Le jour où l’Europe a failli être plongée dans le noir

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RÉCIT – Un disjoncteur d’un poste croate a coupé en deux le Vieux Continent le 8 janvier, le menaçant de black-out.

C’est un grand poste électrique au milieu des champs, aux confins de la Croatie, près du village d’Ernestinovo. Une forêt de mâts, de câbles et de tubes électriques. Vendredi 8 janvier à 14 h 04 et 25 secondes, deux disjoncteurs de la station sautent. Ils entraînent, dans les secondes qui suivent, un effet domino qui provoque la scission du réseau électrique européen en deux, menaçant le Vieux Continent d’un black-out géant et dévastateur.

L’Europe n’est qu’une seule et unique «plaque de cuivre». Elle s’étend de Lisbonne au plus reculé des villages de l’Anatolie turque, et du Péloponnèse jusqu’au Danemark. Cette échelle lui prodigue une grande sûreté d’approvisionnement et une certaine flexibilité de fonctionnement. Cette taille l’expose, aussi, aux carences de ses éventuels maillons faibles. Avec l’ouverture des deux disjoncteurs d’Ernestinovo pour une raison inconnue, ce vendredi 8 janvier, les gestionnaires des réseaux européens vont faire face à leur plus grave crise depuis 2006. Le 4 novembre de cette année-là, une ligne passant au-dessus du fleuve Ems, en Allemagne, est mise hors tension pour laisser passer sans danger un navire de croisière. Mal maîtrisé, l’événement provoque une coupure de courant chez 15 millions d’Européens.

Ce 8 janvier 2021 en début d’après-midi, une pluie froide tombe sur la campagne croate entourant la station électrique de 400 000 volts d’Ernestinovo. Un poste électrique, c’est un peu comme un aiguillage. Celui-ci connecte les lignes haute tension provenant de Hongrie, de Serbie et de Bosnie. Lorsque les deux disjoncteurs croates s’ouvrent, à 14 h 04 et 25 secondes, ils stoppent le flux d’électrons. L’électricité, se propageant le long des lignes haute tension à la vitesse de la lumière, cherche instantanément un autre chemin.

La tension monte sur les connexions voisines. 23 secondes plus tard, un disjoncteur serbe arrête automatiquement à son tour le flux électrique devenu trop puissant, afin de protéger le matériel. Il ne faut que trois secondes pour que le même phénomène se reproduise 500 kilomètres plus à l’est, en Roumanie. Trois secondes encore, et une deuxième ligne roumaine disjoncte. Le courant bloqué sur les quatre lignes coupées afflue sur les connexions restantes de la région. Une seconde s’écoule et c’est le débordement général. À 14 h 04 et 54 secondes, de la côte adriatique à la frontière roumano-hongroise, sept lignes à haute tension et un transformateur se déconnectent simultanément.

Il est 14 h 05 et 08 secondes ; l’Europe est coupée en deux sur un axe nord-est – sud-ouest. Toutes les grandes lignes électriques reliant ces deux parties de l’Europe ont disjoncté. «Au final, sur l’ouverture d’un disjoncteur, 14 lignes haute tension dans cette grande zone balkanique se sont mises hors service», résume Jean-Paul Roubin, directeur de l’exploitation de RTE.

À cause de la scission continentale, il manque 6 000 mégawatts, l’équivalent de 6 réacteurs nucléaires, sur cette partie occidentale du réseau. Brusquement, la fréquence du réseau électrique – son rythme cardiaque, en quelque sorte – chute. Or il doit impérativement être maintenu à 50 Hz dans toute l’Europe. Toutes les centrales et tous les appareils électriques sont conçus pour fonctionner à cette fréquence. Un décalage entraîne des dégradations. Et si la fréquence diminue trop fortement, les centrales électriques s’arrêtent pour se protéger, accentuant la baisse du rythme cardiaque du réseau, jusqu’à ce que plus aucune d’entre elles ne puisse fonctionner. C’est le black-out.

Usines hors circuit

Salle de contrôle nationale de RTE, le gestionnaire du réseau français, à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Sous les yeux des opérateurs, la carte d’Europe affichée sur grand écran commence à prendre de mauvaises couleurs. Les pays d’Europe du Sud-Est passent d’un coup du vert à l’orange, puis au rouge. En moins de 5 secondes, un mécanisme d’urgence se lance automatiquement. La brusque chute de fréquence déclenche automatiquement la mise hors circuit de gros sites industriels français partenaires de RTE, comme des usines sidérurgiques. Même chose en Italie, qui dispose du même système. Le réseau est soulagé à la seconde d’une demande de 1 700 mégawatts. «Si la fréquence descend en dessous d’un certain niveau, des barrières de défense sont érigées automatiquement pour éviter que la fréquence continue de s’effondrer jusqu’à ce que le système électrique se retrouve par terre», explique Jean-Paul Roubin.

Les opérateurs reçoivent dans la foulée un message de leurs confrères suisses: la situation est grave et la procédure prévoit une téléconférence express avec tous les gestionnaires de réseau européen. Les uns après les autres, une dizaine de participants présentent les actions qu’ils peuvent mener pour rétablir la situation. En 10 minutes, un plan d’action est arrêté et mis à exécution sans tarder. «RTE sait en permanence ce qu’il peut engager dans ce type de situation», explique Jean-Paul Roubin. De nouveaux moyens de production – des centrales au gaz – sont lancés en France. Les centrales nucléaires et hydroélectriques qui le peuvent sont appelées à augmenter leur puissance. Les Autrichiens activent de leur côté de grandes capacités hydroélectriques. Au fil des minutes, la fréquence sur le réseau remonte.

Côté sud-est, les gestionnaires de réseau font face à une situation également tendue. Chez eux, la fréquence est trop forte. Des centrales turques s’arrêtent de tourner pour la faire redescendre. Ce n’est qu’une heure plus tard, lorsque les fréquences nord et sud se sont suffisamment rapprochées, qu’il est décidé de rebrancher les deux plaques déchirées. À 15 h 07 et 31 secondes, l’Europe électrique est réunifiée.

Trois semaines plus tard, les investigations de l’organisme européen des réseaux électriques, l’Entsoe, ne sont pas encore terminées. Les experts ne savent pas encore pourquoi les deux disjoncteurs de la station d’Ernestinovo se sont ouverts.

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