifs comme un peuple déicide.
  4. La ligue pangermaniste, dès 1891, se caractérisait par ses idées nationalistes, expansionistes, par son antisémitisme et son « antislavisme ».
  5. Ce document célèbre, écrit à Paris au xixe siècle par Mathieu Golovinski, faussaire russe et informateur de la police tsariste, voulait faire croire qu’il existait un programme mis au point par un conseil de sages Juifs afin d’anéantir la chrétienté et dominer le monde. Ce texte fut diffusé à grande échelle, et notamment repris comme pièce maîtresse de la propagnade antisémite du troisième Reich.
  6. S.A (Sturm Abteilung, Sections d’assaut). C’est en 1920 qu’Ernst Röhm fonde la S.A qu’il conçoit comme un service d’ordre destiné à protéger les réunions du parti nazi et à perturber celles des adversaires politiques. Au début de 1933, la SA compte quatre cent mille hommes. Cette puissance inquiète l’état-major, et même les dirigeants nazis. La SA fait régner sur l’Allemagne une véritable terreur, en particulier sur les Juifs. En 1934, elle est forte de trois millions d’hommes.
  7. SS (Schutstaffel, échelon de protection).C’est en 1922 qu’Hitler décide se constituer une petite garde personnelle. En 1933, Himmler en tant que Reichsfürer des SS, dispose de cinquante mille SS dont le rôle est fondamental, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler dans le processus de transformation de l’Allemagne (gleichschaltung). Force de police à l’origine, la SS va fonder sa puissance sur le contrôle de toute la police allemande : elle devient la police politique de l’État nazi. Dépendant du même chef, Himmler, Gestapo et SS deviennent deux branches de la même organisation. À ces activités s’ajoute la garde des camps de concentration, rôle dans lequel la SS remplace la S.A depuis 1934. Durant la Seconde Guerre mondiale, la puissance de la SS atteint son apogée et constitue un « État dans l’État ». La SS exécute les décisions de 1941 sur la Solution finale du problème juif.
  8. Du mot allemand Geheine Staatspolirei. Cette police secrète d’État du troisième Reich allemand sera créée en avril 1933 par le ministre de l’Intérieur, Hermann Goering.

Walter Darré, La Nouvelle Noblesse du sang et du sol, traduction française, Paris, Sorlot 1939.

  1. Le pasteur Niemoller était alors le chef de l’Église confessante en Allemagne.

11.Longtemps méconnue, l’histoire de la résistance des catholiques allemands reste à faire. Certes, dès 1933, Hitler a signé le Concordat avec le pape Pie XI, mais en tant que minorité, les catholiques seront souvent aux premières lignes de la résistance antinazie. Cette protestation ne cessera de s’amplifier jusqu’au lancement du programme nazi d’euthanasie contre les handicapés.

  1. Sur l’attitude d’Hitler lors des Jeux Olympiques, voir Philippe Assoulen, Les Champions juifs, Imago, Paris, 2009.
  2. Der Stürmer (en allemand, En avant) C’est le journal nazi le plus virulent à l’égard des Juifs. Son fondateur est Julius Streicher qui, de 1923 à 1945, a orchestré toutes les campagnes de propagande antisémite.
  3. Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, Paris,
  4. Ribbentrop
  5. Robert Wistrich, Hitler, l’Europe et la Shoah, Paris
  6. Goering

Goering

  1. Rapport du ministère des Affaires étrangères.
  2. Neher Rina formait avec son mari André un couple d’érudits et de chercheurs qui ont contribué à la renaissance des études juives en France.

21.

 

Opération T4

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