LE SCAN ÉCO – Selon le magistrat spécialisé Charles Prats, quelque 1,8 million de numéros de Sécurité sociale seraient basés sur des documents frauduleux, alimentant une escroquerie qui pourrait s’élever à plusieurs milliards d’euros chaque année. L’administration assure au Figaro que le risque est maîtrisé.
Un «scandale d’État», rien de moins, selon le magistrat Charles Prats. Un non-problème, pour l’administration de la Sécurité sociale. Qui a raison? Le premier, ancien membre de la Délégation nationale de lutte contre la fraude, service rattaché à Bercy, affirme dans plusieurs médias (Europe1, RMC) que des comptes de sécurité sociale frauduleux permettent à des individus de prétendre aux aides sociales des différentes branches (maladie, vieillesse, famille) à une échelle massive. Une estimation de 14 milliards d’euros est avancée, presque le triple du déficit de la Sécurité sociale en 2017. La direction de la Sécurité sociale (DSS) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) assurent de leur côté que le risque est entièrement maîtrisé, et qu’une fraude à cette échelle est impossible. Pourtant, la sénatrice UDI-UC Nathalie Goulet, qui s’est saisie du dossier au niveau parlementaire, dit se heurter à une fin de non-recevoir des gouvernements et majorités successives depuis plusieurs années sur le sujet, et évoque «un État dans l’État», qui préfère rester muet sur le dossier plutôt que d’avouer sa faute.
«Sésame, paye-moi»
Comment une telle faille serait-elle possible, selon le magistrat et la sénatrice? Pour un bénéficiaire né à l’étranger, la sécurité sociale attribue un numéro manuellement, sur la base de documents d’identité du pays de naissance. Or depuis une circulaire prise sous le gouvernement Jospin, les photocopies sont autorisées pour attester des documents d’identité. Un processus de contrôle allégé qui aurait permis de nombreuses inscriptions frauduleuses, donnant ainsi accès à une part importante de l’univers des prestations sociales françaises. Des comptes sécu surnommés «Sésame, paye-moi» par Nathalie Goulet.
De là, et dans l’hypothèse où tous ces comptes servent activement une escroquerie, le magistrat avance une somme de 13 à 14 milliards d’euros, en prenant la moyenne des dépenses annuelles de sécurité sociale par compte (environ 7500 euros). Un chiffre qui donne surtout un ordre de grandeur: il pourrait être largement surestimé, par exemple si les fraudeurs tiraient des montants plus bas pour éviter d’être repérés, ou si les comptes étaient simplement erronés mais sans volonté d’arnaque aux aides sociales. Il pourrait également être sous-estimé: en février 2018, la CAF poursuivait un Algérien de 49 ans qui avait touché indûment plus de 32.000 euros d’allocations en deux ans et demi (soit 12.800 par an) en se prétendant Irakien, rapporte Les Nouvelles d’Alsace. Au passage, l’homme avait été relaxé, le tribunal de Strasbourg estimant qu’il n’avait pas commis de tromperie caractérisée, car «l’administration savait qu’il y avait une incertitude sur son identité».
Plusieurs amendements refusés
En 2011, le gouvernement de François Fillon et la majorité UMP avaient décidé d’avancer sur le sujet, en appuyant le principe d’un arrêt des versements, dès la constatation d’une pièce frauduleuse dans un dossier de sécurité sociale. Toutefois, l’alternance politique de 2012 avait tout annulé, aucun décret d’application n’ayant été pris pour la mesure. Depuis, Nathalie Goulet a échoué plusieurs fois à réintroduire le même type d’amendement, et a demandé la création d’une commission d’enquête en novembre 2017, sans plus de succès. La sénatrice déplore que l’État n’ait «absolument pas la culture de l’évaluation» et indique ne pas comprendre cette volonté d’éluder la question.
L’administration affirme que les comptes ont tous été contrôlés
Mais alors, des milliards partent-ils dans la nature chaque année à cause d’un simple laxisme de l’administration sur des documents d’identité? Contacté par le Figaro, le cabinet d’Agnès Buzyn, ministre de la Santé, nous redirige d’abord vers la Direction de la sécurité sociale (DSS). Pour cette dernière, les chiffres avancés sont «totalement faux», à commencer par le taux de fraude documentaire: « Il y a huit ans, il y avait peut-être un sujet concernant la non-traçabilité» des documents servant à établir des comptes. Mais depuis, «différents niveaux de contrôle incluant des outils du ministère de l’Intérieur et des communications avec les consulats ont été mis en place» pour vérifier l’authenticité des documents des Français nés à l’étranger. À propos du stock d’identités frauduleuses, la DSS souligne qu’un audit sur les comptes étrangers a eu lieu et qu’ «environ 500.000 comptes à risque ont été écartés». Malgré des demandes répétées, Le Figaro attend toujours de recevoir les pièces justificatives. En 2016, seuls 2000 contrôles avaient eu lieu, selon la secrétaire d’État Ségolène Neuville, alors interrogée par Nathalie Goulet.
Dernier détail, les deux administrations ne tiennent pas le même discours sur l’autorisation des photocopies: pour la DSS, celles-ci ne sont plus autorisées pour créer un compte, pour la Cnav, elles le sont lorsque le demandeur est «physiquement présent».
Pas de quoi dissiper les doutes aux yeux de Nathalie Goulet: «soit ils ont fait le ménage et c’est tant mieux, soit non, mais dans tous les cas un contrôle parlementaire est absolument nécessaire». Contactées par le Figaro, des sources parlementaires LaREM ne se prononcent pas sur le dossier. Une d’entre elles souligne que pour la majorité, le «non-recours» aux aides sociales est un problème aussi grave que la fraude, et assure que plusieurs mesures permettront bientôt de mieux lutter contre les détournements, notamment l’échange d’informations entre administrations, ainsi que le versement social unique, qui doit être mis en place l’année prochaine, et qui nécessitera le croisement des fichiers fiscaux et sociaux.
Source www.lefigaro.fr