« Ne laissez personne en vie » – sunnites contre alaouites en Syrie

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Par Daniel Pipes – Australian

 

Version originale anglaise: ‘Do Not Leave Any Alive’
Adaptation française: Gilles de Belmont

Les zones où les alaouites représentent la majorité (parties en vert) ou une forte minorité (parties hachurées) de la population.

Personne ne sait combien d’alaouites non armés ont été tués en Syrie entre le 6 et le 10 mars. Cependant, Joshua Landis, professeur d’études sur le Moyen-Orient à l’Université de l’Oklahoma, estime leur nombre à plus de 3000.

Même si les alaouites ne constituent qu’une frange confessionnelle minoritaire de la Syrie, soit environ 10 % des 15 millions d’habitants que compte le pays, ils pâtissent d’une importance et d’une vulnérabilité uniques.

Tout au long d’un millénaire, ils se sont signalés comme étant l’ethnie la plus isolée, appauvrie, méprisée et opprimée de Syrie. Ce n’est qu’en 1966, lors de la prise de pouvoir à Damas par les généraux de leur communauté, que le rapport de force a changé.

Cependant la domination impitoyable de la Syrie par les alaouites durant les 58 années qui ont suivi a provoqué, en 2011, la rébellion de la majorité musulmane sunnite du pays et, dans la foulée, une guerre civile à grande échelle qui s’est terminée en décembre 2024 avec le renversement du régime alaouite et le retour au pouvoir des sunnites.

Les événements récents révèlent parmi les sunnites une soif inquiétante de vengeance. Pour en comprendre les sources et les implications, il est nécessaire de se pencher sur le passé.


Comme on le sait, l’islam prétend être la dernière religion. C’est pourquoi les sunnites et les chiites ont de tout temps vilipendé l’alaouisme, une religion nouvelle qui, au IXe siècle, s’est distinguée de l’islam chiite d’où elle est issue. Sunnites et chiites considéraient les alaouites comme des apostats. Au XIXe siècle, un cheikh sunnite, Ibrahim al-Maghribi, a décrété que les musulmans pouvaient librement s’emparer des biens et des vies des alaouites. À ce propos, un voyageur britannique rapporte qu’on lui a dit : « Tuer l’un de ces Ansayrii vaut mieux que prier toute une journée. »

Un missionnaire a qualifié la situation des alaouites de « véritable enfer sur terre ».

Souvent persécutés et parfois massacrés au cours des deux derniers siècles, les alaouites se sont isolés géographiquement du monde extérieur en restant cantonnés à leurs hauts plateaux. Un haut dirigeant parmi les cheikhs alaouites a décrit son peuple comme étant « parmi les plus pauvres de l’Orient ». Le missionnaire anglican Samuel Lyde a qualifié l’état de leur société de « véritable enfer sur terre ».

Après la fin de la domination française et l’indépendance de la Syrie en 1946, les alaouites ont dans un premier temps résisté au contrôle du gouvernement central avant d’embrasser la citoyenneté syrienne en 1954 et, à la faveur de leur surreprésentation dans l’armée, d’entamer leur ascension politique.

Les alaouites ont joué un rôle majeur dans le coup d’État du Baas de 1963 et ont occupé de nombreux postes-clés tout en éliminant les concurrents sunnites. Le point d’orgue de cette évolution est arrivé en 1966 avec la prise de pouvoir par un groupe d’officiers militaires baasistes, principalement alaouites. La lutte finale pour le pouvoir suprême s’est ensuite jouée entre deux généraux alaouites, Salah Jadid et Hafez al-Assad, dont la rivalité a pris fin en 1970, quand Assad l’a emporté.

L’appartenance confessionnelle est restée d’une importance vitale pendant les 58 années de règne alaouite, principalement sous Hafez al-Assad (1970-2000) et son fils Bachar (2000-2024). Hafez a construit un État policier brutal et imposé un contrôle alaouite en plaçant ses coreligionnaires dans tous les rouages du gouvernement.

