Déchiffrer l’antisémitisme en France: vingt-quatre ans d’histoire pour comprendre l’actualité
Par Marc Knobel
Depuis 2000, les Français de confession juive sont confrontés à des vagues de violences antisémites, ponctuelles et persistantes. L’historien Marc Knobel estime qu’il faut mettre en perspective historique l’actualité présente et il s’en explique. Dans cet article, il examine également ces tensions en se concentrant sur les premières semaines de ces événements tragiques et leurs impacts.
Depuis de nombreuses années, comme d’autres collègues, je mène une analyse approfondie de l’antisémitisme en France, mais sur une période de vingt-quatre ans. Selon moi, mettre en perspective historique l’actualité présente est essentielle. Elle éclaire les enjeux actuels et souligne l’importance d’une action concertée contre ce phénomène persistant et particulièrement inquiétant.
Pourquoi ?
Depuis octobre 2000 jusqu’à fin 2022, 13.091 actes antisémites ont été comptabilisés en France. En ajoutant les chiffres de 2023 et du premier trimestre 2024, le total atteint 15.128 actes, ce qui représente une quantité considérable sur cette période (vingt-quatre ans). Ce chiffre alarmant démontre que l’antisémitisme n’est pas un problème récent, mais une réalité ancrée dans la société française depuis plus de deux décennies. Ce faisant, je veux souligner que cette persistance exige une attention soutenue et des mesures à long terme.
Des pics liés aux tensions internationales
Ce faisant également, je veux mettre en lumière une corrélation récurrente entre les pics d’actes antisémites en France et les périodes de tension au Proche-Orient, notamment dans les années 2000, 2002, 2004, 2009, 2012, 2014, 2019, 2023 et 2024. Cette observation permet de contextualiser la hausse actuelle des incidents, tout en rappelant que le phénomène s’inscrit dans un schéma plus large et complexe.
Une recrudescence inquiétante
Les chiffres récents sont particulièrement préoccupants, avec une augmentation drastique des actes antisémites, passant de 436 en 2022 à 1.676 en 2023, soit une hausse de plus de 1.000 % depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre. Cette comparaison historique souligne l’intensité exceptionnelle de la vague actuelle.
Un danger pour l’ensemble de la société
En affirmant que « l’antisémitisme ne menace pas que les Français de confession juive, il est une menace pour la République », je tente d’élargir le débat. Je rappelle que ce problème concerne tous les citoyens et met en péril les valeurs fondamentales de la société française.
L’évolution des formes d’antisémitisme
Je suis donc convaincu que l’analyse sur vingt-quatre ans (et non seulement depuis le 7 octobre 2023) permet d’observer l’évolution des manifestations antisémites. Je note l’émergence de nouvelles formes de haine, notamment sur les réseaux sociaux et l’impact croissant du conflit israélo-palestinien sur les attitudes envers les Juifs en France.
De fait, cette perspective historique me semble offrir un éclairage sur la complexité et la gravité de l’antisémitisme en France depuis octobre 2000. Elle souligne l’urgence d’une réponse sociétale globale et durable face à ce phénomène qui perdure depuis près d’un quart de siècle.
Je propose de rappeler et de limiter cette étude aux actes antisémites perpétrés en octobre 2000 et qui ont soudainement frappé nos coreligionnaires de confession juive. Ces actes sont oubliés aujourd’hui. Il convient donc de les rappeler.
Dès octobre 2000, ces hausses d’actes antisémites coïncident avec les tensions au Proche-Orient, notamment la Seconde Intifada qui a débuté fin septembre 2000.
Et tout commence le 1er octobre 2000
Que se passe-t-il ce jour-là ?
Des fidèles sortent de la synagogue d’Aubervilliers. Une petite voiture de couleur blanche se met alors à foncer brusquement sur eux. Les gens s’écartent, il n’y a aucun blessé, et la voiture s’éloigne rapidement. La police, prévenue, se rend sur place mais repart très vite. Quelques heures plus tard, les fidèles présents dans la synagogue sont aspergés d’un liquide projeté depuis l’aire de jeux mitoyenne. Affolés, ils sortent paniqués.
