Par Shmuel Trigano
La réaction publique au meurtre de Samuel Paty -l’émotion, les bougies, les fleurs, les « Je suis prof »- a quelque chose de déprimant et d’inquiétant ; la même scène s’est trop répétée ces dernières années pour ne pas poser question, et se demander si il n’y a pas là une sorte de névrose de répétition, comme si toutes les forces collectives se liguaient, de façon auto complaisante (la compassion), pour refouler le vrai problème et ne pas se confronter à lui.
Il est vrai que, malgré un dérapage regrettable sur le « capitalisme alimentaire communautaire »[1] le discours du pouvoir en la personne du ministre de l’Intérieur – bien plus que du président je dois dire – a changé. Stigmatiser urbi et orbi l’islamogauchisme d’une partie de la Gauche comme des médias, pour expliquer combien on en est au même endroit depuis 20 ans marque un tournant. C’est cette idéologie qui, en vertu du politiquement correct (« pas d’amalgame ! ») a éteint l’alerte lancée par certains d’entre nous – et je rappelle ici le BNVCA, l’Observatoire du monde juif et la revue Controverses– sur la double portée d’un antisionisme, vecteur d’antisémitisme et de haine de la France. De leur fait, la situation est devenue incompréhensible au Français moyen. Tout un langage a été mis en place pour occulter la réalité dès qu’elle se manifeste. Il y aurait à ce propos beaucoup à dire aussi de la catégorie de « terrorisme »; ces assassinats à l’arme blanche (non pas l’arme improvisée du pauvre mais le couteau sacrificiel), accompagnés d’incantations relèvent plutôt de « crimes rituels ».
Le problème posé n’est ni la laïcité, ni la liberté d’opinion, ni la connaissance du « fait religieux ». Il n’est pas la « radicalisation » (un mot qui ne fait que désigner les racines qui la favorisent sans les nommer). Sa solution n’est ni dans l’école, ni dans l’éducation, ni dans les valeurs de la République, ni dans la formation d’imams français, ni dans l’assainissement des « quartiers », etc. Le problème n’est ni civil ni religieux, ni judiciaire. Il est national et politique, deux dimensions qui terrifient aujourd’hui le libéralisme mou et il concerne l’islam dans sa dimension juridique, la sharyia, non dans sa seule bonne foi.
Les choses sont très simples. Il faut connaître un peu d’histoire de France, la seule régle qui prévale en la matière si l’on part de l’idée, aujourd’hui souvent honteuse, que c’est la personne « France » qui y est en jeu et pas seulement « la République » derrière laquelle elle se cache le plus souvent…
L’islam est la dernière venue des religions en France. C’est une religion qui n’a pas connu la modernisation si ce n’est sous la forme du nationalisme des Frères Musulmans au début du XX° siècle. Elle a conservé des liens nationaux avec les Etats d’origine, où elle est religion d’Etat, mais surtout elle n’est pas qu’une spiritualité: elle est aussi une doctrine politique, très centrale dans son système de pensée. Si l’on veut qu’il y ait un « islam français », c’est à cette doctrine que ses autorités doivent expressément renoncer, qu’elles doivent réformer ou adapter, interpréter, de façon officielle et dans un acte solennel.
En suggérant ce modèle, je fais simplement référence à un épisode comparable, vécu par le judaïsme et l’Eglise sous Napoléon, à l’occasion du Concordat avec la papauté de 1801 et du Grand Sanhédrin de 1807. Les Juifs renoncèrent, à cette occasion, à tout statut politique et prononcèrent la caducité d’une partie de leur droit, la Halakha, en annulant toutes ses parties concernant la vie civile et politique pour exercer légalement leur culte et entrer dans la citoyenneté. La Loi de la laïcité de 1905 n’a pu être possible, un siècle plus tard, que sur une telle base pour les deux religions alors présentes en France. L’islam n’a pas connu cette procédure.
Par « national », j’entends l’agrégation étatique au corps déjà existant (la nation) d’un corps de population nouveau (comme l’étaient considérés le clergé catholique dépendant de Rome et la « nation juive » de l’Ancien Régime: à domicile tout en étant étrangers). On ne peut sauter cette étape, ignorer cette médiation, pour accéder à une solution durable[2].
Shmuel Trigano
*à partir d’une chronique sur Radio J le 22 octobre 2020
[1] Je serais le dernier pourtant à négliger la portée de ce signal. Dans « L’avenir des Juifs de France » (Grasset, 2006), j’étais arrivé à la conclusion, au terme d’une étude socio-historique, qu’une « communauté juive » – cette forme d’identité juive du lendemain de la Shoah et de Vichy – n’était plus portée par la société française des années 1990-2000 du fait du nouveau paysage qui s’y était mis en place dans lequel elle se retrouvait, à son corps défendant.
[2] De ce point de vue l’appartenance à l’Union Européenne, à une dimension supra-nationale, est certainement un handicap majeur à la capacité même de concevoir un tel projet.