Quand ils ne comprennent rien, certains font comme si c’était incompréhensible. C’est ce que j’ai pensé en lisant un titre paru dans la presse française sur les frappes en Syrie.
Je cite: “Frappes en Syrie : flou sur la stratégie, flou sur les cibles, flou sur les résultats”. L’auteur de l’article cite quelques auteurs et un rapport de l’ONU pour étayer des conclusions bancales qui le conduisent à voir du flou partout, sauf là où le flou réside : dans sa propre tête. Mais il y a pire. Dans un autre journal, je lis : “Après les frappes en Syrie, les Occidentaux en mal d’une stratégie politique”. Dès lors qu’il n’y a aucune stratégie politique commune aux Occidentaux en Syrie (Trump a une stratégie, mais Theresa May et Macron n’en ont, à l’évidence, aucune), il est très difficile de savoir à quoi l’auteur de l’article fait allusion, et ce dernier devrait dire plutôt : “Je ne parviens pas à voir la stratégie politique commune des Occidentaux, car elle n’existe pas”. Tout ou presque, dans la presse française, est issu du même tonneau.
Ce à quoi on peut ajouter une forme d’arrogance digne du coq qui songe que c’est parce qu’il chante que le soleil se lève : la France a compté pour environ dix pour cent des frappes en Syrie, mais Macron est qualifié de “chef de guerre”. Il vient de dire dimanche soir qu’il a “convaincu” Trump de rester en Syrie. Donald Trump a autour de lui des gens de la trempe de John Bolton, Mike Pompeo et James Mattis, mais que ne ferait-il pas sans les avis de l’immense et fin stratège Emmanuel Macron ?
Il y a pire encore : les réactions des dirigeants politiques français. Voir Marine Le Pen employer peu ou prou les mêmes mots que Jean-Luc Mélenchon et se livrer à un débile exercice d’anti-américanisme primaire a été un spectacle lamentable, et lire les réactions d’Eric Ciotti ou de Laurent Wauquiez m’a fait penser que leurs références se situaient davantage du coté de Pétain que de celui de Charles de Gaulle, encore que ce dernier était lui-même ingrat et bas de plafond lorsqu’il s’agissait des Etats-Unis.
Il est infiniment consternant de voir qu’il n’y a dans la grande presse française aucune analyse géopolitique digne de ce nom sur la situation au Proche-Orient ou sur la doctrine Trump, et aucune analyse des effets cataclysmiques de la doctrine Obama : comment peut-on prétendre parler de l’état du monde en ayant une telle ignorance ?
Il est tout aussi consternant de voir que la quasi totalité des dirigeants politiques français ont une vision du monde aussi aiguë que celle d’un myope qui a perdu ses lunettes et semblent guidés par un réflexe pavlovien qui les fait baver dès qu’il s’agit d’un Président des Etats-Unis conservateur.
J’ai dû constater aussi que des gens qui combattent l’offensive islamique qui menace le monde occidental avec courage et pertinence pédalent en fait aisément dans la même semoule que quasiment tout le monde en France, et semblent perdre tout sens de la mesure quand leur parvient la propagande venue de Vladimir Poutine et Sergei Lavrov. Riposte laique a publié, de fait, ces derniers jours, des textes frénétiques, délirants, dans lesquels j’ai relevé quelques perles d’inculture (et je le dis en toute amitié).
“Acte criminel contre un Etat souverain”, dit l’un, qui n’a pas encore remarqué que la Syrie est désormais totalement sous tutelle iranienne et russe. “Le président Bachar el Assad, un des rares chefs d’état de ces régions élu et réélu avec des scores stupéfiants”, écrit un autre: stupéfiant est un mot adéquat. Dans une dictature, le chef d’Etat est toujours élu avec des scores stupéfiants, et dans le Moyen Orient, les dictateurs chefs d’Etat ne sont pas rares. L’auteur de l’article ignore-t-il tout du Proche-Orient ou est-il sous l’effet de produits eux-mêmes stupéfiants lorsqu’il écrit, ce qui expliquerait l’usage de l’adjectif ?