Dans la semaine du 2 octobre 2000, une synagogue du XIXe arrondissement de Paris reçoit des menaces et des insultes téléphoniques. Une bouteille incendiaire est lancée dans l’enceinte de la synagogue. Dans la nuit du 3 au 4 octobre 2000, un engin incendiaire est projeté sur celle de Villepinte. Les 4 et 5, des élèves se font agresser à la sortie de l’école Or Yossef, dans le XIXe arrondissement de Paris. Le vendredi 6, des jeunes de l’école juive Gaston-Tenoudji de Saint-Ouen reçoivent des pierres et sont insultés. Le 7, un cambriolage a lieu à la synagogue de Bagnolet. Un cocktail Molotov est lancé le même jour dans un restaurant casher parisien. Et, durant l’office, un inconnu en dépose un autre à l’intérieur de la cour de l’école Chnei Or d’Aubervilliers. Un jeune fidèle éteint in extremis l’engin incendiaire. Le dimanche 8, ce même type d’explosif atteint la synagogue de Clichy-sous-Bois, tandis qu’au cimetière de Trappes, les tombes juives sont profanées, les veilleuses arrachées et des pots de fleurs cassés. Le même jour, trois cocktails Molotov sont lancés sur la synagogue des Ulis. Le premier niveau de la synagogue est entièrement ravagé, le rabbin monte au premier étage et échappe ainsi à la mort. À Trappes, la synagogue est complètement dévastée par un incendie. Quelques jours plus tard, le rabbin de la synagogue de Creil est victime d’injures racistes. Deux engins incendiaires sont lancés contre l’édifice, et plusieurs fidèles, à la sortie de l’office, sont la cible d’injures racistes. Le lendemain, deux appartements sont incendiés à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne).
À Paris, une personne qui portait un pendentif se fait agresser et frapper par un homme « de type nord-africain », près de la station de métro Pyrénées. Dans la nuit du 12 au 13 octobre 2000, un ou plusieurs individus cassent deux vitres de la synagogue de Bondy et lancent un ou plusieurs engins incendiaires dans la synagogue. Une pièce de 30m² brûle entièrement.
Dans la capitale, la porte d’une synagogue du XXe arrondissement est incendiée à une heure du matin. Le soir, un cocktail Molotov est lancé sur l’école Tenoudji de Saint-Ouen, au moment même où dix personnes cagoulées (un commando) et armées de battes de baseball et de barres de fer lancent des pierres et incendient la porte d’un particulier de Choisy-le-Roi en jetant un objet incendiaire.
Dans la nuit du 13 au 14 octobre 2000, aux alentours de 22h30, quarante personnes scandent des slogans antisémites dans le XIXe arrondissement de Paris. Deux personnes portent sur elles des cocktails Molotov. L’un des deux meneurs est appréhendé. À la même heure, deux bouteilles incendiaires sont lancées sur la synagogue de Chevilly-Larue ; ils ne provoquent que des dégâts mineurs. La police a été prévenue par un coup de téléphone. Les policiers trouvent des objets explosifs qui n’ont pas été allumés. Plus tard dans la nuit, des jets de pierre sont projetés contre la synagogue de Bagnolet. La nuit précédente, déjà, elle avait été la cible de jets de pierres. À Villeneuve-la-Garenne, près de Paris, les incidents se multiplient, injures et menaces, agressions de fidèles rentrant chez eux après l’office, jet de pots de fleurs sur les fidèles depuis des appartements. Trois personnes sont poursuivies par des jeunes cagoulés, qui leur jettent des pierres et profèrent des injures antisémites.
Dans la nuit du 15 au 16, à Meudon, deux cocktails Molotov sont lancés contre la synagogue, qui fait également office de centre communautaire. L’un explose, l’autre pas. Quelqu’un qui se trouvait là aurait crié « Allah Akbar », avant d’être arrêté par la police pour interrogatoire.
Comment réagit Lionel Jospin, le Premier ministre ?
Le 13 octobre 2000, le Premier ministre, Lionel Jospin, dit son « indignation » après les actes d’agression perpétrés la veille contre les locaux de l’Association des Juifs libéraux de Toulouse, chef-lieu du département dont il est justement conseiller général. « Devant cet acte odieux, qui ne peut susciter que ma réprobation, je tiens à vous exprimer mon indignation », écrit Lionel Jospin dans le courrier qu’il adresse au président de la communauté locale. Le 16 octobre, Jospin reçoit à Matignon les représentants des grandes confessions (le rabbin Alain Goldmann, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, le président de la Fédération protestante de France, Jean-Arnold de Clermont, et monseigneur François Favreau, représentant les évêques de France). Le Premier ministre lance un appel à la tolérance et au respect mutuel. Il demande néanmoins de ne pas trop dramatiser les récentes attaques qui ont eu lieu. S’il juge « particulièrement scandaleuses et intolérables » les attaques contre les synagogues, il relève néanmoins qu’elles ne sont « pas systématiques » et ne « prennent pas une forme organisée ».