« Un capitaine alaouite a plus à dire qu’un général sunnite ».

Jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 2011, les sunnites représentaient environ 70 % de la population syrienne. Au-delà du nombre, ils ont depuis toujours exercé le pouvoir dans la région, ce qui a laissé croire assez facilement qu’ils profiteraient des bénéfices du pouvoir. Après 1970, cependant, ils ont surtout servi de façade. Selon la formule lapidaire d’un vétéran de l’armée, « un capitaine alaouite a plus à dire qu’un général sunnite ».

L’impact psychologique de ce revirement sur les sunnites est d’une ampleur qu’on ne peut sous-estimer. Aux yeux des sunnites, un dirigeant alaouite à Damas est comme un « intouchable » devenu maharaja ou un Juif devenu tsar – une mutation aussi choquante qu’inédite. Michael Van Dusen, du Wilson Center, qualifie à juste titre ce changement de « fait politique le plus marquant de l’histoire et de la politique syriennes du XXe siècle ».


Ce renversement de pouvoir a amené les musulmans sunnites à considérer la répression totalitaire d’Assad en termes confessionnels. Les Assad se sont efforcés de se présenter comme musulmans mais rares sont les sunnites syriens – voire aucun – à les avoir acceptés comme tels.

Le roi Fayçal d’Arabie saoudite (au centre) et Hafez al-Assad (avec un chapelet) ont prié à Damas le 18 juillet 1975.

L’affirmation du pouvoir alaouite en 1966 a provoqué les appréhensions religieuses des sunnites. Leur ressentiment s’est exacerbé alors qu’ils subissaient la domination d’un peuple qu’ils considéraient comme inférieur, qu’ils percevaient de la discrimination dans certains aspects de la vie (comme le fait que les ménages sunnites payaient leur électricité quatre fois plus cher que les alaouites), qu’ils vivaient avec le souvenir du massacre de Hama en 1982 et d’autres agressions brutales, et qu’ils reprochaient au socialisme de réduire leur richesse, de porter atteinte à l’islam et de ce qu’ils percevaient comme une coopération avec les maronites et les Israéliens.

Un cercle vicieux s’est enclenché. Alors que les sunnites étaient de plus en plus ostracisés, les alaouites étaient de plus en plus dépendants d’un régime toujours plus alaouite, ce qui renforçait le mécontentement des sunnites.

Lorsque la rébellion islamiste qui a éclaté dans la région en 2011 a atteint la Syrie, une insurrection abominable de 14 ans, principalement sunnite, a débuté contre le gouvernement de Bachar al-Assad et généré environ 7,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, 5,2 millions d’exilés et quelque 620.000 morts.

Sur le plan intérieur, le régime s’appuyait de plus en plus sur sa base alaouite. L’agence de presse Reuters raconte comment Bachar « envoyait des unités de l’armée et de la police secrète dominées par des officiers [alaouites] … dans des centres urbains majoritairement sunnites pour briser les manifestations réclamant sa destitution ».

Certaines citations rendent compte de l’intensité de l’hostilité sunnite :

  • Adnan al-Arour, un chef religieux sunnite, a déclaré en parlant des alaouites opposés au soulèvement sunnite : « Je jure devant D’ que nous allons les hacher dans des broyeurs et que nous donnerons leur chair aux chiens. »
  • Le leader sunnite syrien Mamoun al-Homsi a déclaré aux « alaouites méprisables » qu’« à partir de ce jour, nous ne garderons plus le silence. Œil pour œil, dent pour dent… Je jure que si vous ne renoncez pas à cette clique et à ces meurtres, nous vous donnerons une leçon que vous n’oublierez jamais. Nous vous effacerons de la terre de Syrie. »
  • Ibtisam, 11 ans, réfugiée sunnite vivant en Jordanie : « Je déteste les alaouites et les chiites. Nous allons les tuer avec nos couteaux, tout comme ils nous ont tués. »
  • Heza, 13 ans : « Après la révolution, nous voulons les tuer. » Même un enfant de son âge ? « Je vais le tuer. Ça n’a pas d’importance. »

De telles déclarations ont, sans surprise, effrayé la petite communauté alaouite. Des rumeurs folles se sont répandues, comme celle de la pseudo-bouchère de Homs qui aurait demandé aux shabiha, la milice civile armée, « de lui apporter les corps des alaouites qu’ils capturent afin qu’elle puisse les découper et vendre la viande ».

