Les dirigeants du Hamas étaient sûrs de gouverner Israël

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Quand le chef du Hamas [à Gaza], Yahya Sinwar, était incarcéré en Israël il y a plus de dix ans, il avait expliqué à un responsable israélien une théorie qui donne un tout autre éclairage à la guerre actuelle à Gaza. Pour Sinwar, ce qui fait la force et la fierté d’Israël – le fait que la plupart des Israéliens fassent un très long service militaire et que les soldats jouissent d’un statut privilégié dans la société – était une faiblesse à exploiter, raconte Yuval Bitton, qui a passé du temps avec lui en tant qu’ancien directeur de la division du renseignement du Service pénitentiaire israélien.

Cette idée a montré toute sa pertinence en 2011, quand Sinwar s’est retrouvé libre à la suite de l’échange de 1 027 prisonniers palestiniens contre un seul soldat israélien. Aujourd’hui, Sinwar retient en otage 138 Israéliens [leur nombre s’élevait à plus de 240 avant la libération de 105 autres otages durant une semaine de trêve, à la fin de novembre], y compris des soldats. Et le chef du Hamas compte bien obtenir le maximum en échange, comme la libération de milliers de prisonniers palestiniens et la mise en place d’un cessez-le-feu permanent.

Pour cela, il se fie à son jugement sur la société israélienne, lui qui a passé vingt ans à la décortiquer en prison, en apprenant l’hébreu et en regardant les infos locales pour mieux rentrer dans la psyché israélienne. Mais d’abord, le Hamas doit survivre à la puissante et meurtrière contre-attaque israélienne. Et Sinwar pourrait bien devenir celui qui a précipité la fin de ce groupe, classé comme terroriste par les États-Unis, et y trouver la mort.

Guerre psychologique

Depuis qu’il est devenu le chef du Hamas à Gaza, en 2017, la stratégie de Sinwar a été de constamment rappeler aux Israéliens qu’ils étaient en conflit avec les Palestiniens. Il alternait ainsi les moments de dialogue constructif avec Israël et le recours à la violence à des fins politiques. Il est connu pour sa traque impitoyable des Palestiniens soupçonnés de collaborer avec Israël, et sa manière de mener les négociations pour libérer les otages a été perçue par certains Israéliens comme une véritable guerre psychologique.

Le représentant d’Israël auprès des Nations Unies, Gilad Erdan, brandit une pancarte “Pour un cessez-le-feu, appelez le…”, avec les coordonnées du chef du Hamas, Yahya Sinwar, au siège des Nations Unies, à New York, le 12 décembre 2023.

Lors des récentes négociations concernant les otages, il a coupé les communications pendant plusieurs jours pour faire pression sur Israël et faire accepter une trêve qui permettrait au Hamas d’avoir le temps de regrouper ses hommes, selon les médiateurs égyptiens. Quand les premiers otages ont été relâchés, ils ont été libérés au compte-gouttes plutôt qu’en une seule fois, et ce afin de déstabiliser au quotidien la société israélienne, plongée dans l’angoisse.

Sinwar, la petite soixantaine, a depuis déclaré aux négociateurs égyptiens que la guerre ne serait pas finie de sitôt, à cause de la violence des bombardements, ce qui laisse entendre qu’il compte obtenir le maximum d’Israël en échange des derniers otages. L’une des raisons des attaques du 7 octobre était de capturer le plus de soldats possible, pour les échanger contre des prisonniers palestiniens.

Quand Sinwar a été libéré, lors de l’échange de 2011, il pensait que le Hamas aurait dû réclamer davantage et obtenir d’Israël la libération de Palestiniens responsables d’attentats qui avaient tué des Israéliens et qui purgeaient des peines à perpétuité.

“Une affaire personnelle”

À sa libération, Sinwar a déclaré qu’il ferait tout pour faire libérer ceux qui restaient emprisonnés. “Il en fait une affaire personnelle, assure Mkhaimer Abusada, un Palestinien qui enseignait les sciences politiques à l’université Al-Azhar, à Gaza, avant la guerre. Il était gêné de quitter la prison en 2011 et de devoir abandonner certains de ses camarades.”

Si les négociations reprennent, Gershon Baskin, un militant pacifiste israélien qui a participé aux négociations de l’accord de 2011, juge peu probable qu’Israël accède aux demandes de Sinwar et libère des Palestiniens jugés très dangereux. Sinwar, qui a lancé une guerre contre Israël dix ans après sa libération, est un exemple vivant du danger pour Israël de la libération de prisonniers condamnés à perpétuité. “C’est la principale raison de leur éventuel refus, ils ne veulent pas répéter la même erreur”, poursuit-il.

