« L’histoire de la Shoah hantait Robert Badinter »

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L’avocat de « Charlie Hebdo » était très proche de l’ancien ministre de la Justice décédé dans la nuit du 8 au 9 février à l’âge de 95 ans.

Par Nicolas Bastuck

Très proche du couple Badinter, rencontré en 2007 lors du procès de Charlie Hebdo, l’avocat Richard Malka raconte au Point la relation qu’il avait nouée avec l’ancien garde des Sceaux, avocat et président du Conseil constitutionnel, mort dans la nuit du 8 au 9 février à l’âge de 95 ans.

Le Point : Robert Badinter est mort, vous étiez très proche de lui. Comment réagissez-vous à sa disparition ?

Richard Malka : Je ressens beaucoup de tristesse et de nostalgie. C’est, après Georges Kiejman, une autre figure tutélaire qui s’en va et cette disparition laisse en moi un vide immense. Robert Badinter était un modèle, une référence, quelqu’un qui m’inspirait beaucoup et me conseillait souvent.

Sur quels sujets ?

Nous étions tous deux avocats, alors il me conseillait sur la manière d’aborder certains dossiers difficiles, les angles de défense possibles. J’ai visité les pyramides à ses côtés, j’apprenais avec lui. C’était un tel privilège que de le côtoyer…

Quelle figure incarne-t-il à vos yeux ?

Bien sûr, il y a l’abolition, les combats judiciaires, la vie politique mais je le vois d’abord comme un homme d’histoire. L’histoire pesait sur lui constamment et il en avait une conscience aiguë. Quand on a commencé à se fréquenter, la première chose qu’il a faite fut de me communiquer une liste d’ouvrages sur la Shoah. Il vivait cette histoire, qui avait emporté son père, mort à Sobibor, son oncle, déporté lui aussi, et sa grand-mère Idiss, née en 1863 dans un village juif de Bessarabie et morte durant la guerre, dont j’ai adapté – avec Fred Bernard – l’histoire en BD (Idiss, éd. Rue de Sèvre).

Pas un repas, pas une discussion n’avait lieu sans que nous en parlions. La Shoah l’habitait totalement. Et puis, j’aimais l’entendre parler de son parcours. Je l’écoutais avec fascination me raconter ses années Mitterrand. C’était magique, j’avais l’histoire de France en face de moi !

Robert Badinter incarnait aussi la culture universelle et la sienne était immense. Il était un homme des Lumières, c’est pour eux que ses parents avaient quitté la Bessarabie : pour Voltaire, Condorcet, Blum, Zola, les défenseurs du capitaine Dreyfus… Il n’a jamais cessé d’y faire référence. Aujourd’hui, c’est une autre Lumière qui s’éteint.

Il n’était pas toujours commode…

Il pouvait être rugueux, c’est vrai. Exigeant avec lui-même, il l’était aussi avec ses contemporains. Robert Badinter était aussi, et il l’est resté jusqu’au bout, un homme en colère : contre la bêtise de son époque, l’air du temps, la méchanceté des hommes.

Les hommages qui lui sont rendus sont consensuels mais il n’a pas toujours été consensuel. Ministre de la Justice, il fut détesté, conspué, haï même, par une partie de l’opinion. Quand il était en poste place Vendôme, les policiers manifestaient sous ses fenêtres et hurlaient : « Badinter démission ! »

La résurgence de l’antisémitisme le préoccupait beaucoup…

Il a commencé sa vie dans la barbarie antisémite et il l’a terminée en voyant cette haine non seulement ressurgir mais exploser. C’est abominable et vertigineux, je ne sais même pas comment il a vécu ça, c’était compliqué d’en parler. Il était aussi très préoccupé par le retour de la guerre en Europe.

Il vous considérait un peu comme son fils spirituel. Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ?

Je ne sais pas si on peut dire ça mais j’ai noué une longue et féconde relation avec lui et Élisabeth. Nous étions tous les deux avocats, même s’il aimait davantage le droit que moi. La science juridique le passionnait, il adorait ça [grand civiliste, Robert Badinter était agrégé des facultés de droit, NDLR].