Un chef religieux sunnite : « Nous allons hacher les alaouites dans des broyeurs. »

Selon le New York Times, « de nombreux alaouites sont terrifiés. Ils sont souvent les victimes des stéréotypes les plus vulgaires et, dans les conversations ordinaires, ils sont systématiquement associés à la classe dirigeante. »

Pire encore, de nombreux alaouites ont souffert du gouvernement Assad. Wafa Sultan, une médecin exilée, parle des nombreuses injustices, notamment leur appauvrissement intentionnel (pour s’assurer que leurs fils serviraient le gouvernement pour gagner leur vie), la persécution des intellectuels et l’emprisonnement des proches des dissidents. En conséquence, de nombreux alaouites se sont réjouis de la chute d’Assad.


Puis sont arrivés les événements stupéfiants de début décembre 2024, lorsque les forces islamistes sunnites de Hay’at Tahrir al-Cham, sous la direction d’Ahmed al-Charaa, avec leurs alliés, ont rapidement cheminé à travers la Syrie pour s’emparer de Damas et faire fuir Assad en Russie.

Les forces loyales à Ahmed al-Charaa sur la côte méditerranéenne à Lattaquié, le 9 mars.

Les trois premiers mois du nouveau régime ont vu quelques faits de représailles sunnites contre les alaouites. Cependant, celles-ci étaient limitées et dépourvues d’organisation : licenciements d’emplois, règlements de comptes et violence à petite échelle. Fin janvier 2025, le journaliste syrien Ammar Dayoub a documenté des actes « allant de malédictions d’ordre confessionnel dirigées contre les alaouites et les chiites au rassemblement d’hommes sur les places et à leur flagellation, en passant par la destruction de mobilier dans les habitations privées, le vol d’or et d’argent et des actes de violence contre les femmes ».

En réponse, explique Dayoub, le régime « n’a pas reconnu ces violations [mais] a blâmé des individus ou de petites factions locales ». De plus, le Middle East Media Research Institute rapporte : « Il s’est également abstenu de publier les noms des responsables, empêchant ainsi les familles des victimes d’intenter une action en justice contre eux. » Cela a conduit à la création de « groupes de résistance » alaouites que le régime a rapidement vilipendés comme des « loyalistes d’Assad ».

Puis, le 6 mars, se sont produits des attaques à grande échelle, principalement dans la région côtière de Lattaquié, province du nord-ouest de la Syrie et foyer des alaouites. Des forces sunnites incluant l’Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie et des djihadistes étrangers, se sont déchaînées, incendiant des maisons et tuant sans discernement. Le gouvernement de HTC a expliqué vouloir se défendre contre une insurrection de « loyalistes d’Assad ».

Les forces sunnites quittent Idlib le 8 mars, en direction de Lattaquié pour combattre les alaouites.

Or, les alaouites ont beaucoup souffert à l’époque d’Assad et encore plus pendant la guerre civile si bien qu’ils avaient largement abandonné Bachar à l’heure où il avait besoin d’eux et alors qu’ils auraient pu le sauver. Face à la fuite d’Assad en Russie, à l’effondrement du soutien iranien et à l’anéantissement par les forces israéliennes des arsenaux de l’ancien régime, ils n’ont pas mené de combat d’arrière-garde pour Assad. Au contraire, les attaques lancées par ces « groupes de résistance » contre les forces gouvernementales reflétaient des craintes de persécution.

