Par Judith Bergman – Gatestone
A partir de 2019, la Chine a inauguré un nouveau concept de guerre, baptisé « guerre intelligentisée ». L’idée est de coupler intelligence artificielle et plates-formes sans pilotes pour soumettre l’ennemi sans avoir recours à la guerre « chaude » conventionnelle. (Source de l’image : iStock) |
En 2019, la Chine a élaboré un nouveau concept de guerre appelé « guerre intelligentisée ». L’idée est de coupler intelligence artificielle (IA) et plateformes sans pilote (drones notamment) pour soumettre l’ennemi, sans avoir à recourir à la guerre « chaude » conventionnelle. Dans le rapport du Secrétaire à la Défense remis au Congrès en 2019 et intitulé « Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China » (Développements militaires et sécuritaires impliquant la République populaire de Chine), on peut lire :
« L’APL (Armée Populaire de Libération)[…] explore les concepts opérationnels de prochaine génération pour la guerre intelligentisée, comme la guerre d’attrition par essaims intelligents [1], la guerre mobile inter-domaines [2], la confrontation spatiale basée sur l’IA [3] et les opérations de contrôle cognitif [4]. L’APL considère les systèmes sans pilote comme des technologies intelligentes essentielles et cherche les moyens de rendre le plus autonomes possibles les véhicules aériens, de surface et sous-marins sans pilote afin de permettre, entre autres, des formations hybrides avec et sans pilote [5], des attaques en essaim [6] un soutien logistique optimisé [7] et des capacités ISR [Renseignement, Surveillance et Reconnaissance] désagrégées entre autres possibilités. » [C’est nous qui soulignons.]
Ce qui distingue la Chine dans cette « guerre intelligentisée » n’est pas qu’elle mise sur l’IA et les drones en essaim. L’infanterie, l’aviation et la marine américaines ont elles aussi des projets de drones en essaim et les Marines expérimentent même des essaims de drones kamikazes. La singularité de la Chine est qu’elle se positionne sur les aspects cognitifs de la guerre intelligentisée. D’après le colonel Koichiro Takagi, senior fellow du Commandement de la recherche et du développement de l’évaluation et de la formation de la Force d’autodéfense terrestre du Japon :
Les théoriciens chinois ont clairement posé que le concept opérationnel de base de la guerre intelligentisée est la prise de contrôle de la volonté de l’ennemi. L’IA doit servir à contrôler directement la volonté des plus hauts décideurs, y compris le président, les membres du Congrès et les commandants combattants, ainsi que les citoyens. La « domination par le renseignement » ou le « contrôle du cerveau » deviendront de nouveaux domaines de la lutte pour le contrôle dans la guerre intelligentisée. Ces axes de recherche donnent à l’IA une mission très différente des projets américains et alliés sur le sujet.
Selon Takagi, les théoriciens militaires chinois pensent que la guerre telle que nous la connaissons est sur le point de changer.
« Les théoriciens chinois voient cependant plus loin. Ils estiment que le développement des technologies de l’information a atteint ses limites, et que les guerres futures se produiront dans le domaine cognitif. » Pour l’Armée populaire de libération chinoise, la forêt ardennaise des guerres du futur passe par une attaque directe sur les processus cognitifs humains à l’aide de l’IA et des armes sans pilote. Les constructeurs français de la ligne Maginot n’avaient pas imaginé que les blindés allemands attaqueraient par la forêt des Ardennes. Il en va de même aujourd’hui ; nous qui, depuis la guerre du Golfe, avons été rodés par trois décennies de guerre de l’age-de-l’information, la guerre intelligentisée ou cognitive semble une façon de penser étrange et irréaliste. »
Ben Noon, assistant de recherche à l’American Enterprise Institute, et le Dr Chris Bassler, senior fellow du Center for Strategic and Budgetary Assessments, ont écrit en septembre 2021 :
« Les théoriciens de l’APL affirment que l’intelligentisation cible un « espace cognitif » qui privilégie la pensée complexe et la prise de décision efficace. Sur les champs de bataille où la technologie avancée de l’IA permet de meilleures décisions, écrivent-ils, le camp qui intégrera le mieux la créativité humaine et la capacité de calcul robotique détiendra un avantage crucial…
« L’intelligentisation cherchera à construire un avantage dans la guerre psychologique. Les théoriciens décrivent une « confrontation cognitive » dans laquelle les dirigeants de l’APL domineront psychologiquement le commandement adverse grâce à de meilleures décisions prises plus rapidement. L’APL prévoit de mettre tous les outils disponibles au service de son objectif principal : réduire la volonté de résistance de l’ennemi. »
En décembre 2021, le ministère américain du Commerce a imposé des sanctions à 12 instituts de recherche chinois et à 22 entreprises technologiques chinoises, au premier rang desquels l’Académie chinoise des sciences médicales militaires et ses 11 instituts de recherche. La raison invoquée est « l’utilisation des processus biotechnologiques pour soutenir les utilisations finales et les utilisateurs finaux de l’armée chinoise, y compris les prétendues armes de contrôle du cerveau », a déclaré le ministère du Commerce.
