No deal sur le Brexit : vers une nouvelle crise existentielle pour l’Union européenne ?

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View of Picadilly circus, in London, at night. March 21, 2017. Photo by Nati Shohat/FLASH90 *** Local Caption *** לונדון אנגליה כיכר פיקדילי לילה

FIGAROVOX/ANALYSE – Steve Ohana analyse les conséquences des démissions de Boris Johnson et David Davis. Il voit pointer la perspective du «No deal» pour le Royaume-Uni et questionne la responsabilité de l’Union européenne.


Steve Ohana est professeur de finance à l’ESCP Europe.


Les démissions de David Davis (ministre chargé du Brexit) et de Boris Johnson (ministre des Affaires Étrangères), deux grandes figures pro-Brexit du gouvernement de Theresa May, pourraient priver le Premier ministre britannique d’une majorité parlementaire pour son plan de sortie de l’Union européenne. Rappelons que l’objectif de ce plan est de maintenir le Royaume-Uni en tant que membre de l’union douanière européenne seulement pour l’industrie et l’agriculture, tout en récupérant un contrôle des mouvements migratoires intra-européens. Ce plan semble résoudre un certain nombre de contradictions inhérentes au Brexit à première vue. Il protège l’intégrité des supply chains des deux côtés de la Manche. Il résout en grande partie le problème épineux de la frontière entre l’Irlande du Nord (membre du Royaume-Uni) et la République d’Irlande (membre de l’UE). Il donne au Royaume-Uni une certaine autonomie commerciale et législative en ce qui concerne au moins les services, secteur qui constitue 80% de son PIB, qui est le seul à assurer au Royaume-Uni des excédents commerciaux et à connaître une croissance positive depuis la crise de 2008. Enfin, il répond à la demande d’une grande partie de l’électorat britannique pro-Brexit de contrôler les flux migratoires en provenance du reste de l’Europe.

Cependant, ce plan est lui-même porteur de frustrations et de contradictions, aussi bien pour les «Leavers» que pour les «Remainers». Et sa plus grande faille est que l’Union a d’ores et déjà annoncé, par la voix des fonctionnaires européens chargés de la négociation avec le Royaume-Uni, qu’elle le considérait comme inacceptable. La raison en est simple: le Marché Unique repose sur le principe des quatre libertés indissociables (produits, services, capital, personnes). Il ne peut y avoir «d’Europe à la carte» permettant aux participants du marché unique de «picorer» dans le menu de ces quatre libertés. Cette prétendue inflexibilité sur les principes cache en réalité un choix stratégique et politique. L’Union européenne s’est déjà en effet révélée capable de transiger sur le principe des quatre libertés, dans le cadre par exemple de son partenariat avec la Suisse, qui offre à ce pays un accès au Marché Unique européen en même temps qu’un certain contrôle des flux migratoires intra-européens.

Mais, la question du divorce avec le Royaume-Uni est autrement plus brûlante politiquement que ne le fut la question helvète – qui au passage a mis de très nombreuses années à être négociée…

Deux options s’offrent au Royaume-Uni : l’«option canadienne» ou l’«option norvégienne».

En effet, au contraire de la Suisse qui n’a jamais fait partie de l’UE, le Royaume-Uni en est membre depuis 1973. Or, toute concession accordée à un pays quittant l’UE sur le principe des quatre libertés serait, pour reprendre les mots de notre Président de la République, une «victoire concédée au populisme», dans la lutte existentielle que Macron entend mener contre le retour des démons «nationalistes» en Europe. Macron est rejoint dans cette position inflexible par Angela Merkel, ainsi que par tout l’establishment bruxellois. Cette stratégie a pour objectif d’amener le Royaume-Uni à se déterminer entre l’une des deux options suivantes: d’un côté l’option «canadienne», où le Royaume-Uni ne serait plus membre du Marché Unique, mais lié à l’UE par un accord de libre-échange sur le modèle du CETA ; de l’autre, l’option «norvégienne», où le Royaume-Uni, sans être membre à part entière de l’UE, continuerait à faire partie intégrante du Marché Unique (via une intégration à l’Espace économique européen où à l’Association européenne de libre-échange), et serait soumis non seulement au principe des quatre libertés, mais également à l’ensemble des régulations européennes sur le marché unique, sans pouvoir participer à leur élaboration.

