Le conflit identitaire israélien (VI) : Fondamentalisme juridique contre démocratie juive ?

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Par Pierre Lurçat

Les visuels utilisés dans les manifestations contre la réforme judiciaire, tout comme la distribution de “Haggadot” alternatives (comme la “Haggada de la protestation”) indiquent que l’opposition au gouvernement n’est pas seulement politique, mais qu’elle prend des apparences quasi-religieuses. Comme souvent dans l’histoire du peuple Juif, l’opposition au judaïsme revêt ainsi la forme d’une nouvelle religion, ou tout au moins d’une nouvelle forme de judaïsme. Dans les pages qui suivent, extraites de mon nouveau livre, je montre comment le juge Aharon Barak a fondé sa “Révolution constitutionnelle” sur une conception quasi-religieuse du droit. P.L.

Cette vision totalitaire d’un droit omniprésent procède en fait, comme l’ont fait remarquer plusieurs observateurs, d’un esprit révolutionnaire et quasiment religieux. Ainsi, pour le juge Menahem Elon, spécialiste du droit hébraïque qui a longtemps été l’adversaire le plus résolu d’Aharon Barak au sein de la Cour suprême : « Il n’existe pas aux yeux de A. Barak de vide juridique, et toute action que nous menons comporte selon lui un aspect juridique. Cette conception correspond à une vision du monde religieuse, et non à une conception juridique. L’expression employée par Barak, “Le monde entier est empli de droit”, est calquée sur l’expression de la prière juive, “Le monde entier est empli de Sa gloire”. Selon Barak, le système judiciaire présente un caractère religieux, qui intègre toute l’expérience humaine [1]».

L’appréciation de Menahem Elon est confirmée par Aharon Barak lui-même, qui a confié à l’avocat Ya’akov Weinroth qu’il se considérait comme un homme possédant un « sentiment intérieur religieux très profond ». Et de fait, commente Weinroth, « le droit occupe chez lui un statut tellement central, que cela fait penser au comportement d’un homme très religieux[2] ». Aryeh Edrei, professeur de droit à l’université de Tel-Aviv, aboutit lui aussi à la même conclusion que Weinroth, en établissant une comparaison saisissante entre la conception du droit omniprésent du juge Aharon Barak et celle de la halakha (loi juive) développée par le parti juif orthodoxe Agoudath Israël [NDRL : Pourquoi serait-ce une innovation du « parti orthodoxe » en question ? Cela n’a strictement rien à voir avec eux, mais à d’autres dirigeants spirituels du peuple juif, et non point des hommes politiques…] au début du vingtième siècle, à travers la notion de « Da’ath Tora [3] », littéralement l’avis de la Tora.

Ce dernier, explique Edrei, a ainsi étendu le champ d’application de la Halakha, en considérant que les Sages de la Tora avaient leur mot à dire sur toutes sortes de questions qui ne relèvent pas à première vue du domaine de la loi juive, comme l’économie ou la politique. La loi juive se préoccupe en effet traditionnellement de dire ce qui est obligatoire (commandements positifs) et ce qui est interdit (commandements négatifs). Mais il subsiste entre les deux un immense domaine dans lequel la loi juive n’a rien à dire et qui relève entièrement de la liberté individuelle [NDLR : En effet, cela n’a rien à voir avec la Halakha, mais peut dépendre de la conception de la vie selon le Judaïsme].

C’est cette conception traditionnelle que la notion de « Da’at Tora » a remis en question, en élargissant considérablement le « domaine de compétence » de la loi juive au sein du public représenté par l’Agoudath Israël. Or, poursuit Edrei, c’est la même démarche qui a guidé le juge Barak, dans le domaine du droit israélien. Ainsi, conclut-il, « on peut décrire le conflit actuel en Israël comme opposant deux organes qui s’affrontent au nom de doctrines étonnamment similaires. D’un côté, le “Da’at Tora” du “Conseil des Sages de la Tora”, et de l’autre, la Cour suprême et sa doctrine de ‘tout est justiciable’ ». Cette notion d’un droit « religieux », aussi étonnante qu’elle puisse paraître à première vue, est en fait assez courante dans le monde contemporain, comme l’explique Menahem Mautner, ancien doyen de la faculté de droit de Tel-Aviv.

