Deux récentes greffes cardiaques réalisées dernièrement en Israël ont relancé un débat public tant médical que halakhique. Nous avons tenté, à la mesure de nos moyens, de dresser un tableau rapide des diverses données de ce débat. Outre les responsa rabbiniques, on pourra consulter avec intérêt l’ouvrage du rav Halpérin » ‘Emèq Halakha » (Assia, Makhon Schlesinger et Qeren ‘Emèq Halakha, Jérusalem 1986).
Une » première » israélienne
La première greffe du cœur fut réalisée en Israël le 5 décembre 1968. Avraham Sadgat, victime d’un accident de travail, avait été transporté d’urgence à l’hôpital 24 h. auparavant, encore conscient. Le bénéficiaire de la transplantation, Yits’haq Soulam, se trouvait alors dans un état désespéré du fait d’une longue maladie cardiaque. N’ayant que pour de brefs instants repris conscience après l’opération, il lutta contre la mort durant 2 semaines et décéda le 19 décembre 1968. Beaucoup de mystère et d’interrogations entourent jusqu’à ce jour ce pénible épisode de la vie médicale israélienne. Quel était l’état exact du « donneur » ? Tout espoir de le sauver était-il véritablement perdu ? Pourquoi a-t-on cherché à dissimuler l’affaire à sa famille ? Le chirurgien n’a-t-il pas agi avec trop d’empressement ? Etait-il suffisamment qualifié pour une telle opération ? L’hôpital lui-même était-il prêt techniquement à une telle « première » ? Une polémique publique s’engagea alors pour ou contre les greffes cardiaques, sur le fond d’informations contradictoires fournies par la presse en réponse à ces questions. Elle connut des moments tragiques : la famille du « donneur » fit ainsi irruption dans un congrès auquel participaient le chirurgien responsable et le ministre de la Santé d’alors, M. Barzilaï. Appelée à s’exprimer, la femme d’Avraham Sadgat s’écria : « Vous nous aviez dit que vous vouliez guérir mon mari, au lieu de cela vous lui avez arraché le cœur ! » Son frère affirma quant à lui : « Mon frère a été assassiné ! Il n’a pas fait don de son cœur, il lui a été arraché alor squ’il était encore vivant. » Invité à répondre, le ministre fut soudain pris de malaise et s’écroula, victime d’une crise cardiaque…
Apprentis-sorciers ?
Le Professeur Morris Levi, auteur de cette première greffe si contestée tant du point de vue moral que médical, n’en retira qu’un seul enseignement : il est interdit de divulguer prématurément quelque information que ce soit sur une telle opération. Il effectua ainsi, 9 ans plus tard et dans le plus grand secret, un nouvel essai infructueux sur la personne d’un Arabe de Taïbé. La date précise de l’opération n’a jamais pu être éclaircie … Il sera toutefois intéressant de noter ce qu’écrivait le Pr. Levi sur la question, un an avant sa première expérience (haRefoua, vol. 74, 16 Chevat 1967) : « Dans ce domaine, nous ne pouvons rien apprendre d’expériences sur des animaux. Ce ne sera donc pas un hasard si, dans l’avenir, nombreux seront ceux qui auront recours à des expériences sur l’homme ».
Trois jours après sa première implantation, il reconnut dans une interview accordée au journal Hayom (8.12.68) qu’il n’avait jamais assisté à une implantation cardiaque, et que ses connaissances en la matière ne provenaient que des publications médicales sur le sujet…
Reprise du débat public
Dix ans ont passé depuis la deuxième greffe du Pr. Levi. A deux jours d’intervalle, deux transplantations cardiaques ont été effectuées à l’hôpital Rambam de ‘Haïfa. L’hôpital Hadassa de Jérusalem, a priori mieux à même de procéder à de telles opérations tant du fait de la qualité de son personnel que de ses équipements, s’était de son côté abstenu toutes ces années de s’aventurer en ce domaine : il tient en effet compte de son importante clientèle religieuse, et des liens noués par ses plus hautes sommités médicales avec diverses grandes autorités rabbiniques d’Israël et d’Amérique. Le chirurgien était cette fois beaucoup plus qualifié que son prédécesseur : il a en effet reçu sa formation à l’hôpital de Pittsburgh (U.S.A.), engagé depuis de nombreuses années dans ce genre d’expériences, et ses collègues le considèrent unanimement comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux.
Ces deux nouveaux essais ne réussirent malheureusement pas plus que les premiers, et les « transplantés » décédèrent tous deux au bout de 18 jours. Le débat public reprit alors de plus belle, y compris au sein du corps médical.
Contre…
– Selon certains, les services de la santé en Israël ne sont pas encore prêts à s’engager dans des opérations aussi risquées.
– Les équipes médicales, par ailleurs excellentes, manquent de l’expérience nécessaire, et l’on ne peut alors se reposer sur les capacités d’un seul homme, fut-il le meilleur des spécialistes mondiaux.
– Les hôpitaux, de taille modeste, ont à charge une clientèle nombreuse.
Les transplantations cardiaques mobilisent – et paralysent – un grand nombre de services, ce qui peut entraîner des risques graves pour certains patients ou cas d’urgences.
