Si même Encel le dit…

0
666

Par Laurent David Samama

Frédéric Encel : «Un jour viendra où, le football ayant perdu son attrait, les oligarques russes et autres potentats économiques s’en détourneront…»

Quels sont les enjeux géopolitiques de cette Coupe du Monde en Russie ? Comment les pouvoirs perçoivent-ils le football ? Frédéric Encel, maître de conférences à Sciences-Po Paris et à la Paris School of Business, nous éclaire.

Frédéric Encel : On connaît l’adage de Clausewitz : «La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens». Qu’en est-il du football ? Aurait-il remplacé la guerre comme prolongement de la politique ?

Rappelons un fait simple : le foot est un jeu, un sport. Dans ses règles, sa pratique et l’esprit de ses concepteurs britanniques, absolument rien de politique ne devait entrer en ligne de compte. Mieux : depuis la réorganisation des Jeux Olympiques au terme du XIXème siècle et, dans la foulée, des grandes compétitions sportives mondiales, il est systématiquement rappelé que le sport ne doit pas interférer avec la politique. Cela figure explicitement dans leurs statuts ! Évidemment, ce constat et cette nécessité sont devenus un peu théoriques au regard de l’engouement croissant pour le foot – tout au long du XXème siècle – d’une partie de plus en plus importante de la population sur presque tous les continents. Autrement dit, dès lors qu’il s’agit d’un phénomène social, les pouvoirs n’ont d’autre choix que d’épouser et d’afficher une rhétorique, des codes, un attrait (même s’il ne les intéresse pas) pour ce sport. Les gouvernements démocratiques y voient une façon d’aborder dans de bonnes conditions les prochaines échéances électorales, les régimes autoritaires l’instrumentalisent et l’encouragent à des fins de propagande et de contrôle des masses.

Politiquement, le football serait devenu incontournable ?

Permettez-moi de vous le dire avec force et vigueur – on est dans le panem et circenses des Romains ! Du pain et des jeux (somptuaires), c’est ce qu’on offrait au petit peuple afin de catalyser ses frustrations sociales ou politiques, de les détourner de toute tentative de contestation. A l’heure actuelle, le foot incarne pour certains une nouvelle religion, sorte de Baal extatique, grand’messe imposée aux autres ad nauseam. Religion de l’argent-roi (pour un nombre excessivement restreint de «héros» adulés comme tels pour savoir pousser une balle au fond d’un filet), du racisme et parfois de la guerre… Je sais bien que des centaines de millions de gamins adeptes du foot partagent un vrai plaisir à jouer voire une authentique camaraderie, mais je pense qu’on a tort – comme c’est souvent le cas dans des zones difficiles, y compris en France – de les fourvoyer dans la perspective chimérique de devenir un Messi plutôt que de leur enseigner des matières, des disciplines et des arts (dont la musique) qui leur permettront, à coup sûr, de sortir de la misère, et de développer leur sensibilité…

De toute façon, à terme, cette mode passionnelle s’estompera jusqu’à, peut-être, disparaître pour redevenir un simple jeu. Comme toutes les modes, de quelque nature soient-elles… Rien n’est perpétuel ici-bas, pas plus les sports que les régimes politiques, les idéologies ou encore les types architecturaux. En attendant, apprécions à leur juste valeur les équipes et les joueurs vaillants sans les aduler, et espérons qu’au sein de l’équipe de France nul tricheur «manuel» et autre «gréviste» grotesque ne polluera cette la compétition…

Parmi les douze stades du Mondial, onze sont situés en Russie Européenne. Petite curiosité, une des enceintes se trouve dans l’oblast de Kaliningrad, survivance soviétique. Le pouvoir russe y a fait construire un stade flambant neuf de 35 000 places, la Baltika Arena, alors même que le club qui y joue n’est qu’en seconde division. Cela ressemble à s’y méprendre à de la propagande…

Certes, mais ni plus ni moins qu’ailleurs et que naguère ! A peu près tous les gouvernements qui se chargent – à grands frais et généralement à pertes – d’accueillir des compétitions d’ampleur internationale, les instrumentalisent. C’est la nature de la propagande qui diffère bien davantage que sa réalité ; ici (le plus souvent) nationaliste, là raciale, parfois les deux comme à Berlin en 1936, ailleurs encore communiste et nationaliste à la fois. Vladimir Poutine entretient le double objectif de maintenir un haut degré de popularité et, par-delà sa personne, de redonner à la Russie sa puissance perdue. Cela passe aussi par le soft power et, en l’espèce, de beaux stades et une organisation bien huilée.

