L’expérience juive face aux protestations tardives contre la culture du boycott et de la délation

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Par Manfred Gerstenfeld

Au cours de ces dernières années, le terme « Culture de la délation » s’est progressivement imposée comme acceptable dans le débat public. Il signifie de retirer tout soutien à des gens ou à des compagnies parce qu’ils auraient fait ou dit quelque chose qui est considéré comme répréhensible par d’autres. Dans le cadre de la polarisation croissante dans les sociétés occidentales, cette tendance va probablement continuer à augmenter dans les années à venir. Un certain nombre d’illustrations sont parvenues en pleine lumière récemment.

La popularité de cette culture de la délation a débouché sur une lettre de personnalités s’y opposant, rédigée et signée par 150 écrivains et intellectuels publiés dans le Magazine Harper[1]. La plupart des signataires sont américains. Ce qui est le plus surprenant, c’est leur mélange des genres. Dans cette liste, on trouve, par exemple, le philosophe Francis Fukuyama, l’universitaire anti-américain et juif ayant la haine de soi, Noam Chomsky, J.K Rowling créatrice du fameux Harry Potter, la romancière canadienne Margaret Atwood, l’ancien dirigeant du parti libéral canadien Michaël Ignatieff et la dirigeante féministe chevronnée Gloria Steinem.

Salman Rushdie, romancier anglo-indien est un autre de ces signataires remarquables. Il a été la victime d’une forme extrême de culture de la délation. En 1989, le guide spirituel de l’Iran d’alors, l’Ayatollah Ruhollah Khomeini, a publiquement condamné son livre, les Versets Sataniques. Le théologien a diffusé une fatwa (un avis juridique musulman) qui offrait une récompense pour quiconque tuerait Rushdie.

La lettre ouverte, dans Harper s’exprime contre « le climat intolérant qui nous submerge de tous côtés et « plus largement, de la propagation de la culture de la censure ». Les exemples apportés concernent l’intolérance aux points de vue opposés, une vogue favorable à faire honte en public, à l’ostracisme et à la tendance à dissoudre des questions politiques complexes derrière des certitudes morales aveugles ».

Pour quelqu’un qui est familier avec la longue histoire de l’antisémitisme, cette lettre est un signe de réveil vraiment tardif de la part de ces signataires. Les Juifs ont fait l’expérience, non seulement, de l’hégémonie physique imposée par d’autres, mais aussi d’hégémonie culturelle durant plusieurs siècles. Cette dernière reflétait la culture de la délation même quand l’expression n’existait pas encore. L’antisémitisme a fait partie de la culture chrétienne durant plus de 1500 ans. Le père de l’Eglise prééminent, Augustin de Hippone (actuel Annaba, en Algérie), en Afrique du Nord, qui a vécu au cours du Vème siècle, disait que c’était une bonne chose que les Juifs aient survécu, parce cela démontrait à quel point ils étaient inférieurs aux chrétiens. Leur seule survivance confirmait ainsi la supposée supériorité du christianisme[2].

Des décennies avant que le nazisme ne devienne dominant en Allemand, les Juifs n’étaient pas autorisés à occuper certaines positions sociales, là-bas et dans plusieurs autres pays européens. De nos jours, avec l’antisémitisme qui se manifeste de façon prédominante dans sa formule de troisième génération, c’est-à-dire par l’antisionisme, il y a eu à travers le monde, beaucoup de tentatives de boycotter Israël.

Bien longtemps avant que la culture de la délation ne devienne un terme linguistique réputé, un boycott arabe majeur a débuté. Il avait eu un prédécesseur aussi loin que l’année 1922. Un boycott des commerces juifs en Palestine avait alors été décidé, lors de l’assemblée du Cinquième Congrès Arabe de Naplouse[3]. Le premier Congrès des femmes arabes de Palestine a fait un appel identique en octobre 1929. Plusieurs autres boycotts arabes ont suivi dans les années 1930. Après la création d’Israël, le principal boycott arabe visait, non seulement Israël, mais aussi les gouvernements, compagnies et organisations étrangers ayant certains liens avec Israël[4].

Les signataires de la lettre sur Harper sont, au mieux, des arrivants retardataires. C’est un exemple de plus que les Juifs sont les premiers à être affectés, mais généralement pas les derniers. En 2007, j’ai fait éditer un livre intitulé : « “Academics Against Israel and the Jews.”[5]. La préface a été écrite par l’ancien Ministre Natan Sharansky. Il n’y a qu’à traverser son texte pour trouver des exemples de ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler la culture de la délation et du boycott quand elle vise les Juifs.