Assurément, cette dernière phrase est maladroite. Pourquoi ? S’il est exact que les attaques ne prennent pas une forme organisée, il est erroné de prétendre qu’elles ne sont pas systématiques, tout au moins pendant cette période. Le Premier ministre prend-il la mesure de ce qui se produit depuis plusieurs jours ? Est-il bien informé ? À moins que Lionel Jospin ait décidé plutôt de ne pas envenimer la situation et qu’il tienne à calmer les esprits ? Le Premier ministre assure d’ailleurs que le gouvernement veillera « fermement » mais « sans dramatiser » au respect de ce message.
Le 19 octobre, Lionel Jospin est interviewé par TF1. Cette fois, il réagit plus fermement et établit un lien direct entre les agressions qui ont eu lieu et le conflit israélo-palestinien : « Nous n’avons pas à importer les passions du Proche-Orient dans notre propre pays. » Les membres des diverses communautés nationales peuvent penser ce qu’ils veulent de la tension israélo-palestinienne, « mais, avertit le Premier ministre, ils ne doivent pas ramener ces passions dans notre propre pays. De toute façon, tous les actes antisémites seront fermement combattus. Nous ne pouvons pas accepter de voir des lieux de culte, notamment aujourd’hui des synagogues, attaqués ». Le Premier ministre invite ensuite chacun à vivre « sereinement dans la communauté nationale française, à respecter les lieux de culte parce qu’ils sont sacrés, et à respecter les autres parce que vivre ensemble, cela suppose un esprit de tolérance et un esprit de respect ». Jospin va même plus loin et évoque les questions internationales. Sur le plan diplomatique, le chef du gouvernement rappelle que « la France est amie d’Israël » mais, il ajoute aussitôt qu’elle a des amis dans le monde arabe, que la France prend en compte la cause palestinienne, « car ce peuple doit retrouver un État, une dignité collective. Mais nous n’avons qu’un seul parti pris, c’est celui de la paix ».
D’autres membres du gouvernement s’expriment
Le 16 octobre, la ministre de la Justice, Élisabeth Guigou, prévient que le gouvernement sera d’une vigilance et d’une sévérité « exemplaire » à l’encontre des auteurs d’actes antisémites, après les nouvelles violences enregistrées. « J’ai donné des instructions au procureur général d’être extrêmement ferme », affirme-t-elle sur la chaîne d’information LCI, quelques heures après que son collègue du ministère de l’Intérieur, Daniel Vaillant, confirme le renforcement de la surveillance policière autour des lieux de culte de la communauté juive.
Le ministre de l’Intérieur relativise
Justement, Vaillant qualifie ces actes de « phénomènes de triste mode », perpétrés par de « jeunes désœuvrés ». II affirme ne pas croire à un regain de l’antisémitisme.
Là, l’explication surprend. S’il ne s’agit que de « phénomènes de triste mode », perpétrés par de « jeunes désœuvrés » qui ne seraient pas dus à un « regain de l’antisémitisme », pourquoi le ministre de l’Intérieur prend-il toutes ces précautions ? S’il ne peut être question d’un « regain de l’antisémitisme », mais d’actions ponctuelles menées par des « désœuvrés », comment doit-on alors qualifier les violences commises par ces « désœuvrés » ? Comment expliquer la multiplication d’agressions, toutes antijuives, en un temps record et avec une violence si soudaine, si brutale ? Les victimes ne sont-elles pas ici toutes juives ? Les lieux visés ne sont-ils pas des lieux communautaires ? Ne s’agit-il pas d’antisémitisme ?
