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L’infamie nationale : en France été 1942, 10 500 Juifs livrés de la zone libre aux Nazis

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Alliance – Claudine Douillet

ETE 1942 :10 500 Juifs livrés de la zone libre aux Nazis. Une infamie nationale.

Si la rafle du Vel d’Hiv en juillet est considérée comme une ignominie extrême, alors les arrestations d’août sont pires, elles sont pour la France le summum du déshonneur. En zone occupée, les Allemands sont maîtres, en zone libre le gouvernement français jouit d’une certaine autonomie.

La rafle du Vel d’Hiv de 12 800 Juifs étrangers en juillet 1942, est présente dans tous les esprits. Il est beaucoup moins question de l’arrestation et la remise de 10 500 Juifs étrangers aux nazis par Vichy un mois plus tard. Si la rafle du juillet est considérée comme une infamie, une ignominie extrême, alors les arrestations d’août sont pires, elles sont pour la France le summum du déshonneur.
En zone occupée, les Allemands sont maîtres, en zone libre le gouvernement français pouvait comme on va le voir refuser d’agir.

Les arrestations vont se succéder, dont 3 424 viennent des camps d’internement et 1 184 des Groupements de Travailleurs étrangers.
Le solde pour arriver aux 10 500 arrestations provient d’une rafle massive le 26 août.

Début septembre, alors que tous les trains les transportant ne sont pas encore partis, que les Allemands exigent que « 50 000 Juifs soient livrés pour 50 trains qui sont à notre disposition », Laval refuse, il « demande que, si possible, on ne lui signifie pas de nouvelles exigences sur la question juive. Il faudrait en particulier ne pas lui imposer a priori des nombres de Juifs à déporter. »[1]Les Allemands reculent.

Serge Klarsfeld donne une explication : « Knochen, Oberg et Hagen n’accordent pas la priorité au règlement de la question juive dans le sens voulu par Röthke et Eichmann. Ils considèrent comme prioritaires les intérêts économiques et stratégiques du Reich,
ainsi que la protection des troupes d’occupation garantie en particulier par la vigilance de la police française. »[2]

On peut être surpris par le refus de Laval.
N’a-t-il pas pendant tout le mois d’août affirmé sa détermination à se « débarrasser » de tous les Juifs étrangers ? Trois exemples.

Le 6 août, McClelland représentant des Quakers, Lowrie de l’YMCA et le RP Arnoux, représentant le cardinal Gerlier, sont reçus par Laval.
Ils protestent avec énergie contre les déportations en Allemagne des Juifs étrangers.
Laval leur répond que les mesures prises ont été conçues et décidées par lui-même en conformité avec la politique de collaboration franco-allemande.
Il est légitime, dit-il, que la France renvoie en Allemagne les étrangers dont elle n’a que faire.[3]Un compte rendu de Pinkney Tuck, le chargé d’affaires américain en France, résume un entretien qu’il eut avec Laval le 26 août.

« Il est évident par son attitude qu’il n’avait ni intérêt, ni sympathie pour le sort d’aucun de ces Juifs qui, fit-il remarquer sans pitié, étaient déjà bien trop nombreux en France. »[4]

Le 27 août, Laval confirme à Mgr Rocco, secrétaire de la Nonciature « … sa résolution inébranlable de remettre à l’Allemagne tous les Juifs non-français, c’est-à-dire ceux venus dans notre pays des pays de l’Est au cours des dernières années. »[5]La cause est entendue. Manifestement Laval a saisi en août 1942 l’occasion criminelle de se défaire de Juifs étrangers réfugiés en zone libre.

Laval expulse les Juifs étrangers vers l'Allemagne nazie

Laval expulse les Juifs étrangers vers l’Allemagne nazie

 En fin politique, Laval sait qu’il doit tenir compte de l’opinion publique. Or les rapports des préfets sont inquiétants et les déclarations des autorités religieuses préoccupantes.
Citons quelques rapports. «  Les mesures prises contre les Israélites ont assez profondément troublé l’opinion publique (…) qui juge sévèrement ces mesures qualifiées d’inhumaines »[6][i]« elles ont très vivement impressionné l’opinion publique » (Cher) « ont soulevé la réprobation et l’indignation générale »  (Loir et Cher), « ont pris dans la bouche de ceux qui les racontent un caractère dramatique … attentatoire à la personne, draconienne, vexatoire » (Morbihan) « n’ont pas été sans soulever une certaine émotion » (Seine) « ont reçu un accueil assez défavorable… inutile brimade » ( Seine et Oise) « ont soulevé une très vive émotion… ont vivement soulevé l’indignation de tous les milieux » (Vosges).[7]

Dans un pays où la majorité était alors chrétienne, les prises de positions du clergé sont déterminantes. Quelques exemples. 22 août, lettre du pasteur Boegner, président de la Fédération protestante, écrite au Maréchal Pétain : « Aucun Français ne peut demeurer insensible à ce qui se passe depuis le 2 août (…). La vérité est que viennent d’être livrés à l’Allemagne des hommes et des femmes réfugiés en France (…) dont plusieurs savent d’avance le sort terrible qui les attend (…). Je vous supplie, Monsieur le Maréchal, d’imposer des mesures indispensables pour que la France ne s’inflige pas à elle-même une défaite morale dont le poids serait incalculable. »[8]