Il écrivait : « Quand j’étais Ministre, j’ai visité des dizaines de campus universitaires à l’étranger pour en tirer une connaissance de première main de la diffamation d’Israël et de la discrimination contre ceux qui soutiennent ce pays au sein du monde universitaire, autant qu’ils encouragent la résistance des militants ».

Sharansky poursuivait : « A l’école de Commerce d’Harvard (parmi tant d’autres endroits), une étudiante m’a dit que si elle signait une lettre ouverte contre le désinvestissement d’entreprises en relation avec Israël, certains de ses professeurs n’aimerait pas cela – et que cela porterait préjudice à l’obtention de ses diplômes. Elle ajoutait : « Je suis une très bonne étudiante, sur le point de boucler ma thèse. Ces professeurs pourraient prendre en compte ma position pro-israélienne au moment de m’attribuer des notes, ce qui en retour pourrait influencer ma carrière. Il est préférable pour moi d’attendre et de m’exprimer en faveur d’Israël qu’après tout ça ».

Sharansky allait plus loin : « Sur un campus canadien, un étudiant m’a dit : « Par le passé, alors que j’étais actif pour Israël, on me critiquait souvent et j’ai perdu beaucoup d’amis. Actuellement, je fais la promotion de l’agriculture écologique, et tout le monde m’aime! ». Ce genre de remarques, je l’ai ai entendues  encore et encore, sur différents campus des pays occidentaux. Elles me rappellent vraiment les règles en vigueur dans les régimes communistes. On nous appelait les Juifs du Silence, parce que nous n’étions pas censés exprimer nos opinions, bien que quelques individualités courageuses osaient effectivement s’exprimer. C’est très préoccupant de s’apercevoir que, certains au sein du monde libre, se présentent comme volontaires pour devenir des « Juifs du Silence ».

Sharansky concluait alors : « A travers des rencontres comme celles-ci, j’ai découvert comment le système fonctionne. Les ennemis d’Israël sur les campus sont aussi puissants par ce qu’ils sentent que le monde dit progressiste, les médias et les pointures intellectuelles les soutiennent à bout de bras. Ils ne portent aucun intérêt à la vérité et peuvent propager des mensonges parce que peu les mettraient au défi de les prouver ni même n’examinent si ce qu’ils disent est vrai ».

Les faits concernant la culture de la délation et du boycott contre la pensée pro-israélienne dans les universités sont bien connus, ces dernières années. Partout dans les universités dans des pays comme les Etats-Unis, le Canada et la Grande-Bretagne, mais aussi ailleurs, prennent racine et fleurissent la culture de la dénonciation et le harcèlement des étudiants pro-israéliens. C’est un signe de la dégénérescence des études universitaires, en particulier dans certaines parties des humanités et des sciences sociales.

Cette culture de boycott n’intéressait pas suffisamment les signataires du Harper pour qu’ils s’y opposer durant toutes ces années. Il n’y a qu’à présent, alors qu’ils se considèrent en danger, qu’ils commencent à faire du bruit. Les signataires de la lettre ouverte écrivent : « C’est désormais devenu bien trop coutumier d’entendre des appels à de promptes et sévères punitions, en représailles de transgressions perçues de  la parole et de la pensée ».

On peut souligner bien d’autres illustrations de culture anti-israélienne du boycott à partir de mon livre mentionné ci-dessus. Juste quelques-uns. L’Université Concordia de Montréal était une université particulièrement infamante, déjà aussi tôt qu’au début de ce siècle. Le Premier Ministre Binyamin Netanyahou était censé y parler le 9 septembre 2002. Les manifestants s’étaient montrés si virulents que la sécurité de Netanyahou de ne pas le faire entrer au sein de l’université[6].

Au Royaume-Uni, en 2002, Mona Baker, une professeur née en Egypte d’études de traduction à l’Université UMIST de Manchester, a limogé deux universitaires israéliens du comité éditorial de deux journaux de traduction, qu’elle-même et son mari possédaient et éditaient. Elle avait alors déclaré que les deux Israéliens pouvaient demeurer à bord s’ils abandonnaient Israël et rompaient tous les liens avec ce pays[7].

Une autre variante extrémiste de culture de délation, détaillée dans mon livre, est apparue au Pays-Bas. Le professeur Pieter van der Horst, un non-Juif, est un érudit internationalement réputé, spécialisé dans les études sur les premiers chrétiens et le monde juif. Le 16 juin 2006, il concluait son enseignement universitaire à l’Université d’Utrecht par une conférence d’adieu sur le thème des « Mythes du cannibalisme juif[8] ». Lors de son exposé, il a tracé une ligne entre les plus de deux millénaires d’antisémitisme classique grec pré-chrétien et la popularité des accusations antijuives de crimes rituels dans le monde musulman. Le jour même où il donnait cette conférence, l’hebdomadaire juif néeralndais NIW affirmait que son texte avait été gravement lésé et censuré par le recteur d’académie[9].

