La cause est entendue : le propalestinisme fait désormais partie intégrante de la mentalité française, de sa culture populaire et universitaire, il est l’une des composantes de son tropisme identitaire. Près d’un an après le début de la Guerre de Gaza, destinée à éradiquer la puissance militaire du Hamas, le pli est pris en matière de routine médiatique : il faut plaider, coûte que coûte, la cause du mythique peuple palestinien. Et pour ce faire, rien de tel que le robuste achalandage des présentoirs du libraire, juste après l’été, affaire de cueillir les lecteurs de la nouvelle rentrée scolaire. La Fnac espérait faire fond sur le roman de Y. Sinwar, l’organisateur des massacres du 7 Octobre. Mais sous le flot des protestations républicaines, l’enseigne a été obligée de retirer de la vente ce mode d’emploi de la justification génocidaire. Dommage, car L’Epine et l’œillet – c’est le titre que l’artiste-boucher a donné à son œuvre unique – aurait permis de sustenter pour les mois à venir la propagande des associations de solidarité avec “les victimes du génocide” (entendez : l’armée des djihadistes qui font corps avec leurs familles et les murs de leurs édifices).
Qu’à cela ne tienne, si la bibliothèque du prêt à penser se trouve amputée de l’un de ses titres phares, la libraire avisée – Gibert-Jeune, sis en plein cœur du Quartier Latin, à quelques pas de la Sorbonne, mais aussi de Sciences Pô, de l’ENS, des Beaux-Arts- aurait commercialement tort de renoncer à la promotion du catéchisme le plus couru de l’histoire de France, depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Dans l’ordre de leur disposition, une petite dizaine de publications tendent leurs couvertures au chaland. Ce dernier se trouve happé par un halo d’interpellation, par des mots et des couleurs qui lui rendent l’évidence facile à reconnaître, et confortent d’emblée ce qu’il est appelé à admettre. Ce n’est pas une galerie de portraits, c’est une diplomatie de la conviction, un crescendo dans la surenchère de la victimisation du “combattant” (“Le” Palestinien) et la disqualification de l’ “oppresseur” (“Le” Juif sioniste).
D’abord les grands classiques du cru. D’Edward Saïd, feu professeur à Columbia : Israël, Palestine. L’égalité ou rien ; du grand dissident Illan Pape, Le nettoyage ethnique de la Palestine ; un exemplaire de la revue Araborama : Ce que la Palestine apporte au monde. Précisons, sans rire, que ce titre reflète le nom de l’exposition éponyme longtemps abritée par l’Institut du Monde Arabe. Il s’agit d’une publication collective, à laquelle ont contribué les incontournables J.P. Chagnollaud, J.P. Filiu, A. Laabi, H. Laurens, E. Sanbar, S. Sand, L. Shahid, D . Vidal, pour ne citer qu’eux, soit le gratin de l’establishement antisioniste, sur le panorama du vaste échiquier qui va du Collège de France à Sciences Pô (toujours présent quand il s’agit de se prononcer à charge sur Israël). Puis viennent, comme un inévitable écho, à cette tête de gondole, quelques ouvrages d’approfondissement, destinés à décliner sur un mode ‘’explicatif’’ ce que le militantisme le plus cru n’aurait pas suffit à faire. En première intention, la voix la plus autorisée, voix endogène depuis longtemps adoubée en France, à l’initiative frondeuse du défunt J. Lindon, fondateur des très Rive Gauche Editions de Minuit, deux titres de celui qui, plus distingué que son mentor Arafat, perlabore depuis des lustres en intellectuel raffiné, la mémoire de “l’exil”. Nous avons nommé Elias Sambar, toujours complaisamment interviewé par Edwy Plenel : Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir (chez Gallimard, fatalement), ainsi que : La Palestine expliquée à tout le monde (aux Editions du Seuil, chiquement). Précisons que ce dernier titre tombe à point nommé dans l’esprit du temps, un peu plus de redondance didactique achèvera de cimenter la doxa intrépide qui a transformé nos contemporains en perroquets de Pavlov.
Pour faire bonne mesure, ajoutant un contre-point à la confession masochiste d’un Illan Pape, l’édition française s’est récemment enrichie d’une perle ; nous voulons parler du récit d’un nouveau littérateur judéo-américain (forcément opposé au gouvernement de l’Etat d’Israël, dans lequel il vit) : Nathan Thrall, auteur du très célébré : Une journée dans la vie d’Abed Salama (chez Gallimard, forcément). Observons que contrairement à Soljenitsyne, Thrall n’est pas un rescapé du goulag, et que son roman a seulement été récompensé par le Prix Sulitzer de non-fiction, pour son audacieuse et très frondeuse plongée dans l’horreur sans nom de la condition des Arabes d’Israël.
Ce panorama araboramique serait résolument incomplet si par extraordinaire devait y manquer la grande trilogie du faussaire, hargneux et dépressif S. Sand. J’ai nommé, par ordre d’entrée dans l’imaginaire du suicide : Comment le peuple juif fut inventé ? Comment la terre d’Israël fut inventé ? De la terre sainte à la mère patrie, et : Comment j’ai cessé d’être juif. Il faut surtout saluer ce dernier titre, auquel manque délibérément le point d’interrogation, puisque l’auteur nous y explique qu’il n’entretient plus aucun lien avec ce peuple inventé. Ce qui d’une certaine manière nous indique, que comme il n’entendait strictement rien à ce qu’il écrivait, en proie à son appartenance fictive, grâce à ce retour d’expérience, il a finalement lui-même commencé d’être vrai.
Enfin, cerise sur le présentoir, au risque de l’indigestion, le très rebattu essai de G. Corm, longtemps membre du prétendu “Tribunal Russell pour la Palestine”, pionnier de l’historiographie antisioniste en France, et voix longtemps “autorisée” : Histoire du Moyen Orient. De l’Antiquité à nos jours, où l’auteur témoigne d’un ethnocentrisme romano-musulman qui ne saurait étonner le lecteur (un peu) instruit.
Il ne nous reste plus qu’à souhaiter à nos concitoyens, curieux d’ethnologie, un complément d’enquête fructueux sur ce qui attend encore l’édition française dans cette période troublée, dès qu’il s’agit de se prononcer sans beaucoup “réfléchir”, sans se renouveler, sur la longue histoire du peuple d’Israël.
© Georges-Elia Sarfati
Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé. Docteur en études hébraïques et juives de l’Université de Strasbourg.