L’église catholique passe à la vitesse supérieure. Des lettres pastorales lues dans toutes les églises vont remplacer les suppliques adressées au pouvoir. La première sera celle de Mgr. Jules Gérard Saliège, archevêque de Toulouse, lue en chaire le 23 août :

« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes (…). Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain ; ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. »[ii]A son tour, Mgr. Pierre Marie Théas, évêque de Montauban, fait lire dans les églises de son diocèse une lettre pastorale le 30 août. « Je fais entendre le cri indigné de la conscience chrétienne et je proclame que tous les hommes aryens ou non-aryens sont nos frères parce que créés par D’ (…). Or les mesures antisémites actuelles sont au mépris de la dignité humaine, en violation des droits les plus sacrés de la personne et de la famille. »[9][iii]

Mais c’est la lettre pastorale de Mgr. Pierre-Marie Gerlier, archevêque de Lyon, Cardinal et Primat des Gaules qui a le plus grand retentissement.

Communiquée le 2 septembre, elle sera lue en chaire le dimanche 6 septembre.

« L’exécution des mesures de déportation qui se poursuivent actuellement contre les Juifs donne lieu sur tout le territoire à des scènes si douloureuses que nous avons le devoir impérieux et pénible d’élever la protestation de notre conscience (…) les droits imprescriptibles de la personne humaine, le caractère sacré des liens familiaux, l’inviolabilité du droit d’asile et cette charité impérieuse fraternelle dont le Christ a fait la marque distinctive de ses disciples.  »[10]

Le même dimanche, Mgr. Jean Delay, évêque de Marseille, demande à chaque paroisse de lire une communication où il fait entendre « le cri douloureux de la conscience chrétienne bouleversée par les mesures qui viennent d’être prises (…) contre des hommes, des femmes, des enfants coupables seulement d’appartenir à la race juive et d’être des étrangers. (…) Les arrêter en masse (….), les envoyer peut-être à la mort, n’est-ce pas violer les lois sacrées de la morale et les droits essentiels de la personne humaine et de la famille, droits qui viennent de D’ ? »[11]En tout 35 évêques et 7 archevêques ont dénoncé le scandale des arrestations.[12]

Laval l’explique lui-même aux Allemands. C’est une résistance sans pareil de l’église et la pression de l’opinion publique qui l’ont obligé à suspendre les arrestations. Car dans son esprit il ne s’agit que d’une suspension pour gagner du temps, du moins c’est ce que les Allemands ont compris. Leur rapport du 2 septembre précise que Laval « confirma une fois de plus que, conformément aux accords conclus, on livrerait d’abord les Juifs ayant perdu leur nationalité allemande, autrichienne, tchèque, polonaise et hongroise, puis également les Juifs belges et hollandais. Ensuite, comme convenu, on livrerait les Juifs qui ont acquis la nationalité française après 1933. »[13]

Sa marge de manœuvre en zone libre permettait à Laval de refuser les demandes allemandes d’arrestation et de transfert vers Drancy.

L’arrêt de ces opérations qu’il obtient des Allemands le 2 septembre le confirme. Il aurait évité pour lui et le régime de Vichy le déshonneur extrême causé par cette action infamante et 10 500 Juifs auraient été sauvés dans l’immédiat. Il suffisait de tenir quelques semaines.

Il est hasardeux d’imaginer le sort de ces 10 500 Juifs lors de l’occupation, trois mois plus tard, de la zone libre par la Wehrmacht. Certains auraient tout de même été arrêtés. D’autres auraient eu le temps de se cacher et d’échapper aux rafles. Tout se serait alors passé, et c’est capital, sur ordre des nazis et non de Vichy.

[1]KLARSFELD 2001, vol. 3, p. 1034. Rapport du 3 septembre établi par Hagen.Knochen, Oberg et Hagen sont les dirigeants de la police allemande en France. Röthke dirige le service des affaires juives de la Gestapo en France. Eichmann dirige les mêmes services au quartier général à Berlin.

[2].KLARSFELD 1983, p. 171.

[3]LAMBERT 1985, p. 183.

[4]IBID

[5]KLARSFELD 2001, p. 872. Compte rendu envoyé au cardinal Maglione à Rome.

[6]KASPI 1991, p. 233. Rapport de la Préfecture de police de Paris du 17 juillet 1942.

[7]KLARSFELD 1983, p. 139. Extraits des rapports des préfets d’août 1942. Pour les rapports de septembre et d’octobre 1942, voir Klarsfeld 2001, vol. 3, p. 1002 à 1010 et 1175 à 1183, qui en reproduit un florilège représentatif.

[8]BOEGNER 1992, p. 193.

[9]KLARSFELD 1983, p. 364.

[10]KLARSFELD 1983, p. 405.

[11]KLARSFELD 2001, vol. 3, p. 1048.

[12]KASPI 1991, p. 349.

[13]KLARSFELD 2001, p. 1034. C’est ce que rapporte Hagen dans un rapport du 3 septembre.

[i]217 Kaspi 1991, p. 233. Rapport de la Préfecture de police de Paris du 17 juillet 1942.

[ii]Cité in Klarsfeld 2001, vol. 2, p. 820.

[iii]Cité in Klarsfeld 1983, p. 364.

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