Pour lutter contre cette appropriation géopolitique du Mondial, la famille royale britannique a annoncé qu’elle ne se rendrait pas en Russie. En France, plusieurs voix, provenant de différents bords (Raphaël Enthoven, Rony Brauman, Nicolas Tenzer) se sont exprimées en faveur d’un boycott. Est-il vraiment possible de ne pas prendre part à la compétition…

D’abord, je ne pense pas que la famille britannique boycotte la compétition pour éviter une appropriation géopolitique ; il s’agit à mon avis de protester, bien spécifiquement, contre les agissements russes sur le sol britannique. Londres accuse en effet Moscou d’avoir abattu un ancien espion. Sans cette affaire, il n’y aurait pas eu de boycott. De façon plus générale, je ne suis pas convaincu de l’efficacité des boycotts, surtout lorsqu’ils concernent les affaires culturelles, sportives ou scientifiques.

Alors qu’en 2014, au Brésil, la contestation populaire avait gâché la fête, Poutine semble avoir pris les devants. Il a organisé des élections conduisant à sa réélection en mars et emprisonné les opposants avant le début de la Coupe du Monde. Un bon timing ?

C’est le timing du chef d’un État de plus en plus autoritaire passé maître dans l’art d’organiser des événements à la symbolique forte, et une répression efficace. Néanmoins, qu’on l’admette ou pas, Poutine bénéficie d’un réel soutien au sein d’une partie importante de la population. Ce constat objectif – ni ses scores électoraux ni la nature de son régime ne sont ceux d’un satrape nord-coréen ou sahélien – ne légitime en rien les coups de force du président russe mais doivent nous faire réfléchir sur le pourquoi de ce soutien.

Poutine, on le sait, utilise les ressources du sous-sol russe à des fins géopolitiques. Depuis plus d’une décennie maintenant, le pétrole et le gaz subventionnent également le football local. Les oligarques ont racheté des clubs. Le Zénith de Saint-Pétersbourg est détenu par Gazprom. Le CSKA de Moscou est soutenu par Loukoil, et le Rubin Kazan par Tatneft. Comment envisager la chose ?

Comme partout ailleurs et en tout temps ! Comment croyez-vous qu’un confetti gazier et esclavagiste du Golfe, au régime wahhabite de surcroît, achète et finance de grands clubs européens ? Et à sa tête, qui, sinon les rejetons des grandes familles rentières, se les procure ? Vous savez, chaque État utilise ses ressources naturelles commercialisables à des fins géopolitiques, y compris la France avec, jadis, son charbon. Ce qui change, c’est la nature des investissements et les arbitrages des gouvernements successifs, en fonction de leurs stratégies et objectifs. Dans le cas russe, ce sont en effet des oligarques et de grands groupes énergétiques plutôt que des chefs de clan ou des partis politiques qui rachètent et dirigent des clubs. Mais à la fin des fins, on revient toujours à la quête de prestige et, plus aléatoirement, de cash. Un jour viendra où, le football ayant perdu son attrait, les oligarques russes et autres potentats économiques s’en détourneront… Ca, c’est la bonne nouvelle ! La mauvaise, c’est qu’au lieu d’investir dans l’éducation, le social, l’éducatif, le culturel et l’écologique, ils se rueront sur d’autres cultes païens…

 

Frédéric Encel a récemment publié Mon Dictionnaire géopolitique (PUF, 2017).

 

 

Aucun commentaire

Laisser un commentaire