– L’argument du Ministère de la Santé selon lequel ces opérations effectuées en Israël économisent les frais énormes du traitement en Amérique n’a pas été étayé de preuves convaincantes. Plus grave peut-être, et qui ravivait la question des motivations du chirurgien : certains médecins soutinrent que l’un des transplantés était atteint de cancer (ce qui en Amérique l’aurait exclu de la liste des candidats), tandis que le second, décédé des suites d’abondantes hémorragies, ne remplissait peut-être pas toutes les conditions physiques requises pour la réussite d’une greffe.
Pour…
Les partisans des transplantations rejettent bien évidemment ces contradictions, et ajoutent même un argument nouveau qui, au vu des résultats concrets et des conditions de réalisation des opérations, pourrait prêter à rêver… : « Soyons une petite Amérique dans le domaine des greffes d’organes !… Il y a peu de pays au monde où l’on réalise des transplantations des reins, du foie et du cœur. J’ignore s’il existe un autre pays de la taille d’Israël où de telles opérations soient entreprises. C’est là un titre d’honneur pour notre médecine » (‘Al haMichmar 30.5.86). Il est vrai toutefois que nécessité fait loi : Israël possède en médecine, comme en d’autres domaines scientifiques, un nombre important de chercheurs et spécialistes de renommée internationale. Si toutes les possibilités ne leur sont pas offertes ici de participer au mieux de leurs capacités aux développements de la science moderne, ils seront toujours plus nombreux à chercher sous d’autres cieux des conditions plus favorables à leur carrière. Israël ne peut donc se permettre de rester à la trame, d’autant que les greffes d’organes ont connu ces dernières années des résultats impressionnants et salutaires. Notons aussi que, du point de vue halakhique, les autorités religieuses ont clairement établi que les greffes d’organes, de façon générale, sont tout à fait licites. La Halakha autorise même de faire usage du corps d’une personne à l’instant décédée, si l’on peut par là sauver la vie d’une autre personne en danger de mort (on exclue toutefois la possibilité d’une « banque d’organes »).
Voici pour ce qui est du débat public quant aux conditions « techniques » des transplantations.
« Anges en blouse blanche » ?
Mais la polémique portait aussi surtout, et porte toujours, sur les problèmes moraux et halakhiques soulevés par les greffes cardiaques. Débat qui, présenté le plus souvent sur la place publique de façon pernicieuse et tendancieuse, ne peut que provoquer le malaise. Deux instances, deux systèmes de valeurs s’opposent ici comme ailleurs : d’un côté, valeurs traditionnelles du Judaïsme, fondées sur le respect sacré de la vie, l’existence et l’éternité de l’âme, la résurrection des morts, etc… De l’autre, les valeurs générées par la marche ininterrompue de l’humanité vers le progrès … Voilà donc, face à un public légitimement angoissé, soutenus – souvent pour des raisons démagogiques – par des personnalités publiques, des médecins qui tiennent l’écran et la « une » des journaux, auréolés de la gloire des pionniers en blouse blanche, porteurs des espoirs prométhéens d’une humanité toujours en quête de la maîtrise de son destin, mais aussi héros nationaux bâtisseurs de la future « grande puissance médicale » du Proche-Orient, de la « petite Amérique » lumière des Nations. En bref, voilà les David de notre temps, au bouclier frappé de la… « Maguen David Adom« , dressés face aux Goliath barbus et empapillottés, obscurantistes invétérés tournant le dos à toute innovation, ne connaissant que la cœrcition pour imposer leurs vues rétrogrades au public israélien … Guère facile pour la voix de la raison de se faire alors entendre dans sa vérité, sur des ondes passablement brouillées. D’autant que les passions se trouvaient de longue date déchaînées de part et d’autre par la question des autopsies, pratiquées longtemps sans contrôle véritable dans les hôpitaux. Le nombre des autopsies, soumis désormais de par la loi à des règles précises, s’est singulièrement réduit, au prix toutefois de vives tensions entre certains secteurs de la population.
En fait, les transplantations du cœur et du foie se distinguent des autres greffes d’organes en ce qu’elles supposent chez les deux sujets l’ablation d’un organe vital et que, pour ce qui est du cœur surtout, il importe de définir précisément quel état sera décrété comme celui de la mort clinique. Au vu des derniers développements de la recherche (notamment israélienne) en ce domaine, le corps médical international se fonde actuellement sur l’électroencéphalogramme pour établir que la mort intervient avec la cessation de toute activité au niveau du cerveau. On sait en effet maintenant que si un résultat négatif par simple encéphalogramme peut être réversible, la détection d’une interruption de toute activité au niveau de la racine cervicale est, elle, irréversible, et annonce une mort imminente, quand bien même le cœur continuerait-il de battre. Une technique extrêmement complexe et sophistiquée d’examen de la racine cervicale a donc été mise au point, et sert ainsi de référence pour le décret de mort clinique. Intérêt évident d’une telle technique révolutionnaire :
– fixation par données scientifiquement fiables de l’état de mort.