Van der Horst a, plus tard, développé ce point dans un article intitulé : “Tying Down Academic Freedom” [Phagocyter la liberté académique] dans le Wall Street Journal [10]. Le Rector Magnificus [comme son nom latin l’indique] de l’Université d’Utrecht, un pharmacologiste, l’avait convoqué pour qu’il comparaisse devant une commission qui comprenait trois autres professeurs. Van der Horst écrivait que le comité et le recteur lui ont dit, devant les trois autres, que sa conférence portait préjudice aux capacités de l’université à bâtir des ponts entre musulmans et non-musulmans.

La commission a aussi prétendu que le niveau d’érudition de la conférence de Van der Horst était faible. Cette mise en cause est apparue d’autant plus bizarre qu’il était membre de l’Académie royale des Pays-Bas, l’élite absolue du savoir universitaire hollandais. Plus tard, le texte de sa conférence est parue sans la moindre censure au cœur d’un livre[11]. C’était un texte bien structuré. Ce que Van der Horst avait voulu dire avant l’action de censure du recteur d’Académie était entièrement vrai. Si toutes les conférences de l’Université d’Utrecht avait pu s’élever au même niveau que celle-ci, cette institution aurait pu en être fière.

Dans le dernier paragraphe de la lettre d’Harper, il est dit : « En tant qu’écrivains, nous avons besoin d’une culture qui nous laisse l’espace suffisant pour l’expérimentation, la prise de risque et même le droit à l’erreur ». Cette déclaration est un serpent de mer pour les défenseurs d’Israël dans un grand nombre d’universités où les formes d’expression, souvent magistrales, de culture du boycott et de la délation sont apparues. A la lumière de l’expérience juive de ce siècle, la lettre d’Harper est un texte inoffensif sans la moindre conclusion opérationnelle.

Si les signataires de cette lettre avaient pensé plus profondément aux questions sur lesquelles ils écrivaient, ils auraient pu parvenir à une conclusion opérationnelle. Le texte du Premier Amendement de la Constitution américaine dans sa forme actuelle est obsolète. Il devrait être reformulé pour rendre l’incitation et le discours de haine punissable, comme c’est le cas dans plusieurs autres pays. Alors, par exemple, l’antisémite dominant en Amérique, Louis Farrakhan serait en prison, plutôt que d’être flatté et cité par une palette de personnalités qui n’en ont rien à faire de son discours de haine extrémiste[12]. Si cet amendement était modifié, la vie pourrait aussi devenir plus aisée pour les signataires de la lettre de Harper.

Par Manfred Gerstenfeld

Le Dr. Manfred Gerstenfeld a présidé pendant 12 ans le Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem (2000-2012). Il a publié plus de 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.

Adaptation : Marc Brzustowski.

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[1] https://harpers.org/a-letter-on-justice-and-open-debate/

[2] www.jpost.com/blogs/the-jewish-problem—from-anti-judaism-to-anti-semitism/foundations-of-antisemitism-augustine-and-christian-triumphalism-365442

[3] Dan S. Chill, The Arab Boycott of Israel: Economic Aggression and World Reaction (NY: Praeger, 1976), 1.

[4] Anti-Defamation League, www.adl.org/resources/glossary-terms/arab-economic-boycott

[5] Manfred Gerstenfeld, Ed. Academics Against Israel and the Jews, 2007, (Jerusalem: Jerusalem Center for Public Affairs, 2007).

[6] Abner and Grohsgal, “Violence Silences Netanyahu.”

[7] John D. A. Levy, “The Academic Boycott and Antisemitism,” in Paul Iganski and Barry

Kosmin, eds., A New Antisemitism? Debating Judeophobia in 21st-Century Britain

(London: Profile Books, 2002), 254.

[8]  Manfred Gerstenfeld, “Utrecht University: The Myth of Jewish Cannibalism, Censorship, and Fear of Muslim Intimidation” in Academics Against Israel and the Jews.

[9] Ted de Hoog, “Censuur in Holland,” NIW, 16 June 2006.

[10] Pieter W. van der Horst. Tying Down Academic Freedom. Wall Street Journal, June 20, 2006www.wsj.com/articles/SB115163738782295106

[11] P.W van der Horst, “De mythe van het joodse kannibalisme” (Soesterberg: Aspekt 2006)

[12] Ben Sales. Why celebrities keep quoting Louis Farrakhan — despite his anti-Semitism. JTA, July 20, 2020. https://www.jta.org/2020/07/20/united-states/why-celebrities-keep-quoting-louis-farrakhan-despite-his-anti-semitism

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