Or, aucune de ces deux options ne saurait obtenir de majorité au sein de l’opinion britannique, ni même à Westminster.

L’option canadienne induit en effet le risque d’une frontière dure entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni (ce qui est inacceptable pour la plupart des citoyens britanniques, et notamment pour le parti unioniste irlandais DUP, grâce auquel Theresa May dispose de sa courte majorité au Parlement). De plus, elle ne répond pas au souhait des partisans du Remain ou d’un «soft Brexit» (très représentés au parti Labour comme au sein des Tories) de maintenir des liens aussi étroits que possible avec l’UE. Quant à l’option «norvégienne», elle est inacceptable pour les Brexiters du Tory Party, très attachés à la reconquête de la souveraineté migratoire britannique ainsi que d’une autonomie législative par rapport à la Commission et à la Cour de Justice européenne. Seule une option intermédiaire entre la canadienne et la norvégienne, sur le modèle du partenariat avec la Suisse, est susceptible de recueillir une adhésion majoritaire outre-Manche. Et c’est justement l’essence du plan de Theresa May, présenté le week-end dernier. Bruxelles, en rejetant par avance ce plan, a directement provoqué la crise politique actuelle outre-Manche: aussi bien Davis que Johnson expliquent en creux, dans leur lettre de démission, que la stratégie de Theresa May, compte tenu des concessions futures que le Royaume-Uni sera amené à faire à l’UE lors des négociations à venir, ne pourra mener à terme qu’à une solution à la norvégienne, totalement inacceptable pour eux.

Le cas du Royaume-Uni ne pourra pas se régler sur le mode de la crise grecque de 2015, où les leaders européens ont réussi à faire capituler Alexis Tsipras sur toutes ses promesses de campagne.

Il est tout à fait légitime et compréhensible que l’Union européenne défende ses intérêts, au premier rang desquels se trouvent l’intégrité du Marché Unique ainsi que la lutte politique contre les courants «nationaux-populistes» qui la menacent dans tous les pays, et qui sont déjà aux manettes en Europe Centrale, en Autriche, en Italie, et jusque dans la coalition au pouvoir en Allemagne.

Mais l’équation est en réalité beaucoup plus compliquée pour l’UE qu’il n’y paraît à première vue. Le cas du Royaume-Uni ne pourra pas en effet se régler sur le mode de la crise grecque de 2015, où les leaders européens ont réussi à faire capituler Alexis Tsipras sur toutes ses promesses de campagne, après avoir compris que ce dernier n’avait pas de «plan B». En effet, si l’UE continue à n’offrir au Royaume-Uni que des «solutions» inacceptables pour la majorité des Britanniques, la tentation sera grande pour le Royaume-Uni de choisir l’option du «No Deal» ou encore du «Brexit sale» (sortie de l’UE sans accord de transition le 29 mars 2019, terme de la période de deux ans qui suit le déclenchement de l’Article 50). Même si ce scénario présente de très grandes incertitudes pour le Royaume-Uni, il comporte également un certain nombre d’avantages par rapport aux options canadienne et norvégienne: pas d’argent à initial à débourser (on rappelle que l’UE exige le paiement d’une somme de 39 milliards de livres comme préalable à tout accord de transition avec le Royaume-Uni), reconquête d’une souveraineté commerciale, législative et migratoire intégrale, préservation de l’intégrité du Royaume-Uni… Et au contraire d’une sortie de la Grèce de la zone euro en 2015, qui aurait eu des conséquences avant tout symboliques pour l’UE, une sortie non négociée du Royaume-Uni aurait cette fois des conséquences très lourdes pour l’ensemble des citoyens européens, des deux côtés de la Manche: arrêt brutal des flux commerciaux entre le Royaume-Uni et le continent, retards, accidents, files d’attente monstres aux points de passage des marchandises et des personnes, fragilisation des secteurs exportateurs continentaux (l’UE a ainsi exporté pour 320 milliards de livres de produits et services vers le Royaume-Uni en 2016, enregistrant un excédent commercial de 80 milliards de livres avec le Royaume-Uni, dont plus de 30% sont dus à l’Allemagne…), faillites brutales des petites et moyennes entreprises impliquées dans le commerce avec la Grande-Bretagne, statut indéterminé des ressortissants européens au Royaume-Uni, remise en cause des partenariats militaires stratégiques, en particulier avec la France, ainsi que des partenariats sécuritaires dans la lutte contre le terrorisme…