En tant que membre du Hamas, Sinwar aura passé plus de temps en prison qu’en liberté. Avant son séjour en prison, il était proche du fondateur du mouvement, le cheikh Ahmed Yassine, qui lui-même avait été libéré en 1985 lors d’un échange de plus de 1 000 prisonniers contre trois soldats israéliens. Sinwar travaillait avec son mentor pour traquer les informateurs palestiniens soupçonnés de travailler avec Israël. La police de sécurité intérieure qu’il a mise en place est devenue la branche armée du Hamas, les Brigades Al-Qassam.

Un traqueur d’agents d’Israël

En 1988, il est arrêté par Israël. Lors des différents interrogatoires, Sinwar raconte par exemple comment il a arrêté un agent d’Israël, appelé Ramsi, alors qu’il se trouvait au lit avec sa femme. Il lui a mis un bandeau sur les yeux et l’a conduit dans un endroit où une tombe avait été préalablement creusée. Sinwar l’a ensuite étranglé avec son keffieh, symbole de la cause palestinienne.

“Après l’avoir étranglé, je l’ai enveloppé dans un linceul blanc et j’ai refermé la tombe, raconte Sinwar dans sa confession. Ramsi savait qu’il méritait de mourir, j’en suis sûr.” Sinwar a raconté avoir tué trois Palestiniens de la même manière, parce qu’il pensait qu’ils étaient des informateurs d’Israël.

Dans une autre affaire, Sinwar avait des doutes sur le frère d’un membre du Hamas, raconte Michael Koubi, qui a été l’un des premiers à l’interroger, pendant plus de cent heures, pour les services de renseignements israéliens. Il a alors demandé au frère du suspect de lui donner rendez-vous. Ils l’ont jeté dans une tombe et l’ont enterré vivant.

Koubi raconte que, dans un autre interrogatoire, le chef du Hamas a avoué avoir tué 12 Palestiniens avant son arrestation. Aucun de ces hommes assassinés ne travaillait pour les autorités israéliennes. Dès 1989, Sinwar expliquait à ses interrogateurs qu’il comptait créer des unités capables de mener des raids en Israël pour tuer et capturer des civils. Sinwar a également été impliqué dans l’enlèvement et le meurtre de deux soldats israéliens. Il a été condamné à plusieurs peines de perpétuité et a passé vingt-deux ans en prison.

 

Une personnalité influente même en prison

 

Le Hamas était un mouvement balbutiant quand Sinwar a été arrêté. Il s’est développé à Gaza, comme une déclinaison des Frères musulmans, le groupe islamiste égyptien. L’année de son arrestation, le Hamas a publié une charte de principe qui comportait notamment dans ses objectifs la destruction d’Israël.

Sinwar est resté une personnalité importante du mouvement, même en prison. Les prisonniers constituent l’un des quatre piliers du Hamas. Aussi, Israël évite de regrouper les membres d’une même faction en détention. Ceux-ci reproduisent au sein des prisons la hiérarchie qui existe à l’extérieur, ils choisissent un responsable dans chaque prison, et un chef qui supervise toutes les prisons israéliennes.

Les détenus palestiniens ont choisi deux fois de faire de Sinwar leur chef. Quand il n’occupait pas ces fonctions, Sinwar avait beaucoup d’influence sur les autres dirigeants.

En 2000, les Palestiniens se sont soulevés contre Israël en Cisjordanie et à Gaza à la suite de l’effondrement des pourparlers de paix sur la création d’un État palestinien. Le Hamas s’est impliqué dans cette rébellion, baptisée la “seconde Intifada”, et a lancé une campagne meurtrière d’attentats suicides. Le rôle joué par Sinwar dans les violences de la seconde Intifada n’est cependant pas clair.

En 2004, il commence à souffrir de problèmes neurologiques, a des problèmes d’élocution et des difficultés à marcher. Après examen, les médecins lui découvrent une tumeur au cerveau. Il est alors transféré d’urgence dans une prison près de Beer Sheva où il peut être opéré à l’hôpital tout proche.

L’opération est un succès, et Sinwar retourne en prison en remerciant les médecins de lui avoir sauvé la vie. Sinwar avait donné aux autorités israéliennes l’impression qu’il voulait mettre fin à la violence – du moins dans un premier temps.

