Un documentaire, « Les Suppliques », redonne voix à ces milliers de juifs qui s’adressèrent aux autorités de l’État pour sauver leurs familles. Poignant.
On m’a enlevé ma mère, je suis seul sans ressources, n’ayant pas encore 11 ans… Je demande à votre Majesté le maréchal Pétain… » écrit l’un. « C’est dans un élan de confiance, de prière, que je vous envoie cette lettre », écrit un autre. C’est aussi un ingénieur SNCF ancien combattant, qui tente d’expliquer que, parmi les Juifs, il y a de véritables Français. C’est le patron d’une pharmacie qui s’interroge sur la suite à donner aux nouvelles législations sur les israélites concernant sa préparatrice en pharmacie, irréprochable au demeurant, avec le souci de ne pas « contrecarrer l’œuvre de redressement du maréchal ».
C’est un jeune garçon qui aimerait revoir son père, interné dans un camp, et qui l’exprime dans une formule, « au plus vite mon père nous reviendra, je vous remercierai que davantage », dont il s’excuse à l’avance de l’éventuelle incorrection grammaticale. Ce sont les employés du Jersey de Paris qui signent une pétition pour la libération de leur patron, Aloïs Stern, sans qui la société est menacée de faillite. C’est un aumônier qui signale les vertus de l’une de ses ouailles, Juif converti.
Les Suppliques, un film réalisé par Jérôme Prieur, co-écrit avec Laurent Joly – Extrait from LA GENERALE DE PRODUCTION on Vimeo.
Maréchal, vous pourrez faire rentrer maman chérie
C’est une marchande des quatre-saisons, mère de cinq enfants, privée déjà de son mari et de son fils aîné, à qui on vient de retirer sa médaille de marchande qui lui permettait de faire vivre sa famille. C’est une institutrice qui tente de plaider la cause de sa meilleure élève. C’est une enfant déprimée, depuis qu’elle est privée de l’amour maternel, et qui espère « qu’en m’intéressant à votre bonté, vous, le maréchal, vous pourrez faire rentrer maman chérie dans un foyer en détresse ». C’est la femme d’un tailleur qui jure que la conscience de son mari est pure, et qui s’inquiète pour la santé mentale d’un homme qui est tout pour elle. C’est une Aryenne qui demande si elle doit rapporter la TSF de son mari qui est juif. C’est un cycliste livreur, ex-prisonnier de guerre, démobilisé, qui aimerait savoir comment il peut exercer son métier si les Juifs n’ont pas le droit de se déplacer à bicyclette. C’est un couple qui s’indigne du déménagement des meubles de son appartement.
« Je l’admets, je ne suis qu’un sale youpin »
C’est une propriétaire d’un fonds de commerce qui proteste contre la somme ridicule qu’elle a reçue après une vente forcée intervenue pendant qu’elle était internée au camp des Tournelles. C’est un garçon persuadé que le dossier de son père est propre et qui espère faire beaucoup de bien à la France quand il sera grand. C’est un village tout entier qui réclame la libération de la « plus honnête famille qui soit ». C’est un jeune de 20 ans qui avoue avoir « commis l’horrible crime d’être né polonais », qui admet qu’il n’est « qu’un vulgaire Juif, un sale youpin, fusillez-moi », mais qui ajoute que pour ses péchés, il a aussi terriblement envie de vivre.
Ces lettres adressées à Pétain, ou bien à Xavier Vallat, le premier patron du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), situé au 1, place des Petits-Pères, elles sont au nombre de 3 000 environ, rangées aux Archives nationales. L’historien Laurent Joly, qui vient de publier un ouvrage sur la rafle du Vél’ d’Hiv, aux éditions Grasset, les avait découvertes lors de sa thèse sur le CGQJ, en 2004. Son acolyte, le réalisateur Jérôme Prieur, en a lu près de 200 avant d’en retenir une petite trentaine. Tout a été conservé, les envois comme les réponses des administrations destinataires. « Faire la réponse habituelle », peut-on déchiffrer sur une enveloppe. La réponse habituelle, sèche, qui tenait en quelques lignes, pour rappeler la loi, les nouvelles lois antijuives de Vichy, et l’impossibilité d’y déroger, de tolérer la moindre exception. L’impossibilité donc de donner satisfaction aux requêtes formulées.
Intelligence du montage
Jérôme Prieur a choisi un dispositif très sobre pour présenter la litanie de ce qu’on appelait alors « les suppliques » et dont on devine d’emblée qu’elles restèrent sans effet. Un extrait de la lettre. Un très bref portrait de l’auteur(e). Le tout est entrecoupé sans commentaire, en s’appuyant sur le simple effet de montage, de petits films de propagande vichyste qui assuraient au moment même où le maréchal recevait ces courriers qu’il protégeait tous les Français, qu’il dispensait son amour infini à tous ses compatriotes. Le comble du cynisme est atteint dans l’épisode où il reçoit la lettre respectueuse d’une petite fille blonde à qui il répond par une lettre affectueuse.
Que donnent à penser ces suppliques ? Que les Juifs ne se laissèrent pas exclure de la communauté française sans réagir. Qu’aux plus hautes autorités, ils exprimèrent, parfois avec humour ou insolence, leur amour de la France, leurs médailles, leur combat pour le pays, leur incompréhension d’en être rejetés. Elles disent aussi les angoisses, les espoirs et la confiance parfois naïve en un maréchal père de la nation vers qui l’on se tourne comme on se tournait vers le roi ou le président de la République. Elles disent les mouvements de solidarité, les gestes d’aide de Français qui n’étaient pas juifs et qui prennent leur plume à leurs risques et périls. Elles disent enfin la conviction que tout cela est un vaste malentendu, qu’il y aura toujours une solution, aussi injuste et implacable soit la loi. Elles représentent aussi parfois les derniers témoignages de ces Juifs qui, presque tous, après avoir écrit en vain en précisant leur adresse, furent déportés et assassinés à Auschwitz.