On voit se constituer le même « axe » conservateur germano-austro-italien au sujet du Brexit qu’au sujet migratoire.

Ce n’est pas un hasard si Theresa May a placé les préparations au scénario du «No Deal» en bonne place dans son plan: elle a compris que ce scénario inquiète en Europe, et que sa seule évocation pourrait suffire à semer le doute et la division chez les Européens. Les conséquences sécuritaires d’une absence d’accord ont d’ailleurs suffisamment préoccupé le ministre de l’Intérieur allemand Seehofer, pour que quelques jours seulement après son armistice avec Angela Merkel sur la question migratoire, il écrive une lettre à la Commission européenne pour lui demander d’adoucir sa position sur la question du Brexit. En réalité, Seehofer venait de trouver un autre moyen de fragiliser la chancelière allemande, en se faisant l’écho de l’inquiétude du secteur automobile allemand, qui ne se remettrait pas de la combinaison d’une guerre tarifaire sur les exportations de voitures vers États-Unis et d’un «Brexit sale» avec le Royaume-Uni (combinaison fatale qui lui ferait perdre ses deux plus gros marchés d’exportation d’un seul coup). Le nouveau gouvernement «souverainiste» en Italie réclame également un adoucissement de la position européenne à l’égard du Royaume-Uni, «pour éviter que Theresa May ne quitte la table des négociations». Quant au premier ministre autrichien, qui occupe la présidence tournante de l’UE jusqu’à la fin 2018, il souhaite que soit accordé un délai supplémentaire au Royaume-Uni en cas d’échec des négociations. On voit donc se constituer le même «axe» conservateur germano-austro-italien au sujet du Brexit qu’au sujet migratoire. Ce qui n’est guère surprenant compte tenu du fait que le désaccord principal entre le Royaume-Uni et l’UE porte justement sur la question de la souveraineté migratoire…

L’Union européenne s’est jusqu’ici réfugiée derrière des arguments juridiques dans sa négociation avec le Royaume-Uni, espérant de cette façon contraindre le Royaume-Uni à épouser sa position. Au contraire, la négociation du Brexit est traitée outre-Manche comme un sujet éminemment politique, l’opinion et les partis se déchirant sur des questions existentielles relevant de la place du Royaume-Uni en Europe et dans le monde. Au «jeu de la poule mouillée» qui s’est engagé, l’avantage est à la partie qui semble la plus déterminée et la plus inflexible dans sa position, l’autre partie n’ayant plus d’autre choix que la capitulation pour éviter le crash. C’est ce qui explique que jusqu’ici les concessions ont dû être faites par la partie britannique, semant la division et même le début d’une crise politique outre-Manche. Mais, si la partie britannique parvient à donner corps au scénario du «No Deal», le dossier du Brexit pourra de moins en moins être traité par les leaders européens sur un mode technique et juridique, compte tenu de la gravité des enjeux économiques, politiques et sécuritaires qu’un «Brexit sale» recouvre pour les citoyens européens. Et, comme la crise migratoire et la crise transatlantique l’ont amplement illustré, l’Union européenne, en tant qu’ordre techno-juridique, est fondamentalement inapte à résoudre les crises de nature politique, qui sont in fine du ressort des États. Face à la perspective d’un Brexit non négocié, les intérêts nationaux se réaffirmeront face à la position tenue jusqu’à présent par Macron, Merkel et la technostructure bruxelloise, et ces intérêts s’affronteront violemment dans ce qui deviendra une nouvelle crise existentielle pour l’UE.

Source www.lefigaro.fr

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