« L’antisémitisme de voisinage tue »

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Pour le politologue Jérôme Fourquet, les récentes attaques antisémites révèlent une haine du quotidien qui se banalise.

Une sexagénaire nommée Sarah Halimi défenestrée au cri de Allah Akbar dans une HLM à Paris, un couple séquestré et cambriolé à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis) au motif que « les Juifs ont de l’argent », une lycéenne agressée à Sarcelles car elle porte l’uniforme d’une école juive – et l’on en passe, hélas… Le meurtre de Mireille Knoll, vendredi 23 mars – dont le motif antisémite a été retenu par la justice – vient grossir la liste déjà longue des agressions et crimes anti-Juifs de la seule année écoulée. De quoi cette funeste inflation est-elle le symptôme ? Entretien avec le politologue Jérôme Fourquet, de l’Ifop.

Le politologue Jérôme Fourquet, de l'Ifop.

Le politologue Jérôme Fourquet, de l’Ifop.

SDP

Tout comme dans l’affaire Sarah Halimi – autre meurtre antisémite, perpétré sur une sexagénaire en avril 2017 -, il semble que Mireille Knoll ait été tuée par son voisin. De quoi cette similitude, cette terreur « de palier », est-elle le symptôme ? 

 Je pense que ces deux meurtres concrétisent de façon funeste un antisémitisme du quotidien qui s’est développé ces dernières décennies, et que certains se sont efforcés de nier. La plupart du temps, il se cantonne aux discussions en famille ou entre amis, où l’on ressasse quelques clichés ancestraux. Parfois, il prend l’allure d’insultes, de menaces ou de graffitis. Et désormais, donc, cet antisémitisme du quotidien peut même tuer quand il se combine à des faits relevant de la délinquance crapuleuse.
Pour comprendre ce mécanisme, il faut lire le rapport du psychiatre Daniel Zagury, qui a expertisé Kobili Traoré, le jeune Franco-malien, meurtrier présumé de Sarah Halimi : il décrit une « bouffée délirante et antisémite ». Selon lui, quand Kobili Traoré réalise dans l’entrée de l’appartement que Sarah Halimi est juive (en voyant la mezouza), cela se « télescope avec la thématique délirante, l’associant immédiatement au diable, et amplifiant le déchaînement frénétique haineux et vengeur ». Quand tous les filtres sont tombés, et que le jeune homme est chauffé à blanc, voilà ce qui remonte – entre autre – de ses tréfonds.

Heureusement, très rares sont ceux qui passent à l’acte. Mais ne nous y trompons pas. Il n’est pas question là de « djihadistes » qui se seraient radicalisés et préparés au meurtre en regardant des vidéos de Daech : les assassinats de Sarah Halimi et de Mireille Knoll révèlent l’ombre portée d’une idéologie, d’une intolérance et de stéréotypes qui imprègnent une partie de la population arabo-musulmane. J’ai bien dit « une partie » : car bien sûr, l’essentialisation serait erronée, et dangereuse.

Cette idéologie s’appelle-t-elle tout simplement l’islamisme ? Dans une interview à L’Express, l’essayiste Hakim El Karoui (1) expliquait que ce dernier était fondé sur une vision complotiste du monde, et qu’au centre de ce complot, il y a les juifs…

Oui, mais encore une fois, nous parlons plus ici de « sympathisants » que d’islamistes chevronnés et structurés autour d’une idéologie. Pour avoir dans le « haut de spectre », comme on dit, 20 000 personnes qui sont radicalisées et quelques dizaines qui passent à l’acte, il faut qu’il y ait, en sous-couche, des dizaines de milliers qui « sympathisent » ou qui partagent certains stéréotypes. Qui pensent : c’est vrai, les Juifs sont plus favorisés, ils tirent les ficelles, etc.

Fin 2014, l’Ifop avait réalisé une enquête pour la Fondapol, qui établissait une prévalence de certains clichés antisémites auprès des sondés qui se déclaraient musulmans. Ainsi, opinaient-ils à 67% à la phrase « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » (contre 25% dans l’ensemble de la population française), et à 61% à la proposition « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » (contre 22% pour l’ensemble des Français). L’antisémitisme du quotidien fait partie d’une idéologie qui prétend imposer ses clichés et ses marqueurs à la majorité. C’est ce qu’Hakim El Karoui, et d’autres avec lui, ont entrepris de combattre. Même si, il est important à un moment de le préciser : il existe d’autres antisémitismes. A l’extrême droite, il est demeuré culturellement fort. Et à l’extrême gauche, on le retrouve sous la forme plus ambiguë d’un antisionisme virulent qui n’est parfois qu’un paravent.

"Le vivre-ensemble est une vaste blague dans certains quartiers" Ici, des tags antisémites, cité Gagarine, à Drancy, en avril 2002
Il est intéressant de noter que Mireille Knoll habitait dans une HLM, tout comme Sarah Halimi, depuis longtemps. Le géographe Christophe Guilluy (2), qui travaille avec les bailleurs sociaux, témoigne que, dans les faits, beaucoup de bailleurs ne prennent désormais plus le risque de loger une famille ou une personne juive dans certains immeubles, où ils seraient en danger… Est-ce cela la réalité de la France en 2018 ? 