Je l’ai rencontré en 2007, j’avais demandé à Élisabeth Badinter de venir témoigner au procès de Charlie Hebdo [dans l’affaire des caricatures de Mahomet, NDLR]. Après le procès, je suis parti me reposer quelques jours au Sénégal et le hasard a voulu que nous nous retrouvions dans le même hôtel. Nous avons passé la semaine ensemble et nous ne nous sommes plus quittés, au point de perpétuer la tradition et de partir chaque année en vacances ensemble.

« Tout ce que je fais, je le fais pour séduire Élisabeth », disait-il souvent. Qu’incarne, à vos yeux, le couple Badinter ?

J’avais une grande proximité, affective et intellectuelle, avec les deux. Robert et Élisabeth étaient pour moi, et ils le demeureront, un exemple de couple. Un couple magique.

Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

Nous avons déjeuné ensemble juste avant Noël. Il m’avait convoqué quelques semaines plus tôt rue Guynemer [domicile de Robert Badinter, NDLR] pour me proposer de nouveaux projets. Il était très créatif et fourmillait d’idées. Lors de notre dernier échange, nous avons parlé du monde, de l’Ukraine, des massacres du 7 octobre, des grandes affaires de ce monde qui va de plus en plus mal…

« C’est un repère pour beaucoup de générations », « une conscience », a-t-il ensuite estimé. Et d’ajouter : « Je veux dire aussi ma peine à titre personnel. La nation a perdu un très grand avocat », « un sage ».

Le président a également été interrogé par des journalistes sur une potentielle entrée de l’ancien garde des Sceaux au Panthéon. Emmanuel Macron a remis sa réponse à plus tard, indiquant qu’il aurait « l’occasion de [s]’exprimer lors de l’hommage national en préparation avec la famille ».

Biographie

Son père, Samuel dit Simon, Badinter, né en 1895, arrivé en France en 1919, est issu d’une famille juive de Bessarabie (région de Telenești). En 1920, il suit les cours de l’Institut commercial de l’université de Nancy, où il obtient le diplôme d’ingénieur commercial. Il épouse le 7 juin 1923 à Fontenay-sous-Bois, Shiffra (dite Charlotte) Rosenberg, originaire comme lui de Bessarabie. La cérémonie religieuse a lieu à la synagogue Nazareth dans le 3e arrondissement de Paris. Ils sont naturalisés Français en janvier 1928. Leur fils Robert naît quelques semaines plus tard.

De 1936 à décembre 1940, Robert Badinter est élève au lycée Janson-de-Sailly à Paris. Son père, Simon Badinter, est arrêté par la Gestapo lors de la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon le 9 février 1943. Robert, 14 ans, part à la recherche de son père et manque d’être, lui aussi, arrêté. Simon est déporté depuis le camp de Drancy par le convoi n° 53 du 25 mars 1943. Il meurt peu après au camp de Sobibor. Naphtali Rosenberg, oncle maternel de Robert, né le 9 décembre 1886 à Edenitz (Edineț) en Moldavie, est déporté par le convoi No. 12, en date du 29 juillet 1942, de Drancy vers Auschwitz.

De mars 1943 à août 1944, Robert Badinter trouve refuge, avec sa mère, Charlotte Rosenberg, et son frère, Claude Badinter, à Cognin en périphérie de Chambéry, où, inscrit avec de faux papiers, il entre au lycée.

Robert Badinter effectue ses études supérieures aux facultés de lettres et de droit de l’Université de Paris, où il obtient une licence de lettres en 1948 et une licence de droit en 1948. Il bénéficie d’une bourse du gouvernement français pour compléter sa formation aux États-Unis et obtient, en 1949, la maîtrise en arts de l’université Columbia.

En 1966, il épouse en secondes noces la future philosophe et écrivaine Élisabeth Bleustein-Blanchet, fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis, et de Sophie Vaillant, arrière-petite-fille du député socialiste et communard Édouard Vaillant. Ils ont ensemble trois enfants.

Il était l’auteur de la loi du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort.

Le président François Mitterrand l’avait nommé garde des Sceaux (1981-1986) alors qu’il était professeur de droit et avocat renommé, connu notamment pour avoir évité la peine de mort à Patrick Henry, assassin d’un enfant, en 1977 à Troyes.

Il avait été par la suite président du Conseil constitutionnel (1986-1995).

JForum.fr avec  www.lepoint.fr, Le Figaro,  Le Parisien et www.huffingtonpost.fr

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