L’histoire de la petite communauté juive d’Indonésie révèle des métissages inattendus dans un archipel marqué par le pluralisme religieux. D’abord juifs de Hollande ou de Bagdad, ils sont devenus « Juifs d’Indonésie ». L’exode qui a suivi l’indépendance fait place aujourd’hui à une renaissance, aussi infime soit-elle. Peu importe « l’anti-israëlisme », qui n’est d’ailleurs pas le mot d’ordre des principales organisations musulmanes du pays.
En Indonésie, depuis 2006, une loi impose de mentionner sur sa carte d’identité une des six religions officiellement reconnues : le bouddhisme, le catholicisme, le confucianisme*, l’hindouisme, l’islam et le protestantisme**. Lors du recensement de 2010, un
peu plus de 87% des Indonésiens se sont déclarés musulmans, les moins de 3% restants se répartissant entre l’hindouisme (1,7%), le bouddhisme (0,7%), le confucianisme (0,05%) et les « autres, sans réponse ou non demandé » (0,45%).
Toutefois, ces statistiques sont réductrices dans la mesure où elles ne disent rien des croyances et pratiques réelles des personnes. L’Indonésie est un monde syncrétique, dans lequel la même personne, voire la même communauté, notamment quand il s’agit d’un village, peuvent à la fois se déclarer adeptes d’une des religions officielles, et observer des rituels qui relèvent de cultes présents avant à l’arrivée de ces religions, venues de l’étranger. Ces cultes ne sont pas reconnus comme religions. Ils sont officiellement désignés par le terme d’aliran kepercayaan, c’est-à-dire « courants de croyance ».
En outre, on trouve également en Indonésie des adeptes du christianisme orthodoxe (environ trois mille membres), des musulmans chiites, et des adeptes de courants condamnés par l’islam comme l’ahmadiya. Il se trouve des baha’i, fidèles d’une religion monothéiste fondée en 1863 en Iran*. Il existe également des sectes créées par de curieux personnages, mais il resterait à démontrer que ce sont des religions.
DES ORIGINES À L’OCCUPATION JAPONAISE
En effet, depuis le VIème siècle, il existe des communautés juives à Calicut et à Cochin dans l’État du Kerala au sud de l’Inde. Or l’ouest de l’archipel indonésien entretient des relations commerciales avec le sud de l’Inde depuis sans doute le IVe siècle avant notre ère. Le premier texte connu attestant la présence d’un Juif dans l’archipel parle d’un marchand de Fostat, la première capitale arabe de l’Égypte, mort en 1290 dans le port de Barus sur la côte occidentale de Sumatra. Barus était alors un important port exportateur pour le benjoin (de l’arabe laban jawi ou « lait javanais ») et le camphre (en malais* kapur Barusou « craie de Barus »), indigènes à Sumatra, et commerçait avec le sud de l’Inde.
Il se trouvait également des Juifs parmi les employés de la Compagnie unie des Indes néerlandaises (VOC, Vereenigde Oostindische Compagnie), qui s’installe dans les Moluques à la suite de la prise en 1605 d’un fort portugais. Des Juifs étaient également actionnaires de la compagnie, et en
détenaient un quart du capital à la fin du XVIIème siècle. La présence de Juifs aux Pays-Bas remonte au siècle précédent, quand le pays faisait encore partie de l’empire espagnol. Leur installation s’accélère après que le pays déclare son indépendance en 1581, en instaurant notamment la liberté religieuse alors que l’Inquisition sévit en Espagne.
Le premier document moderne connu sur les Juifs d’Indonésie est signé par un rabbin du nom de Jacob Halevy Saphir, envoyé de Jérusalem dans l’archipel en 1861. Il constate l’existence d’une vingtaine de familles ashkénazes néerlandaises à Batavia (aujourd’hui Jakarta), Semarang et Surabaya et déplore que
beaucoup de Juifs soient mariés à des femmes non-juives. Il signale également la présence de Juifs irakiens et yéménites dans l’archipel.
En 1921, un autre envoyé de Jérusalem à Java estime à environ deux mille le nombre de Juifs dans l’île et déplore lui aussi les mariages avec des non-juifs. Les années 1930 et le début des années 1940 sont marquées par l’arrivée de Juifs qui fuient le nazisme en Europe. Lorsque les Japonais envahissent l’archipel début 1942, on y compte environ trois mille Juifs. La plupart sont citoyens néerlandais ou d’autres pays européens mais il y a également des « Juifs de Bagdad », dont le statut n’est pas européen mais celui
« d’Orientaux étrangers »(Vreemde Oosterlingen). L’occupant japonais commence par interner les Juifs des pays européens ennemis, puis
finalement tous les Juifs.
DE LA RÉSISTANCE À L’EXODE
Les Juifs des Indes néerlandaises n’étaient pas nécessairement natifs du pays. Prenons l’exemple de Bruno Berler, un Viennois qui, après échoué à monter une affaire au Mexique, est envoyé par ses parents aux Indes néerlandaises, où il épouse une jeune Indo*. En 1938, il emmène sa famille à Vienne. C’est l’année où Hitler annexe l’Autriche. Bruno est arrêté et envoyé à Dachau. Ses parents soudoient les nazis et obtiennent sa libération. Bruno et sa petite famille parviennent à prendre le dernier paquebot pour les Indes. Lorsque les Japonais débarquent à Java en mars 1942, Bruno rejoint un petit groupe de résistants européens dans l’est de Java, financé par le gouvernement néerlandais**. Lui et ses compagnons finissent par être arrêtés, torturés et finalement décapités par les Japonais. Ils sont enterrés dans une fosse commune à Ancol dans le nord de Jakarta, où leurs noms sont inscrits sur une pierre tombale.
