Des professionnels de la petite enfance lancent un cri d’alarme : avant 6 ans, la surexposition aux écrans nuirait gravement au développement cérébral. Un lien avec des formes d’autisme pourrait être établi. Pour l’heure, le ministère de la Santé se tait.
Une alerte sanitaire d’un nouveau type vient d’être lancée en France. Elle concerne l’impact d’une surexposition aux écrans sur le développement cérébral des jeunes enfants. Cette alerte sans précédent emprunte aujourd’hui des chemins de communication en périphérie des institutions officielles.
Ce fut tout d’abord une remarquable vidéo réalisée par le Dr Anne-Lise Ducanda, médecin de la Protection maternelle et infantile du département l’Essonne : «Les écrans un danger pour les enfants de 0 à 4 ans». Vingt-et-une minutes durant lesquelles le Dr Ducanda lance, calmement, pédagogiquement, une alerte essentielle. Une vidéo à partager, à diffuser, dans laquelle cette spécialiste fait part de son expérience et fait le lien avec les «troubles du spectre autistique» et les «troubles envahissant du développement».
« En 2003, 35 enfants en difficulté m’étaient signalés par les écoles sur 1.000 élèves de maternelle en petite et moyenne section de l’Essonne. Depuis un an et demi, on m’en a déjà signalé 210 en grande difficulté. Toutes les semaines, je suis sollicitée pour de nouveaux cas. À force d’en voir, j’ai fini par faire le lien avec leur consommation d’écrans. Et je ne parle pas d’enfants qui regardent la télévision une heure par jour ! La plupart de ceux qui me sont adressés passent au moins six heures par jour devant des écrans. Les troubles sont plus graves qu’il y a quinze ans et disparaissent dans la majorité des cas quand les parents arrivent à “déconnecter” leurs enfants.»
« L’écran, c’est la tétine d’aujourd’hui. Pourquoi les parents se passeraient des écrans pour “calmer” leur enfant alors que personne ne les a mis en garde ? Ils sont rassurés, car leurs enfants ne regardent que des programmes qui leur sont destinés ou des petites applications dites “éducatives” pour apprendre les couleurs ou l’anglais. Ils s’émerveillent de leur habileté et pensent que plus tôt on initie les bébés aux outils numériques, mieux ils seront armés pour le futur.»
Dans leur bulle
Dans le même temps plusieurs professionnels de la petite enfance contactaient le Dr Ducanda pour évoquer leurs propres observations et inquiétudes. Comme l’orthophoniste Carole Vanhoutte (Villejuif), cofondatrice de l’association Joue, pense, parle:
«Depuis quelques années, je vois des enfants dès l’âge de 3 ans avec moins d’une dizaine de mots à leur vocabulaire. Récemment, il y a eu un nouveau glissement avec l’arrivée de petits dès l’âge de 2 ans et demi qui ne sont pas du tout dans la communication. Ils se comportent comme des enfants un peu “sauvages”, dans leur bulle, comme s’ils n’avaient pas eu l’habitude d’être en relation avec une autre personne.»
Puis il y a quelques jours, un collectif de professionnels de la petite enfance (médecins pédiatres, pédopsychiatres, psychologues, orthophonistes) lançais un cri d’alarme dans les colonnes du Monde: La surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique.
«S’inquiéter de ce phénomène, alerter les parents et les pouvoirs publics? Mais bien évidemment, a déclaré à Slate.fr le Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions. Nous savons que plus les premiers usages ou abus sont précoces plus les risques de dépendances sont au rendez-vous, qu’il s’agisse de l’alcool, du cannabis ou de la fréquentation des travailleuses du sexe… D’autre part, la neuro-excitation incessante produite par ses écrans ne peut que “plisser” les cerveaux de façon durable. Enfin, les écrans à la place des parents ou de la nounou ne peuvent que limiter le développement, l’apprentissage de l’altérité. Il en va de même pour l’endormissement avec les mêmes films revus mille et une fois. Comment développer une pensée libre quand elle est toujours occupée? Le trop plein d’écrans chez les tout-petits façonnent un nouveau cerveau humain; un cerveau certes hyperconnecté mais un cerveau déshumanisé.»
Une salve de critiques
Le même phénomène est observé dans tous les autres pays et des campagnes de prévention commencent à se mettre en place. En Allemagne, elles ont lieu dans les crèches pour inciter les parents à regarder leur bébé; à Taïwan, des amendes de 1.400 euros peuvent être imposées à un parent qui laisse son enfant de moins de 2 ans devant les écrans. Pour l’heure, en dépit de l’ampleur des enjeux, les pouvoirs publics français n’ont étrangement pas réagi à la mobilisation des professionnels. Seule la corrélation établie par le Dr Ducanda entre une surexposition précoce aux écrans et les «troubles du spectre autistique» a suscité des réactions vives et critiques de la part de certains scientifiques.
«Ces constats n’ont pas la même valeur que des études épidémiologiques. Ce médecin de PMI est en contact avec une fraction de la population qui n’est pas forcément représentative et en tire des conclusions générales, a déclaré au Figaro Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS au sein du laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistiques. Il ne faut pas oublier qu’une très forte exposition aux écrans est corrélée au niveau socio-économique des familles. Il faut aussi prendre en compte les conditions de vie, la manière dont parents et enfants interagissent. Quel est l’impact spécifique des écrans sur le développement? C’est une question à laquelle il n’est pas si facile de répondre.»
Silence politique
Certes, mais qui y répondra? Pour leur part, le Dr Ducanda et ses confrères souhaitent le lancement de nouvelles études scientifiques qui pourraient valider sa piste d’un lien entre l’augmentation du nombre d’enfants diagnostiqués victimes de troubles du spectre autistique et l’omniprésence des écrans. Dans l’attente, ils dénoncent la position de la vénérable Académie des sciences. Dans un avis remis en 2013 au gouvernement, cette dernière vantait les mérites des écrans sur le développement sans s’inquiéter outre mesure des risques d’une surexposition précoce.
Quatre ans plus tard le gouvernement a changé. Le Dr Ducanda et les professionnels inquiets estiment qu’il y a désormais urgence. Selon eux, des campagnes nationales doivent être menées –en se préservant des conflits d’intérêts avec l’industrie du numérique et de l’audiovisuel. On comprendrait mal qu’en écho aux priorités du président Macron sur la prévention Agnès Buzyn, nouvelle ministre des Solidarités et la Santé ne fasse pas de ce sujet une ardente priorité.