– possibilité d’extraction du cœur, encore actif, aux fins de transplantation …
Vieille polémique remontant aux temps les plus anciens : Gallien, le grand médecin de l’Antiquité, avait lui aussi adopté le cerveau comme critère de la mort. Aristote avait de son côté tranché pour le cœur… Du point de vue du Judaïsme, la Halakha s’est exprimée par la bouche du Rambam en faveur de la thèse aristotélicienne, et les décisionnaires de toutes époques ont jusqu’à présent confirmé cette position de principe : on ne pourra retenir comme preuve de la mort que la cessation totale de toute activité cardiaque.
On comprend alors que les plus grandes autorités (citons notamment rav Moché Feinstein zal., rav Yits’haq Weiss, rav Waldenberg, rav Wozner) et יבלח »ט rav Nissim Karelitz se soient prononcées de façon énergique contre les implantations cardiaques, allant jusqu’à les définir comme un double meurtre : rappelons que pour que la greffe soit réalisable, il faut que le cœur du « donneur » soit encore en état de fonctionner, c’est-à-dire que la mort ne soit établie qu’au niveau du cerveau. Autrement, dit, l’ablation du cœur se fait alors que, du point de vue de la Halakha, le patient ne peut être encore déclaré mort.
Pour ce qui est du transplanté, l’ablation de son propre cœur (lui donnant statut halakhique de Tréfa) est ipso facto un acte de meurtre : son remplacement par un autre cœur plus sain ne peut alors être invoqué, d’autant qu’on l’engage là sur une voie sans retour, où l’on sait par avance que le risque d’échec est plus grand que les chances de réussite.
Accepter le point de vue actuel de la médecine aurait d’ailleurs, aux yeux de la Halakha, des incidences négatives : en cas de mort clinique décrétée uniquement par électroencéphalogramme, on n’aurait ainsi plus droit de s’occuper durant Chabbath d’un patient dont le cœur battrait encore …
Si la méthode d’examen de la racine cervicale parait certes particulièrement fiable, elle n’a cependant pas pouvoir de modifier les termes de la Halakha, d’autant qu’il nous manque le recul nécessaire pour en juger l’infaillibilité.
Ajoutons encore que la Halakha pose la question, en un domaine si sensible, des limites de la confiance que l’on פeut accorder au médecin. En ce cas comme en d’autres en effet, celui-ci se trouve dans nos sociétés modernes investi de pouvoirs énormes. Sa décision pourra aboutir à mettre en péril une vie humaine, alors que les motivations scientifiques ou autres de la décision ne répondaient pas aux exigences du Judaïsme. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Montaigne. On pourrait ajouter que science sans conscience peut être ruine du corps, dont il nous est fait commandement de la préserver au plus haut point.
Le Pessaq du Grand-Rabbinat
Soumis à une lourde pression publique, le Grand Rabbinat a de son côté publié, après l’exécution des dernières greffes, une décision acceptant en principe, la réalisation de greffes du cœur et du foie. Tenant compte de différentes données, et notamment des possibilités offertes par l’examen de la racine cervicale comme par la maîtrise nouvelle des phénomènes de rejet (assurant désormais une survie de plus de deux ans dans 70 % des cas), mais aussi de l’absence de toute objection halakhique aux » opérations à cœur ouvert » (où l’on interrompt pourtant, provisoirement le fonctionnement du cœur naturel en assurant de façon artificielle le pompage du sang), le Grand Rabbinat pose toutefois un certain nombre de conditions :
– 2 examens de la racine cervicale à 12 heures d’intervalle ;
– certitude que le « donneur » n’était pas sourd de son vivant (condition pour la bonne réalisation de l’examen) ;
– opérations par deux équipes distinctes sur le donneur et le receveur ;
– certitude que l’activité de la racine cervicale s’est interrompue par suite d’une lésion, et non par simple accident ;
– accord du donneur ou de sa famille ;
– présence d’un médecin délégué du רabbinat.
Notons qu’outre le débat halakhique, des objections ont été soulevées quant à la valeur et l’efficacité de ces conditions.
Certains s’interrogent par ailleurs sur l’utilisation abusive qui pourrait être faite de ce Pessaq, comme de la pression éventuellement exercée dès lors sur certains patients ou leur famille.
Conclusion
En bref, contestées quant à leurs conditions de réalisation en Israël, les implantations cardiaques illustrent par ailleurs l’un des grands débats moraux de notre époque. Les nombreuses pages du Talmud traitant de médecine, son exercice à toutes époques par les plus grands maîtres tels le Rambam ou Rabbi Yehouda haLévi, la place qu’elle occupe dans les Responsa rabbiniques, témoignent de l’intérêt porté à cette science. A l’heure toutefois où des possibilités d’expérimentation toujours plus grandes lui sont offertes par les développements prodigieux de la recherche scientifique, il importe plus que jamais que science et conscience de la vie, dans l’esprit de la « Tora de vie », fassent bon ménage. Le Talmud ne rapporte-t-il pas que les livres de médecine du roi Chelomo avaient été enterrés de peur que, tombés dans des mains irresponsables, un usage inconsidéré en soit fait ?