“Sa libération est la pire erreur de l’histoire”

À la fin du soulèvement palestinien de 2005, Sinwar est interviewé par un journaliste en prison. Il lui explique que le Hamas serait d’accord pour un cessez-le-feu de longue durée avec les Israéliens, ce qui pourrait selon lui stabiliser la région, mais qu’il n’acceptera jamais de reconnaître l’État d’Israël. Il dit également, à l’époque, qu’il est conscient que le Hamas ne pourra jamais vaincre militairement l’armée israélienne.

Le Hamas ne lâchera rien, déclare-t-il lors de l’interview. “Nous n’avons pas hésité à rendre pénible la vie des Juifs lors de la confrontation, dit-il en hébreu, en référence à l’Intifada. Nous compliquerons encore plus le dialogue sur le cessez-le-feu.”

En 2006, des combattants du Hamas attaquent par surprise des soldats israéliens à un poste armé à la frontière sud d’Israël et kidnappent le soldat Gilad Shalit, âgé de 19 ans. L’un des responsables de cet enlèvement n’est autre que le plus jeune frère de Sinwar, Mohammed. Les négociations pour libérer le soldat Shalit vont ensuite durer des années.

En prison, Sinwar et ses codétenus passaient le plus clair de leur temps dans des cellules de trois à huit personnes. Ils avaient le droit de sortir dans la cour deux fois par jour pendant une heure et demie. Ils apprenaient l’anglais et l’hébreu et lisaient des livres d’histoire et le Coran.

Lors des négociations entre Israël et le Hamas pour la libération de Shalit, Sinwar voulait que le Hamas exige la remise en liberté de Palestiniens incarcérés pour le meurtre d’Israéliens. Il réclamait aussi la libération des combattants impliqués dans les attentats meurtriers de la seconde Intifada.

Sinwar était tellement intransigeant dans ses demandes qu’Israël l’a placé à l’isolement pour réduire son influence sur le Hamas. L’État hébreu a fini par libérer des Palestiniens qui avaient commis des meurtres et étaient jugés dangereux, y compris Sinwar, malgré les réserves des Israéliens. “Sa libération est la pire erreur de toute l’histoire d’Israël”, dit Koubi.

“Désormais, sa stratégie est de gagner du temps”

Une semaine après sa sortie, en 2011, Sinwar déclare à une agence de presse palestinienne que la meilleure solution pour faire libérer les prisonniers restants, c’est de kidnapper davantage de soldats de Tsahal. Quand il rentre à Gaza, l’enclave a bien changé. Le Hamas est au pouvoir, et l’enclave est désormais séparée du reste d’Israël par un mur.

Sinwar continue d’exercer son influence au sein du mouvement. Lors de la guerre de 2014, il est impliqué dans l’arrestation et l’exécution de Palestiniens soupçonnés d’être des informateurs d’Israël. [En 2017], Sinwar est élu à la tête du bureau politique du Hamas à Gaza. Des dirigeants assurent alors à leurs membres que son élection à Gaza n’entraînera pas le mouvement dans de nouveaux épisodes de violences, que ce soit en interne ou en Israël.

Sinwar réclame de nouveau en public la libération de tous les prisonniers palestiniens retenus dans les geôles israéliennes. Il cherche ensuite rapidement à réconcilier le Hamas avec la faction palestinienne qui dirige la Cisjordanie et prévient qu’il sera “sans pitié” pour ceux qui se mettraient en travers de son chemin. Ces discussions n’aboutissent cependant pas, et les tentatives palestiniennes de créer leur propre État sont encore compliquées par des divisions internes.

En 2021, Sinwar est à nouveau élu à la tête du Hamas à Gaza, et il réitère sa promesse de faire libérer les détenus palestiniens. En mai, le Hamas tire des roquettes sur Jérusalem, ce qui déclenche un conflit qui dure onze jours. Face au grand nombre de victimes et à l’ampleur des destructions, les responsables de la sécurité israélienne veulent alors croire que le Hamas a eu son compte, et que Sinwar ne tentera plus de frapper Israël parce qu’il se concentre sur la croissance économique de la bande de Gaza.

Le 7 octobre a montré qu’ils avaient tort. Si l’attaque éclair initiale a été un succès pour le Hamas, Sinwar a cependant commis deux erreurs, à en croire Amos Gilead, vétéran des Forces de défense israéliennes. Premièrement, il croyait que cette attaque allait déclencher un conflit régional impliquant l’Iran et le Hezbollah, et deuxièmement, il n’imaginait pas qu’Israël lancerait une invasion terrestre à Gaza pour éliminer les chefs du Hamas. “Maintenant, sa stratégie, c’est de gagner du temps, ajoute-t-il. Mais nous devrons forcément l’éliminer.”

 

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