Selon trois rapports rédigés en 2019 par l’Armée populaire de libération et rendus publics par le Washington Times, la Chine mène depuis plusieurs années des recherches sur le contrôle du cerveau ou la guerre cérébrale dans le cadre de ses travaux sur le développement de la guerre intelligentisée.
« La guerre ne consiste plus à détruire des corps mais à paralyser l’adversaire et à le contrôler », affirme l’un des rapports chinois dont le PLA Daily, le quotidien de l’armée, a rendu compte.
« L’objectif n’est plus la destruction physique de l’ennemi, mais la destruction de sa volonté de résistance » ; « des armes d’un nouveau genre font du cerveau la cible principale de l’attaque et de la défense… Vaincre sans combattre n’a plus rien de farfelu. »
Les rapports de l’APL ont aussi révélé que la Chine travaille également sur l’intégration homme-machine pour augmenter les capacités physiologiques et cognitives humaines.
« La fusion homme-machine dans le futur sera une compétition pour le contrôle du cerveau » indique l’un des rapports de l’APL.
« Les deux parties combattantes utiliseront diverses technologies et modèles de contrôle du cerveau qui cibleront la façon de penser et la conscience de l’ennemi ; le but est d’intervenir directement dans la pensée des chefs et de l’état-major ennemis, et de faire la guerre pour contrôler la conscience et la pensée. »
Selon le Washington Times :
« Parmi les différents axes de recherche figurent les « technologies de contrôle du cerveau qui passent par la mesure de l’activité neuronale dans le cerveau et la traduction des neuro-signaux en signaux informatiques ; l’établissement d’une transmission de signaux unidirectionnelle ou bidirectionnelle entre le cerveau et un équipement externe » et les « technologies de neuro-défense telles que « l’exploitation des technologies électromagnétiques, biophysiques et matérielles pour améliorer la défense du cerveau humain contre les attaques de contrôle du cerveau ».
Takagi remarque que la guerre cognitive nécessite de grandes quantités d’informations, mais la Chine dispose déjà d’un énorme réservoir d’informations.
« Influencer les processus cognitifs humains nécessite d’importants flux d’informations personnelles et détaillées pour identifier les individus influents ou pour mener des opérations d’influence adaptées à des sous-groupes de personnes. La Chine a déjà rassemblé une impressionnante quantité d’informations personnelles sur les responsables gouvernementaux et les citoyens américains ordinaires, se donnant ainsi une base pour influencer les processus cognitifs des individus. Cela comprend les données confidentielles de 21,5 millions de personnes qui relèvent de l’Office of Personal Management (l’Agence qui gère les personnels de la fonction publique aux Etats Unis), les informations personnelles de 383 millions de clients d’une grande chaîne hôtelière et des données sensibles concernant plus de 100 000 personnes appartenant à l’US Navy. Le gouvernement chinois a ensuite confié aux géants informatiques de son pays le soin de traiter cette grande quantité de données, les associant ainsi à des activités de renseignement. Les énormes quantités de données que la Chine a accumulé au fil des ans, sont progressivement converties en armes au sens militaire du terme. Ces données auraient ainsi déjà permis à la Chine d’identifier des agents de la CIA opérant dans des pays étrangers. Ces activités sont particulièrement agressives et coercitives à Taïwan et à Hong Kong, que le gouvernement chinois considère comme son territoire. Des tentatives d’utilisation de moyens numériques pour influencer les élections ont également été observées lors de la récente élection présidentielle à Taiwan. »
La guerre cognitive relève de la science-fiction pour la plupart des gens, mais nombreux sont les experts qui estiment que les États-Unis devraient prendre la menace au sérieux.
