« Michel Hazanavicius, réalisateur: « Pourquoi j’ai le sentiment que les juifs sont les ennemis les plus cool à détester ? »
La Tribune de Michel Hazanavicius (l’un des meilleurs cinéastes français). Et aussi l’un des meilleurs texte lu contre l’antisémitisme ou être juif en France aujourd’hui…À lire absolument
Pourquoi, depuis quelque temps, moi qui suis juif entre autres choses, qui n’en ai jamais vraiment eu rien à foutre, j’ai l’impression d’être de plus en plus obligé d’être juif ? De réagir en tant que juif, de penser en tant que juif, en gros d’être juif avant tout.
Et pourquoi j’ai l’impression que de membre d’une minorité presque comme les autres, ayant eu sa part de malheurs du monde, je suis devenu membre de la caste dominante, tête de proue de l’oppression, de l’impérialisme et de l’injustice ? Comme si être juif était devenu un truc vraiment trouble, vaguement suspect, possiblement détestable. Comment j’ai pu devenir aussi méchant en aussi peu de temps ?
Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi derrière la haine des « élites » je vois trop souvent poindre la haine des « élus » ? Pourquoi j’ai le sentiment que s’est mis en place tout un lexique qui permet de dire sans dire, d’être très clair sans être explicite ?
Pourquoi je croise de plus en plus de gens qui ont besoin de dire qu’ils ne sont pas antisémites, avec en sous-texte « ça suffit avec ça » ? Quand on n’est pas, je ne sais pas, antibouddhiste, on n’a pas besoin de le faire savoir à tout bout de champ, si ? Pourquoi, derrière cette mise au point, je vois pointer l’accusation que les juifs empêcheraient toute critique d’Israël en taxant l’auteur d’antisémitisme ?
Indifférence aux autres tragédies
Et pourquoi j’ai le sentiment que, même s’ils ne sont pas antisémites, de plus en plus de gens ont de moins en moins de problèmes avec l’antisémitisme ? Et pourquoi, quand on fait le procès de Netanyahou, j’entends trop souvent le procès d’Israël, voire le procès des juifs, au lieu de simplement faire le procès de l’extrême droite, si israélienne fût-elle ? Et, aussi, pourquoi un connard juif ne pourrait pas être juste un connard ? Pourquoi chaque juif qui dit ou fait une connerie doit-il embarquer tout son peuple avec lui ? Pourquoi j’ai le sentiment que, depuis un moment, les juifs sont les ennemis les plus cool à détester ? Nettement plus cool que les Russes ou les Chinois, par exemple.
Et pourquoi il faut que je me positionne aussi vite sur Israël quand je prends la parole ? Pourquoi je devrais avoir un avis tranché et définitif sur la question ? Pourquoi, chez tant de non-Israéliens, non-Palestiniens, non-juifs, non-musulmans, cette passion obsessionnelle pour ce conflit et une indifférence abyssale aux autres tragédies du monde ? Pourquoi c’est si dur d’accepter qu’il y a des questions sans réponse et des problèmes sans solution ? Pourquoi c’est si compliqué de dire : « Je ne comprends pas tout, mais j’ai en horreur toutes ces morts d’innocents ? »
Pourquoi les femmes violées israéliennes sont d’abord israéliennes ? Pourquoi, le 8 octobre 2023, ce sont les synagogues qu’on protège ? Est-ce que dans un monde normal on n’aurait pas anticipé une vague d’empathie, plutôt que de violence ? Pourquoi cette séquence de stupeur et de chagrin n’a pas été partagée par tous ? Pourquoi tant de gens sont passés directement à la séquence du relativisme et de la contextualisation ? Est-ce qu’on est obligé d’entendre « oui mais » à chaque fois qu’un ou 1 200 juifs se font assassiner ?
Pourquoi tant de petits Français aux fesses roses, Nike aux pieds, s’improvisent révolutionnaires et farouches défenseurs du plus faible avec une grille de lecture à une case ? Et pourquoi ici en France on voudrait faire des musulmans mes antagonistes alors qu’en fait non ? Pourquoi j’ai passé ma jeunesse avec des Arabes sans que ce soit un sujet et on voudrait que ce soit plus compliqué que ça maintenant ?
Comment ne pas voir qu’avec les mots se forment les idées, et qu’après les idées viennent les actes ? Pourquoi c’est si compliqué de ne détester personne et d’espérer que personne ne nous déteste ? En tout cas dans une mesure acceptable ? Sans que ça s’emballe ?
La dernière digue
Et pourquoi j’ai l’impression que de plus en plus de gens ont un problème avec le simple fait de parler du génocide juif ? Dans le pire des cas par négationnisme, dans le moins pire par autocensure, pour ne pas provoquer de réactions trop violentes, avec au milieu toute la gamme qui va de l’amour de son confort à l’antipathie pour les juifs, en passant par la bêtise, la médiocrité, l’esprit grégaire, ou encore la peur des emmerdes.
Pourquoi j’ai l’impression qu’une force sourde cherche à faire sauter la dernière digue qui imposait un interdit ? Pourquoi j’ai l’impression que lorsqu’on aura réussi à faire du génocide juif un événement comme les autres, ou un événement très exagéré, ou encore un événement trop souvent exploité par les juifs eux-mêmes pour justifier leur pouvoir, alors la haine antijuifs pourra s’épanouir en toute quiétude, dans une tranquille sérénité ?
Et pourquoi c’est trop souvent aux juifs qu’on demande de parler de la haine antijuifs, alors qu’on n’est vraisemblablement pas les plus représentatifs en la matière ? Pourquoi c’est à nous qu’est demandé de comprendre, d’expliquer et, tant qu’on y est, de résoudre le problème ?
Pourquoi j’ai tellement souvent le désir de ne pas être juif pour pouvoir les défendre sans que ma parole soit automatiquement annulée ? Et pourquoi on se tait tous tellement fort ? Est-ce qu’on est vraiment sûrs que notre silence sera plus fort que leurs hurlements ?
Michel Hazanavicius
Réalisateur et scénariste, Michel Hazanavicius est notamment l’auteur des deux premiers volets de « OSS 117 » (2006 et 2009) et « The Artist » (2011, oscar du meilleur film). »
Charlie Hebdo : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cette tribune ? Quel a été l’élément déclencheur ?
Michel Hazanavicius : L’élément déclencheur, c’est une blague qui me revenait sans cesse. Je me répétais : « Moi, moche et méchant. » C’était d’ailleurs le titre initial de la tribune. J’ai eu l’impression, tout à coup, d’être devenu un méchant. Avant, j’avais le sentiment de faire partie d’une minorité parmi d’autres, avec son lot de galères, certes, mais les Juifs n’étaient pas les oppresseurs. Depuis quelque temps, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui s’est cristallisé autour de la judéité. Elle serait devenue le parangon de la colonisation, de l’oppression et de la domination.
Je n’ai pas vocation à rentrer dans l’arène politico-médiatique, je fais des films, et ça me suffit. Mais là, sur cette question, je me suis dit qu’on n’entendait que les gens qui parlent fort et prennent toute la place avec des avis binaires. Sauf que moi, comme beaucoup de gens je crois, je ne suis ni pour ni contre. J’ai juste voulu faire entendre une voix apaisée.