Un « fondamentalisme juridique »

Dans son livre « Le déclin du formalisme et l’essor des valeurs dans le droit israélien », Mautner établit ainsi une comparaison entre le droit aujourd’hui et l’église dans la société catholique autrefois. « Le droit dans les sociétés laïcisées, écrit-il, remplit la même fonction que remplissait l’église dans les sociétés religieuses ». Selon Mautner, le conflit culturel interne à Israël n’est plus ainsi, comme on le décrit souvent, un conflit entre les tenants du « fondamentalisme religieux » et les partisans d’une démocratie laïque et éclairée. Il est devenu ces dernières décennies un conflit entre deux fondamentalismes : un « fondamentalisme religieux » et un « fondamentalisme juridique » laïc.

C’est bien une telle vision fondamentaliste et quasi-religieuse du droit qui a permis au juge Barak de remodeler le système démocratique israélien, en plaçant le juge au-dessus des lois, de la Knesset et du gouvernement. Dans sa vision, en effet, le juge ne fait pas partie du commun des mortels (auquel il a fait référence dans une maxime célèbre, en utilisant le nom de famille Bouzaglou). Il est de par sa fonction le seul habilité à lire, à interpréter et même à modifier la loi. Dans une telle conception, le peuple lui-même perd toute légitimité. Seule la loi est légitime.

Mais, à la différence de la Loi du Sinaï – qui a été donnée au peuple tout entier et que celui-ci est capable de comprendre et d’appliquer – aux yeux d’Aharon Barak, le juge est seul compétent pour comprendre la loi et la “dire” au peuple ignorant. Le juge est véritablement créateur de droit et il a le dernier mot en matière d’interprétation, d’application de la loi et même en matière de législation. En effet, la Cour suprême israélienne s’est arrogée lors de la Révolution constitutionnelle le pouvoir exorbitant (qui ne lui a jamais été conféré légalement) d’annuler toute loi de la Knesset, y compris des Lois fondamentales.

Dans la conception classique de la démocratie, la loi exprime la volonté populaire (Vox populi) et la souveraineté du peuple. Aux yeux d’Aharon Barak, au contraire, la loi reste l’apanage d’une minorité « éclairée », seule habilitée à la comprendre et à l’interpréter. C’est au moyen du concept de « public éclairé » qu’il a forgé que Barak interprète la loi dans ses jugements, et qu’il revendique pour la Cour suprême et pour lui-même un statut totalement inédit dans une démocratie, celui de « juge éclairé » créateur de droit. (Dans une interview récente à la chaîne de télévision israélienne Kan 11, Aharon Barak a déclaré regretter avoir employé l’expression de « public éclairé » et celle de « Révolution constitutionnelle »)[4].

Pour décrire la conception bien particulière du juge et de la démocratie d’Aharon Barak, telle qu’elle est exposée notamment dans son livre « Le rôle du juge en démocratie » [5], le juge américain Richard Posner a employé l’expression de « despote éclairé [6] ». C’est en effet un juge « éclairé » aux pouvoirs quasi-despotiques que décrit Barak dans ses écrits théoriques et qu’il appelle de ses vœux. Et c’est bien en « despote éclairé » qu’il s’est comporté, en mettant en application la Révolution constitutionnelle qu’il avait patiemment théorisée bien des années avant 1992. Cette révolution qui a bouleversé l’équilibre des pouvoirs en Israël est ainsi, dans une très large mesure, l’œuvre d’un seul homme.

Pierre Lurçat

Extrait de mon nouveau livre, Quelle démocratie pour Israël : gouvernement du peuple ou gouvernement des juges? Editions L’éléphant 2023.

  1. Menahem Elon, cité par A. Bendor et Z. Segal, The Hat Maker [hébreu], Kinneret Zmora-Bitan 2009.
  2. Cité par Naomi Levitsky, Kevodo (Your Honor), Keter 2001, p. 233.
  3. Aryeh Edrei, « Le conseil des Grands de la justice », Makor Rishon 10.3.23, supplément Shabbat.
  4. « Rencontre avec Roni Koban », 13.2.23, אהרן ברק | כאן (kan.org.il)
  5. The Judge in a Democracy, Princeton University Press 2006.
  6. R. Posner, « Enlightened Despot », The New Republic 23.4.2007.

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