Par rabbin Shmouel P. Choucroun pour Tribune Juive
Nous lirons ce Chabbath dans toutes les synagogues à travers le monde la parachath Bo, la section de la Tora qui narre les dernières plaies qui ont frappé l’Egypte et la délivrance qui s’en suivit après que Pharaon concéda enfin, devant l’ampleur du désastre qui frappait son pays, à laisser partir les hébreux. Cet épisode fabuleux d’espoir demeure l’épicentre de l’histoire d’Israël, la colonne vertébrale de son identité spirituelle et morale.
Le Ramban, rabbi Moché Ben Nahman, sage éminent et rav de Barcelone au XIIIe siècle, dans son célèbre commentaire de la Tora, explique longuement comment et pourquoi la sortie d’Egypte se trouve au cœur de tant et tant de commandements de la Tora : la fête de Pessa’h, la lecture quotidienne du Chema’, la mitsva des Téfilinnes (où l’on mentionne la sortie d’Egypte dans ses parchemins), la mitsva de la Mezouza (idem), etc… Le Ramban pointe du doigt le fait que les miracles de la sortie d’Egypte se sont jouées de toutes les règles élémentaires de la nature ! On y a observé la cohabitation du feu et de l’eau lors de la plaie de la grêle ; l’eau s’est transformée en sang ; la dernière plaie n’a frappé que les premiers nés égyptiens de manière inexplicable d’un point de vue rationnel ! Nous pourrions établir encore une liste presque interminable de miracles qui se sont produits durant cette période. Et c’est justement pour cette raison que nous élevons l’évènement de la sortie d’Egypte comme le socle de la foi juive. D’ outrepasse les lois de la Nature qu’Il a lui-même crée pour sauver Son peuple de l’oppression cruelle qu’il subissait. La sortie d’Egypte s’oppose intrinsèquement au déterminisme de la Nature et de l’Histoire, qui ne pouvait concevoir de tels évènements, tant d’un point de vue scientifique que philosophique, car la délivrance d’Egypte dans sa conception, ne plaçait plus l’Homme comme seul acteur de l’histoire !
Spinoza écrivait : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés » – Nombre de penseurs des lumières ont théorisé le Déterminisme de la Nature, qu’il soit physique, biologique ou social. Tout ne serait qu’une question de cause à effet, un enchainement de phénomènes ou de paramètres pouvant expliquer les catastrophes naturelles, les comportements sociaux, les fluctuations économiques ou encore justifier les déviances morales et criminelles par diverses courbes et graphiques Excel. Le libre arbitre et la conscience morale ne seraient que des fables inventées par les hommes et les femmes pour se donner bonne conscience, ou au mieux, à des fins de régulation de la société.
Dans la catégorie des pensées New Age, Yuval Harari, universitaire israélien et gourou de nombre de politiciens, avançait encore plus loin dans la pensée « éclairée » dans son livre Sapiens : « Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains. »
Finalement, pourquoi croire ? Espérer ? Bâtir ?! Les sociétés ne sont que des espaces ou des normes inventées par les hommes eux-mêmes, pouvant changer à chaque génération selon les intérêts et les évènements marquants l’époque. Il suffirait de mener une campagne médiatique bien ficelée pour convaincre une nation de nommer le Mal d’hier le Bien, et d’ériger les normes morales d’aujourd’hui en infamie de demain. Tout ne serait que néant, fable, et mythologie. La petitesse de l’homme le conduirait à se créer des dieux et des temples, mais aucune force surnaturelle ne serait présente autour de lui.
Alors, face à ce tableau très sombre des « lumières », certains avancent « la théorie de l’espérance ». Il faut avouer que cette dernière est forte alléchante à l’entendre, et nous permet au moins, de ne pas nous suicider immédiatement avant le périple écologique annoncé sur toutes les chaines d’information.
Mais pour autant, le problème majeur de cette pensée se résume au fait qu’elle sonne forcément creuse tant que l’on n’en définit pas les contours ! Espérer, oui mais en quoi et pour quelles raisons au juste ? Le refus du renoncement et du défaitisme peuvent-ils être les seuls moteurs de l’espérance d’une humanité, ou d’une société qui s’enfonce que trop souvent dans ses mauvais choix ?
