Illustration : l’émir Abdel Kader
Qu’est-ce que Pourim ? L’explosion d’allégresse, le grand soupir de délivrance qu’ont poussé les Juifs après qu’ils se sont attendus au pire, à un grand massacre, à l’extermination pure et simple. Selon le livre d’Esther, cela s’est passé il y a fort longtemps, dans l’empire perse, sous le règne d’Assuérus, Artaxerxès 1ᵉʳ. Le peuple juif a conservé le souvenir de cette délivrance et a instauré une journée de fête carnavalesque pour la célébrer chaque année.
Au fil des siècles, différentes communautés juives ont éprouvé des angoisses de même ordre et ont institué des journées de réjouissances à l’échelle locale, des Pourim particuliers.
Au Maroc nous connaissons deux de ces Pourim, tous deux dans les communautés judéo-espagnoles du Nord :
- l’un à El-ksar El-Kbir (Alcazarquivir) : « el Purim de los cristianos » ou « Purim de Sebastian » ;
- l’autre à Tanger : « el Purim de las bombas ».
Le Pourim de Sebastian
En 1574 meurt le sultan marocain Abdallah al-Ghâlib, et son fils Mohammed al-Mutawakkil prend le pouvoir, qui lui est aussitôt contesté par les trois frères du défunt, Abd al-Malik, Ahmed et Abd al-Moumin.
S’ensuit une guerre fratricide où Abd al-Malik s’allie son frère Ahmed, obtient l’appui des Ottomans et se fait sacrer sultan à Fès, tandis qu’Al-Mutawakkil, affaibli, en vient à demander l’aide du Portugal. Au Portugal règne Sébastien 1ᵉʳ, un jeune homme de 23 ans, encore célibataire, très religieux, exalté, la tête pleine de rêves de croisade. Il croit saisir l’occasion de conquérir toute « la Barbarie » (comme on désignait alors le Maroc), s’embarque avec une armée de plus de 15 000 hommes et rejoint les troupes d’al Mutawakkil près d’Asilah, sur la côte atlantique. Il pousse vers l’intérieur des terres, où il livre une grande bataille contre les plus nombreuses troupes d’Abd al-Malik et d’Ahmed, près d’un petit ruisseau, le Wad al-Makhzen, aux environs d’El Ksar. C’est la fameuse bataille dite « des trois rois » du 4 août 1578. Un carnage où périrent entre 20 000 et 30 000 combattants. Pratiquement toute la noblesse portugaise fut exterminée et trois rois périrent : Sébastien, al-Mutawakkil et Abd al-Malik. En conséquence Ahmed devient roi du Maroc, sous le nom d’Ahmed al-Mansour (« le victorieux »), tandis que le Portugal est plongé dans le deuil et la consternation, ce qui poussera certains à affirmer que Sébastien n’est pas mort, puisqu’on n’a pu identifier son cadavre, et qu’il réapparaîtra. Naîtra alors un mouvement para-messianique, le sébastianisme, qui durera des centaines d’années, jusqu’à l’aube du 19ᵉ siècle, et espérera le retour d’un Sébastien mythique, « Sébastien le désire », qui guérira les plaies du peuple portugais.
Et les Juifs, dans cet imbroglio ?
Les Juifs du Nord du Maroc, les descendants des exilés d’Espagne, apprenant l’alliance d’Al-Mutawakkil avec le Portugal, sont pris de panique. Le bruit court que les Portugais vont conquérir le Maroc, forcer tous les Juifs à se convertir au catholicisme et y instaurer un tribunal d’Inquisition. Ils délaissent leurs affaires et toutes leurs occupations et se consacrent à la prière. Beaucoup essayent d’émigrer, mais dans la situation instable d’un pays en pleine guerre civile, c’est pratiquement impossible. Ils s’attendent donc au pire. Mais l’issue de la bataille est connue partout dès le lendemain, et les lamentations se changent en actions de grâces, très vite en liesse. Les Juifs, y voyant la Main de D’, décident de commémorer ce retournement de sort, ce “miracle”. Rabbi Shemuel Ibn Danan, une génération plus tard, raconte :
« … Les rabbanim s’assemblèrent et acceptèrent pour eux et leur descendance d’instituer un Pourim et de faire des dons aux pauvres, depuis ce temps jusqu’à la venue du Messie notre rédempteur. »
Comme pour le Pourim original, le Pourim d’Esther, on écrivit un texte, une « meguila », qui racontait les faits et rendait grâces à D’ le sauveur d’Israël. Un texte lu dans les communautés marocaines chaque premier jour du mois d’Elul, en souvenir du 1 Elul 5338 (soit 1578 de l’ère chrétienne), « jour de la délivrance d’Israël. ». Depuis, le 1ᵉʳ Elul est un jour de réjouissances, un jour de pourim, le Pourim de Sebastian, aussi nomme « Purim de los cristianos » (trad. Pourim des chrétiens).