« Les États-Unis et leurs alliés devraient davantage analyser la guerre intelligentisée pour éviter les attaques surprises dans les guerres futures », a averti Takagi.
« Ils devraient également considérer l’arène cognitive comme une nouvelle arène opérationnelle, aux côtés de la terre, de l’air, de la mer, de l’espace et du cyberespace, afin de sensibiliser les esprits et investir des ressources. En outre, il est nécessaire de réfléchir à la manière de gagner la « bataille des narratifs » pour contrer la manipulation de l’opinion publique en temps de guerre. »
Takagi n’est pas le seul à prendre au sérieux les recherches chinoises sur la guerre cognitive. Selon Noon et Bassler :
« L’armée américaine devrait s’efforcer de mieux comprendre les conceptions chinoises de l’intelligentisation et les efforts de l’APL pour intégrer cette intelligentisation à son modèle de guerre du futur. Tirer parti des faiblesses possibles de l’approche de l’APL devrait être une priorité absolue et aiderait également l’armée américaine à réduire certaines faiblesses de ses propres vision et actions. »
Bassler et Noon conseillent aussi aux militaires américains de ne pas répéter les erreurs du passé, et de ne pas demeurer les bras ballants comme quand la Chine renforçait sa puissance de destruction en volant des quantités massives de tout ce qu’elle pouvait, comme ici, ici, ici, ici et ici.
« L’armée américaine devrait diffuser plus largement ses discussions internes concernant les efforts d’intelligentisation de l’APL », ont écrit Bassler et Noon.
« Au lieu de contrer d’importantes initiatives de l’APL, l’armée américaine est demeurée assise sur des informations classifiées et à gaspillé un temps précieux au lieu de mobiliser une réponse. Plusieurs années ont été perdues pendant la campagne de construction d’îles en mer de Chine méridionale. Plus récemment encore, les quelques informations rendues publiques sur la croissance rapide du programme nucléaire chinois sont demeurées sans effet. Ce sont les enquêteurs open source qui ont mis en lumière, plusieurs années plus tard, les efforts chinois en la matière. Face à l’intelligentisation, l’armée américaine devrait prendre garde à ne pas répéter cette erreur. Les militaires américains devraient mettre en évidence plus clairement la nature des efforts de l’APL au moment même ces efforts sont mis en oeuvre. »
Judith Bergman, chroniqueuse, avocate et analyste politique, est Distinguished Senior Fellow du Gatestone Institute.
[1] Tels que « les comportements collectifs qui résultent des interactions entre les individus et entre les individus et leur environnement ». Des exemples de systèmes étudiés par l’intelligence en essaim sont des colonies de fourmis et de termites, des bancs de poissons, des volées d’oiseaux, des troupeaux… . »
[2] Tels que « la capacité des dispositifs et systèmes de guerre électronique (GE) à contribuer, améliorer et fonctionner de manière transparente dans les six domaines dans lesquels les organisations militaires opèrent – air, terre, espace, mer, humain (cyber), et le spectre électromagnétique (EMS) ».
[3] Tels que la sélection de cible, la communication par satellite, l’évitement des collisions.
[4] Tels que « les neurones [cellules nerveuses] communiquent avec votre cerveau en modifiant… les connexions qui relient votre corps à votre cerveau. »]
[5] Combiner les capacités de l’IA avec celles de l’humain, comme l’insertion d’une puce pour apprendre une langue.
[6] Comme l’utilisation d’essaims de drones pour submerger les systèmes de sécurité.
[7] Tels que la planification et le développement du meilleur support pour le système tout au long de son cycle de vie.