J’entends par ailleurs certains dire ici et là que l’espérance juive pourrait se confondre, se marier avec d’autres pensées opposées ou au moins très différentes dans leur essence à la Torah, que la foi en l’avenir serait un socle commun entre l’hébraïsme et des courants de pensées ou des régimes sociaux-politiques pourtant crées sur des idées bien étrangères à notre tradition. Explications et argumentations sans relief.
La délivrance d’Egypte marque à la fois le refus du déterminisme historique, social, et naturel mais aussi l’affirmation d’un destin obéissant à une volonté ! Evidemment que la science n’est en rien repoussée, réfutée par les Sages du judaïsme et il nous faudrait nombre d’articles pour traiter de ce vaste sujet. Mais nous nous devons, en ces jours troubles que nous traversons, et particulièrement depuis le 7 octobre 2023, ne pas oublier pourquoi Israël demeure seul dans l’Histoire, et ce parfois, à son grand désespoir. La conception juive du monde et de l’espérance se construit sur des fondements différents que ceux prônés par le monde « éclairé », ou du moins une partie de lui. Si la raison peut et doit éclairer le comportement humain, si la rationalité peut repousser les affres de certaines formes d’obscurantisme, ceci ne suffit point à sauver l’Homme. Les systèmes politiques peuvent changer, se mouvoir mais l’obscurité de l’âme humaine ne s’efface en rien. Le souvenir du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz célébré cette semaine nous rappelle encore le naufrage idéologique des sociétés ayant porté elles-aussi le concept de ces préceptes dits salvateurs pour l’humanité.
Et il n’est en rien étonnant de voir nombre de brillants esprits de ce monde dévier du sens moral le plus simple pour faire preuve de complaisance envers des idéologies funèbres. Cela résulte d’un point de rupture fondamental, entre Israël et les Nations : la foi ou pas en une volonté, une morale transcendant l’Homme, qui conduit ce monde. Vous pourrez argumenter jour et nuit, vous justifier par maintes démonstrations et preuves historiques que le combat du peuple juif est juste, et je ne dénigre en rien le dévouement de certaines bonnes âmes qui se sacrifient pour cette périlleuse mission. Cependant, vous finirez par buter contre un mur d’incompréhension dans votre discussion, vous vous apercevrez que vous ne parlez pas exactement le même langage que vos détracteurs, et qu’au-delà des argumentations en tous genres des uns et des autres, c’est une conception du monde différente qui vous sépare !
Le livre de Josué rapporte l’histoire d’Akhan, un homme de la tribu de Judas ayant transgressé le serment de ne point prendre de butin dans les ruines de la ville de Jéricho. A cause de sa faute, les enfants perdirent une bataille qui semblait à leur portée face aux habitants de la ville d’Aï. Josué procède alors à un tirage au sort afin de connaître le fauteur ayant provoqué la colère de D’. Le sort désignera évidemment… Akhan ! Ce dernier réfutera dans un premier temps pour se dédouaner arguant que le Hasard ne saurait désigner le coupable. Puis il se ravisera et finira par avouer sa faute… Akhan finira par reconnaitre que le Hasard est conduit par une volonté… Celle de D’ !
L’espérance d’Israël se nourrit de cette idée, l’Histoire obéit à une volonté qui se déjoue des évidences et des pronostics en tout genre. Combien de fois, la disparition de ce petit peuple, entouré de Nations à la fois plus hostiles et plus puissantes, aurait pu se concrétiser, trépasser dans les oubliettes de l’histoire au point que même des esprits critiques et sceptiques finirent par avouer une évidence, tel Ben Gourion qui déclarait : « Pour être réaliste en Israël, il faut croire aux miracles »
La parachath Bo nous invite comme chaque année à croire que les ténèbres de la nuit cèderont face à la lumière du jour, quelque soit le contexte politique ou la puissance des protagonistes. Cette foi s’appuie sur une vérité que détient le peuple d’Israël depuis sa naissance, et c’est cette même vérité qui lui a permis de traverser les affres de l’Histoire alors que tant d’Empires l’ont oppressé puis disparu. « L’Eternité d’Israël ne se démentira pas » ou « Netsa’h Israël lo yechaker » (Samuel I, chap. 15, V. 29). La lecture du Chema’, la consommation de la Matsa à Pessa’h, la fixation des Mezouzoth à nos portes sont tout autant de témoignages de cette espérance que chaque juif porte dans sa chair, et elle ne se confond avec aucune autre croyance de ce monde.