Le phénomène fait néanmoins l’objet, place Beauvau, d’un rapport plus détaillé. Basé sur les interrogatoires de 42 suspects mis en cause par les services de police, il précise le profil des agresseurs : « Il s’agit pour la plupart d’individus impliqués majoritairement dans la délinquance et ne se revendiquant d’aucune idéologie particulière. Ils paraissent néanmoins animés par un sentiment d’hostilité à Israël plus ou moins diffus, exacerbé par la médiatisation d’affrontements au Proche-Orient. Ceci facilite leur projection dans un conflit qui, à leurs yeux, reproduit des schémas d’exclusion et d’échec dont ils se sentent eux-mêmes victimes en France », souligne le ministère.
Excluant par ailleurs d’emblée toute « manipulation politique » de l’extrême droite ou des islamistes, le ministre de l’Intérieur, invité de la radio RTL, « réitère un appel au calme » et souhaite « relativiser l’impact du conflit au Moyen-Orient » dans l’Hexagone. On sent ici une différence d’approche avec les propos tenus par Lionel Jospin. Rappelons que le Premier ministre établit un lien entre le conflit et les agressions. Daniel Vaillant tient cependant à rassurer les Français en détaillant les mesures prises pour protéger et prévenir les incidents autour des lieux de culte ou lieux sensibles, avec un effectif policier « discret », mais « quatre fois plus important qu’en 1999 ».
Quelles mesures ? Quelles interpellations ?
Résumons.
Le 16 octobre, trois jeunes gens sont arrêtés en flagrant délit alors qu’ils viennent de lancer des bouteilles incendiaires sur une synagogue à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Des faits passibles de dix ans de prison. Deux des jeunes gens sont âgés de 18 ans, le troisième est un mineur de 17 ans et demi. Tous trois ont eu de « multiples » démêlés avec la justice dans le passé, notamment pour des violences urbaines. Le 17 octobre, la Brigade criminelle de la direction régionale de la police judiciaire de Versailles procède à l’interpellation de cinq personnes soupçonnées d’être impliquées dans l’incendie criminel qui a visé la synagogue de Trappes (Yvelines). Les incendiaires, âgés de 18 à 20 ans, sont appréhendés dans un quartier proche de la synagogue. Le 20 octobre, trois jeunes Toulonnais de 17 à 20 ans sont mis en examen et écroués à la prison Saint-Roch de Toulon (Var) pour avoir incendié une boucherie casher de la ville. Les deux mineurs sont présentés au tribunal pour enfants et le majeur, un Marocain de 20 ans, est déféré devant le parquet.
Le 22 octobre, le ministère de l’Intérieur annonce l’interpellation de 55 personnes depuis le début des agressions contre la communauté juive de France, dont 38 font l’objet de procédures judiciaires. Dans tous les cas, il s’agit de jeunes des banlieues, dont certains ont déjà eu maille à partir avec les autorités. Six d’entre eux devront répondre de l’incendie de la synagogue de Trappes (notre photo). Douze sont poursuivis pour des incendies de magasins appartenant à des commerçants juifs et quatre pour des violences contre des personnes d’origine juive. Le porte-parole ne précise cependant pas le nombre d’individus ayant été écroués. En définitive et selon les informations dont nous disposons, le gros des interpellations survient au mois d’octobre et, dans une moindre mesure, en novembre. La pression est forte certes, mais elle se relâche quand même par la suite, les interpellations devenant plus rares dès le début du mois de décembre. Finalement, on se demande quel a pu être l’impact véritable de ces interpellations, puisque les actions et agressions continuent. Ce d’autant plus qu’on ne parle que brièvement de ces interpellations, surtout en octobre.
L’antisémitisme ? Un flot ininterrompu depuis vingt-quatre ans
Voici donc comment interviennent les premières violences, les premières agressions et les premières attaques menées contre des Français de confession juive et les établissements de cette communauté. Les attaques se poursuivent ensuite, c’est un flot ininterrompu de violences, elles durent depuis vingt-quatre ans.
J’insiste sur le fait qu’il est très important de rappeler ces faits et de les contextualiser. En se limitant au 7 octobre 2023, comme le font la plupart des commentateurs, on risquerait de perdre de vue cette continuité historique et de sous-estimer la durée, la violence, l’ampleur et la complexité du problème de l’antisémitisme en France.
Marc Knobel est historien. Il a publié plusieurs ouvrages dont Haine et violences antisémites en 2013 (Berg International, 350 pages) puis Cyberhaine : propagande et antisémitisme sur Internet en 2021 (Hermann).