Autre fragment de phrase: “La Russie, notre meilleur allié dans la lutte contre le terrorisme”. Juste une question pour l’auteur : qu’a fait la Russie pour lutter contre le terrorisme ? A-t-elle détruit l’Etat Islamique ? Non, ce sont les Etats-Unis qui l’ont fait. Avait-elle détruit les bases arrières d’al Qaida en Afghanistan quelques années plus tôt ? Non, pas de chance, ce sont encore les Etats-Unis qui ont agi à l’époque. La Russie a-t-elle tout fait pour que l’Iran cesse de financer le Hamas, le Hezbollah, les milices Houthis et d’autres groupes sympathiques du même genre ? Non, elle est fidèlement alliée de l’Iran. A-t-elle alors exigé d’Erdogan qu’il empêche les “migrants” (parmi lesquels des terroristes étaient cachés) de déferler vers l’Europe ? Non toujours : elle s’est au contraire rapprochée d’Erdogan pour l’occasion. Avec un allié comme la Russie, c’est incontestable, la victoire sur le terrorisme islamique est proche ! (Je passe sur le recours à des expressions telles “atlantistes radicalisés” pour désigner l’alliance atlantique tant détestée par l’URSS, puis par la Russie : elles me rappellent le vocabulaire du Parti communiste français au temps de Georges Marchais. Dire qu’elles sont employées un agent de Moscou n’est pas excessif, puisqu’elles sont effectivement employées par un certain Xavier Moreau, agent de Moscou installé en Russie depuis deux décennies).
Je réserve le meilleur pour la fin: “Avoir fait les dégâts qu’on connaît en Libye et en Irak n’était pas suffisant, il fallait poursuivre le sale boulot… Ah ils doivent rigoler, à l’Etat islamique”. Cette phrase est la quintessence de l’ineptie.
- en Libye, l’action était celle d’Obama et de Hillary Clinton au service des Frères Musulmans (Sarkozy avait un strapontin), Trump n’était pas Président,
- en Irak, il y a eu deux phases, la guerre menée par George Walker Bush, qui s’est achevée avec la destruction des factions islamistes, et une deuxième phase, celle où Obama a décidé de retirer les troupes américaines et de permettre aux islamistes de reprendre leurs activités, mêler la doctrine Bush et la doctrine Obama implique un aveuglement volontaire grave,
- imaginer que Trump poursuit la doctrine Obama (le “sale boulot”, je suppose) laisse penser que l’aveuglement volontaire atteint un stade préoccupant. Leçon élémentaire : Trump essaie de remédier au désastre Obama.
- je ne suis pas du tout certain que l’Etat Islamique, détruit presque totalement par Trump, doit “rigoler” beaucoup, mais sans doute que l’auteur de l’article ne sait pas que l’Etat Islamique est détruit. Aligner autant d’âneries en deux lignes est une prouesse.
Un autre fragment de phrase est remarquable et montre que son auteur a de la purée dans les neurones : “Permettre aux islamistes de DAECH de perdurer avec l’aide efficace de l’Arabie Saoudite et celle, masquée, des USA et d’Israël”. Donc Trump vient de détruire l’Etat Islamique pour le faire perdurer, et Israël veut aussi que l’Etat Islamique perdure (pour une nouvelle, çà c’est une nouvelle !), et l’Arabie Saoudite se rapproche sans doute d’Israël pour que le terrorisme islamique gagne du terrain. Pas un mot dans tout cela du régime iranien et du Hezbollah, grands alliés de la Russie, bien sûr : la république islamique d’Iran, comme son nom l’indique, cesse miraculeusement d’être islamique dès lors que Poutine embrasse le jovial Ali Khamenei. Comme disait la vieille chanson sur le lycée Papillon, c’est vraisemblablement en Normandie que coule la Moselle et qu’on cultive la mortadelle. Si l’auteur de ces mots impérissables fabriquait de la mortadelle, je craindrais d’y trouver de la mort aux rats.
Quand j’étais enfant, mes parents m’avaient offert une panoplie de petit chimiste : je pouvais croire que j’étais chimiste parce que j’avais dix ou onze ans. Depuis j’ai grandi, j’ai étudié et j’ai appris à être plus humble. Il y a en France des gens qui pensent avoir une panoplie de petit géopolitologue, mais ils ne devraient pas imaginer qu’ils sont géopolitologues. Ils connaissent aussi bien ce dont ils parlent que je connais les secrets de la fabrication des spaghetti au blé dur, et la fabrication des spaghetti au blé dur est une chose infiniment plus simple que la géopolitique.
Je comprends que des lecteurs de Dreuz ont pu écrire n’importe quoi sur les frappes en Syrie ces derniers jours. Quand on baigne dans le n’importe quoi, on peut aisément en venir à écrire n’importe quoi.
Je continuerai à tenir les lecteurs de Dreuz informés et à leur fournir des analyses basées sur cet élément que tant de gens considèrent superflu aujourd’hui: la connaissance précise de ce sur quoi j’écris.
© Guy Millière pour Dreuz.info