Un exode moderne dans l’ombre de l’histoire
Alors que la fête juive de Pessa’h célèbre chaque année la libération des Hébreux de l’esclavage en Égypte ancienne, une autre histoire d’exode, bien plus récente, reste méconnue. Un rapport de l’organisation Justice pour les Juifs des Pays Arabes (JJAC) jette une lumière crue sur la disparition brutale de la communauté juive d’Égypte au XXe siècle. À travers six années de recherche, le document révèle une tragédie historique : la spoliation et l’expulsion systématiques de dizaines de milliers de Juifs, avec à la clé la saisie de biens évalués aujourd’hui à près de 60 milliards de dollars.
Une histoire millénaire réduite au silence
La présence juive en Égypte remonte à l’Antiquité. Bien avant l’avènement de l’islam, les Juifs y ont bâti des communautés florissantes, que ce soit à Éléphantine, au Pays d’Onias ou à Alexandrie. Au fil des siècles, malgré des périodes de persécution, cette minorité a survécu et contribué activement à la société égyptienne sous des régimes divers – hellénistique, romain, islamique, ottoman et moderne.
Des figures intellectuelles et religieuses majeures, comme Maïmonide ou Saadia Gaon, ont marqué de leur empreinte cette longue histoire. Des milliers de documents retrouvés dans la célèbre Geniza du Caire témoignent d’une vie juive dense et intégrée sur plus de 13 siècles.
Du progrès à l’effacement brutal
Au début du XXe siècle, environ 60 000 Juifs vivaient en Égypte. Ils formaient une élite économique, intellectuelle et artistique. Des noms tels que Moreno Cicurel, pionnier des grands magasins, Joseph Smouha, urbaniste visionnaire, ou encore Dawood Hosni, compositeur renommé, faisaient rayonner le judaïsme égyptien dans tous les domaines : commerce, finance, culture et industrie.
Mais l’équilibre s’est rompu dès les années 1930. L’émergence de mouvements fascistes, le durcissement du nationalisme égyptien et la montée de l’antisémitisme – souvent nourri par le conflit israélo-arabe – ont changé la donne. Les Juifs deviennent des cibles, accusés de trahison ou de sionisme. Les violences, les arrestations arbitraires, les attentats et les campagnes de haine se multiplient.
La création de l’État d’Israël en 1948 marque un tournant décisif : plus de 63 000 Juifs quittent le pays entre 1948 et 1966. L’affaire de Suez en 1956 accélère cet exode : en quelques mois, 25 000 personnes sont contraintes au départ, souvent sans pouvoir emporter autre chose que leurs vêtements. En 1967, la guerre des Six Jours entraîne de nouvelles expulsions, réduisant la communauté à peau de chagrin. Aujourd’hui, selon un rapport, il ne reste que deux Juifs en Égypte.
Une dépossession massive passée sous silence
L’élément central du rapport du JJAC est l’évaluation des biens confisqués. Le chiffre est saisissant : environ 59 milliards de dollars en valeur actuelle, représentant des maisons, des entreprises, des comptes bancaires, des œuvres d’art et d’autres actifs saisis par l’État égyptien. Le tout sans indemnisation ni reconnaissance officielle.
Pour Stanley Urman, directeur exécutif du JJAC, les Juifs d’Égypte ont pourtant été des piliers dans la construction économique du pays moderne : « Ils ont joué un rôle fondamental dans tous les secteurs, de l’agriculture à la finance. Leur contribution au tissu social et économique égyptien a été cruciale. »
Mais cette réalité est aujourd’hui niée par les autorités. Le président égyptien Abdul Fattah al-Sissi a ainsi déclaré en 2023 que les Juifs avaient toujours vécu en paix en Égypte, une affirmation contredite par des témoins comme Levana Zamir, présidente de l’Organisation mondiale des Juifs d’Égypte, qui témoigne de la brutalité de l’expropriation : « On nous a dit que nous étions des ennemis du pays, et ils ont tout pris. »
Réhabiliter une mémoire effacée
Le rapport sur l’Égypte s’inscrit dans une initiative plus large du JJAC visant à documenter l’exil forcé d’un million de Juifs dans dix pays arabes et en Iran entre 1948 et les années 1970. Des rapports similaires ont été publiés pour la Syrie et l’Irak, et d’autres suivront. Il s’agit de réhabiliter une mémoire occultée, de rendre justice à des communautés entières rayées de la carte.
Pour le rabbin Elie Abadie, coprésident de l’organisation, l’enjeu est historique : « Les Juifs sont un peuple autochtone du Moyen-Orient. Leur présence millénaire a été effacée par des régimes autoritaires qui nient encore aujourd’hui cette vérité. Ce rapport rétablit les faits. »
Ainsi, alors que l’Exode ancien est célébré chaque année dans les traditions juives, l’exode moderne des Juifs d’Égypte reste à inscrire pleinement dans la mémoire collective mondiale – non comme une légende, mais comme une réalité historique douloureuse.
Jforum.fr – Illustration : Chorale juive du rav Moché Cohen à la synagogue Samuel Menaché à Alexandrie, av. 1967