Les premiers mois qui suivent la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie le 17 août 1945, période que les Néerlandais appellent « Bersiap »*, sont marqués par des violences à l’égard des Européens, juifs compris. La plupart de ces derniers quittent le pays pour s’installer aux États-Unis, à Los Angeles, où ils contribuent au journal De Indo** et préservent leur identité de Juifs d’Indonésie. Peu émigrent vers Israël. Au début, les Juifs irakiens, dont la plupart vit à Surabaya, restent en Indonésie.
Les Néerlandais entendent récupérer leur colonie. Dès novembre 1945, ils réoccupent l’archipel. Un conflit à la fois politique, militaire et diplomatique va opposer l’administration qu’ils mettent en place, la NICA (Nederlands Indië Civil Administratie, « administration civile des Indes néerlandaises »), aux autorités de la jeune république d’Indonésie. Ce conflit, que les Indonésiens appellent Revolusi, prend fin le 27 décembre 1949, date à laquelle le royaume des Pays-Bas procède au transfert formel aux Indonésiens de sa souveraineté sur les anciennes Indes néerlandaises. Selon une des conditions imposées par les Néerlandais, les Indonésiens ne devaient pas toucher à leurs entreprises. Mais en 1957, sous la pression de la frange la plus nationaliste de l’opinion, le gouvernement indonésien décrète l’expulsion des Néerlandais et la nationalisation de leurs actifs. Le 6 décembre, que les Néerlandais appellent « la Saint Nicolas noire » (Zwarte Sinterclaas), ils sont 46 000 à commencer à partir, avec ceux des Juifs européens qui étaient restés.
RENAISSANCE
D’après l’Anti-Defamation League, fondée en 1913 aux États-Unis par le B’nai B’rith, une organisation juive d’entraide, pour combattre l’antisémitisme,
48% des Indonésiens arboreraient une attitude antisémite. On peut se demander comment l’antisémitisme peut exister dans un pays où il y a si peu de Juifs. En fait, une image des Juifs est véhiculée par le Coran, qui concerne les 87,2% d’Indonésiens qui se déclarent musulmans. Certains passages condamnent les Juifs, par exemple le verset 30 de la sourate 9 : « Les Juifs disent : « Uzayr est fils de Allah » et les Chrétiens disent :
« Le Christ est fils d’Allah ». Telle est leur parole provenant de leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu’Allah les anéantisse ! Comment s’écartent-ils [de la vérité] ? » Mais des œuvres traduites de l’arabe ou du persan dans différentes langues de l’archipel (aceh, javanais, malais ou sundanais) comportent des récits sur les Banu Israil, « les enfants d’Israël », dont elles donnent une
image plutôt positive. La question est de savoir si les Indonésiens qui connaissent ces récits font le liens entre ces « enfants d’Israël » et les Juifs.
« L’ANTI-ISRAËLISME », LE CORAN ET LE ROMAN NATIONAL INDONÉSIEN
Qu’est-ce que « l’anti-israélisme » ? Nous lui voyons deux composantes. D’abord, historiquement, une pétition de principe « anticolonialiste » et « anti-impérialiste » dénonce l’occupation des territoires palestiniens et met comme préalable à la reconnaissance d’Israël par l’Indonésie, la reconnaissance d’un État palestinien par Israël. Par ailleurs, un discours islamiste prend d’un côté le parti de Palestiniens considérés comme « musulmans »* et de l’autre, invoque le Coran pour dénoncer les Juifs.
Un événement a défrayé la chronique mondaine indonésienne fin 2018, lorsqu’on a appris que la chanteuse Maia Estianty vivait une idylle avec l’homme d’affaires Irwan Mussry. Ce dernier avait par ailleurs fait parler de lui en récompensant des athlètes indonésiens pour leur performance lors des Jeux asiatiques de 2018 en Indonésie. Irwan est le fils de Charles Mussry, un Juif de Surabaya, qui avait joué un rôle dans la bataille de Surabaya en novembre 1945*, en fournissant armes et nourriture aux combattants indonésiens. Dans un pays qui continue à rédiger un roman national dans lequel un rôle central est joué par des « héros » censés représenter les différents groupes ethniques et religieux, c’est peut-être l’amorce d’une inclusion d’un Juif dans ce roman.
Le défi pour l’Indonésie est de contrer les efforts des différents groupes islamistes d’imposer l’islam comme fondement. Elle doit d’abord protéger ses minorités religieuses, ce qu’elle est
accusée par Human Rights Watch de ne pas réellement faire. Elle doit ensuite officiellement reconnaître toutes les religions, et non seulement six. La religion
baha’i a été reconnue en 2014. Un premier pas semble avoir été fait vers la
reconnaissance des religions traditionnelles d’Indonésie. On peut espérer qu’il en sera de même du judaïsme, qui est après tout une religion universelle et une source à laquelle l’islam a puisé. L’Indonésie serait alors vraiment ce qu’elle entend être, une nation pluri-religieuse.