Contrairement à la période de la guerre civile durant laquelle ils exprimaient librement leur colère contre les alaouites, les sunnites ont, en 2025, subi des pressions pour se comporter au mieux afin que Charaa puisse convaincre les ONG et les gouvernements étrangers d’aider son régime. Cependant, en grattant le vernis, il est devenu très clair que les attaques lancées au mois de mars ont servi de vengeance pour ce qu’un érudit religieux sunnite, Abdallah Khalil al-Tamimi, a appelé les deux millions de sunnites tués par « le régime alaouite… pour des raisons religieuses ».

À Damas, un animateur de radio « a encouragé ses auditeurs à jeter les alaouites à la mer ». Un commandant affilié à HTC s’est écrié : « Ô guerriers du jihad, ne laissez aucun alaouite, homme ou femme, en vie. Massacrez les hommes les plus respectés d’entre eux. Massacrez les femmes les plus respectées d’entre elles. Massacrez-les tous, y compris les enfants dans leurs lits. Ce sont des porcs. Saisissez-les et jetez-les à la mer. »

Fiers de leurs actes, de nombreux auteurs ont filmé leurs actes, comme le massacre de deux fils devant leur mère. « C’est de la vengeance », crie un homme en train de piller et brûler des maisons alaouites. Les sunnites humiliaient les alaouites, rapporte The Economist, les forçant « à aboyer comme des chiens, à s’asseoir sur leur dos, à les chevaucher, puis à les abattre ».

À ce carnage, Charaa a répondu sereinement. « Ce qui se passe actuellement en Syrie fait partie des défis auxquels on pouvait s’attendre. Nous devons préserver l’unité nationale et la paix civile », a-t-il déclaré. « Nous appelons les Syriens à rester confiants car le pays dispose des ressources nécessaires à sa survie. » Il a par ailleurs a mis en place une commission d’enquête.


Le fait que les dirigeants de HTC sont issus d’Al-Qaïda et de l’État islamique donne aux vestes, costumes et cravates qu’ils portent un air de déguisement.

Le fait que les dirigeants de HTC sont issus d’Al-Qaïda et de l’État islamique donne aux vestes, costumes et cravates qu’ils portent un air de déguisement, tout comme le fait de parler de droits de l’homme tout en rejetant la responsabilité de la violence sur les alaouites. La reconnaissance par l’Occident apporte tant d’avantages financiers et autres.

Certains font déjà référence à un génocide. L’écrivain kurde syrien Mousa Basrawi a dénoncé « une campagne organisée de génocide … visant à exterminer les alaouites ». Christian Solidarity International a lancé une « alerte au génocide » en raison de « l’orgie d’assassinats ciblés accompagnés de discours de haine déshumanisants ».

La réponse de l’opinion publique à ce danger ? Un silence presque complet. Pas de marches dans les capitales occidentales, pas de campements dans les universités. Et les gouvernements occidentaux ? Canberra « condamne les violences atroces commises récemment dans la région côtière de la Syrie » et se dit « très préoccupée par les rapports de l’ONU selon lesquels de nombreux civils de la communauté alaouite ont été victimes d’exécutions sommaires ». Washington « condamne les terroristes islamistes, y compris les djihadistes étrangers, qui ont assassiné des personnes dans l’ouest de la Syrie ces derniers jours ». L’ONU dénonce « des violations et des abus atroces ».

Les condamnations sont nécessaires mais pas suffisantes. Repousser l’agression islamiste représente un intérêt occidental fondamental et la responsabilité morale exige une action urgente pour éviter un éventuel génocide.

L’inaction des États-Unis pendant le génocide rwandais de 1994 a conduit à des excuses ultérieures (Bill Clinton : « J’exprime mes regrets pour mon échec personnel »), tout comme les échecs néerlandais en Bosnie (Kajsa Ollongren, ministre de la Défense : « Nous présentons nos excuses les plus sincères »). Cette fois-ci, les politiques agiront-ils pour éviter de devoir s’excuser plus tard ?

Daniel Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est le fondateur du Middle East Forum. Le présent article se base sur les trois livres qu’il a écrits sur la Syrie ainsi que sur une analyse de 1987 intitulée « La Syrie après Assad ».

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