Oui. Et c’est exactement la même chose quand Bernard Ravet, ancien proviseur de collège dans les quartiers nord de Marseille, raconte (3) en avoir été réduit un jour à dissuader une dame juive d’inscrire son enfant dans son établissement public. Faute de pouvoir assurer sa sécurité au quotidien, écrit-il – le coeur lourd. Même scénario quand des familles juives du « 93 », victimes de dégradations à répétition contre leur logement, se voient conseiller de quitter le quartier par les policiers auprès desquels ils ont porté plainte.

On n’en parle pas car cela contredit totalement le discours républicain, mais sur le logement, et sur l’école, le « vivre ensemble » est une vaste blague dans certains quartiers. Cela ne concerne pas que les Juifs. Et la plupart du temps, ce n’est pas l’institution qui décide de ce séparatisme, mais les gens eux-mêmes qui, comme on disait en Allemagne de l’Est, « votent avec leur pieds ».

C’est-à-dire ? 

La société française est devenue multiculturelle. Et le propre des sociétés multiculturelles, c’est que, pendant qu’une partie de la population très éduquée et aisée vit dans des quartiers mélangés où elle organise ses propres conditions du « vivre-ensemble » – contournement de la carte scolaire, etc. -, le reste de la société, dans les quartiers, ou dans le « péri-urbain », adopte un autre mode de raisonnement. A mesure que le voisinage se transforme, les gens se comptent. Avec comme questionnement : est-ce que je reste majoritaire, ou est-ce que je deviens minoritaire ?

Et cela concerne tout le monde ! Christophe Guilluy, pour le citer à nouveau, a bien montré comment une partie de la classe moyenne d’origine maghrébine, par exemple, demandait à être relogée dès lors qu’arrivaient en grand nombre dans son voisinage des immigrés venus de pays sub-sahariens. Cela se passe à l’échelle de villes, de quartiers ou même d’immeubles. Pour les Juifs, c’est encore plus vrai. Peut-être parce que leur statut d’éternels minoritaires les a conduits à intégrer de longue date ce type de gymnastique et de raisonnement – par nécessité de survie surtout. Mais c’est en train de toucher d’autres catégories de populations.

Dans le livre que vous avez coécrit avec Sylvain Manternach, L’an prochain à Jérusalem ?, vous aviez mis en lumière une sorte d’exode intérieur. Depuis des années, les Français juifs désertent en nombre certaines villes de Seine-Saint-Denis, pour d’autres quartiers où ils seraient plus en sécurité. C’est l’antisémitisme du quotidien qui les y a conduits ?

Source : L'an prochain à Jérusalem ? (Jérôme Fourquet, Sylvain Manternach, Ed. l'aube )

Source : L’an prochain à Jérusalem ? (Jérôme Fourquet, Sylvain Manternach, Ed. l’aube) – L’Express

Oui, et surtout le fait que sa montée en puissance, ces dernières décennies, ait été niée ou minimisée (le paroxysme ayant été atteint sous Lionel Jospin, avec Daniel Vaillant à l’Intérieur). Ce déni s’est accompagné d’un sentiment de crainte et d’abandon tout à fait compréhensible. Alors une partie de ces Français juifs a tiré la conclusion qu’il fallait déménager, aller dans des endroits où ils seraient plus en sécurité, dans le 17e à Paris, à Saint Mandé (94), à Sarcelles (95)…

D’autres sont partis pour Israël : on voit une claire montée en puissance de l’Alya dans les années qui suivent 2012 et la tuerie de Mohammed Merah. Dans les entretiens que nous menions pour notre livre, les gens nous disaient : « On avait sorti nos gamins des écoles publiques car ils s’y faisaient ’emmerder’, mais Merah est venu en tuer jusque dans la cour d’une école juive ! » Dans les années 2014-2015, on était quasiment à 8 000 départs annuels pour Israël. Puis, avec Manuel Valls et son discours inflexible sur la question, et l’activation au stade supérieur du plan Sentinelle, les choses se sont un peu calmées. Ils avaient le sentiment qu’enfin l’insécurité dont ils étaient spécifiquement victimes était reconnue au plus haut niveau de l’Etat et que la République enfin se penchait sur leur sort et avait décidé de les protéger.

Reste à savoir ce qui va se passer désormais. Car en 2017 et 2018, les affaires illustrant l’ « antisémitisme du quotidien » ont été nombreuses (Sarah Halimi, les époux Pinto agressés chez eux à Livry-Gargan, une jeune femme à Sarcelles, deux jeunes hommes à Bondy, etc.) Cette fois, l’émotion nationale qui a suivi l’assassinat de Mireille Knoll semble aller dans le bon sens. Pour la première fois depuis Carpentras, les partis politiques se sont mobilisés pour exprimer leur indignation. Mais les mots ne suffiront pas.

(1) Auteur de « L’islam, une religion française » (Gallimard).

(2) Auteur notamment de « La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires » (Flammarion).

(3) Dans « Principal de collège ou imam de la République ? » (Kero).

Source www.lexpress.fr

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