Le Pourim des bombes
En 1830 la France entreprend la conquête de l’Algérie. L’ancien pouvoir ottoman s’effondre mais bientôt se lève une résistance à l’occupant, menée par l’émir Abd el-Kader. Les Français le laissent un certain temps dominer l’Est du pays, jusqu’à ce qu’en 1841 ils décident de mettre un terme à cette situation. Abd el-Kader se réfugie au Maroc, provocant un contentieux entre le Maroc et la France, qui ne cache pas ses intentions de poursuivre l’émir à l’intérieur du territoire marocain. En mai 1844 des cavaliers marocains attaquent une unité française qui campait près de la frontière marocaine et la France riposte par un ultimatum demandant le retrait des forces marocaines massées à cette frontière. La réponse se faisant attendre, le prince de Joinville fait bombarder le port de Tanger le 6 août 1844. Résultat : 150 morts et 400 blessés.
Pour les juifs de Tanger, ce bombardement a été ressenti comme un miracle : aucun dommage grave ne fut subi par la communauté. D’après les sources internes, un seul Juif fut blessé par un projectile qui s’abattit près de sa maison, perdant deux doigts d’une main. Mais les Juifs avaient eu grand peur, quand deux semaines avant, ils avaient vu les bateaux de guerre se déployer face au port. Il faut dire que les vaisseaux français étaient apparus le 7 Av (du calendrier hébraïque), deux jours avant la date fatidique de la destruction des deux Temples, date où les Juifs s’attendent à toutes sortes de calamités et de malheurs. Ils avaient peur, comme tous les habitants de la ville, d’un accostage et d’un combat rue par rue. Mais en plus ils avaient peur que leurs concitoyens ne se retournent contre eux en cette occasion, ou pire, que les tribus alentour, des montagnes du Rif et de la Jbala, ne fassent irruption et saccagent le quartier juif, comme elles l’avaient déjà fait plusieurs fois par le passé. Ils passèrent deux semaines en prières anxieuses, jusqu’au 21 Av, le jour du bombardement. Jour de bruit et de fureur. Mais descend le soir, les bombes arrêtent de tomber, et dans le silence circonspect qui s’installe ils font le point. Miracle ! Ils ne sont pas touchés et leurs voisins ne se sont pas rués contre eux. Leurs prières se muent en fiévreuses actions de grâces. Dès le lendemain ils se réunissent et décident de promulguer un nouveau Pourim, une journée dédiée aux prières et aux réjouissances, et composent une nouvelle meguila, un nouveau « rouleau », qui raconte les faits, les peurs et le miracle, et finit comme il se doit selon la tradition séculaire par
« … et nous nous souviendrons de cette journée tous les ans pour la célébrer comme jour de festin et de joie, pour nous et nos descendants, et que tous fassent des dons en faveur des nécessiteux. Qu’il est beau notre sort, grâces à D’ ! Vers Lui nos yeux se tournent : qu’Il nous fasse un signe, qu’Il rassemble nos dispersés et élève notre étendard ! Que le Messie rédempteur vienne à Sion en nos jours même ! Amen ! »
Cette meguila, ce texte, sera lu, pour remercier le ciel, par toutes les communautés environnantes, le 21 Av. C’est ainsi que cette date est devenue pour les Juifs du Nord du Maroc, les juifs hispanophones de Tétouan, Tanger, Asilah, Larache et El-Ksar, un nouveau Pourim, « El Purim de las Bombas », et s’est ajouté au plus ancien « Purim de los cristianos »
Isaac Guershon, MABATIM.INFO