Dans le cadre du Festival du cinéma israélien de Montréal ayant eu lieu du 26 mai au 5 juin 2019, le film Le pêché ancestral (Ancestral sin) de David Dery sur le phénomène des immigrants juifs du Maroc en Israël dans les années 50-60, soulève des questions graves à plusieurs niveaux. Graves, parce-que cette minorité a été l’objet de discriminations systémiques et de stigmatisations qui ont marqué des centaines de milliers de citoyens israéliens. Loin d’être le résultat du hasard, les politiques et les institutions de l’époque ont délibérément choisi de confiner les Juifs marocains dans des espaces désertiques avec des pratiques dignes de discriminations basées sur l’ethnie.
Encore aujourd’hui, et bien que 60 ans après certains individus issus du judaïsme marocain aient réussi sur le plan économique, social, politique et scientifique, il n’en demeure pas moins qu’une majorité de ces citoyens réside encore dans des villes dites de développement où les conditions de vie sont très précaires avec comme dessert des bombardements continus, proximité de Gaza oblige. Le rapport de Élie Elalouf (membre de la Knesset) sur la pauvreté en Israël révèle que les Juifs séfarades issus du Maroc sont surreprésentés dans les prisons, plus pauvres par rapport à la moyenne et continuent de vivre des discriminations à plusieurs niveaux. Parmi les multiples faits ayant marqué ce processus de discrimination et de stigmatisation, en voici quelques-uns :
- Les Juifs marocains des années 50 étaient considérés majoritairement par l’Agence Juive comme des communautés sans morale, sans éducation et sans habiletés sociales ;
- Étiquetés ainsi, leur vulnérabilité était exploitée de manière explicite en renforçant leurs incapacités de mener des révoltes ou des mouvements spontanés de soulèvement par les pouvoirs en place ;
- Ils n’étaient pas informés clairement de leur destination finale et, face à ces imprévisibilités organisées aux plans politique et institutionnel, la détresse profonde était omniprésente ;
- Contrairement aux communautés de Hongrie et de Pologne arrivées en 1956 et accueillis chaleureusement par l’Agence Juive dans les centres urbains (Ramat Aviv, Tel-Aviv, Haïfa, etc), les Juifs marocains étaient disséminés dans le désert du Néguev (Sderot, Yerouham, Ofakim, Mitspé Ramon) et de Kiriat Shmona à la frontière libano-syrienne) ;
- Les Juifs ashkénazes propriétaires de leur demeure pouvaient circuler librement dans le pays en vendant leur propriété alors que les Juifs marocains étaient soumis à des logements publics incapables de se déplacer librement et de vendre leur logis. Ces contraintes politiques devinrent un moyen de contrôle social de cette population qui perdure encore aujourd’hui ;
- Au nom d’une politique de peuplement et de sécurité nationale, le déplacement des Juifs marocains dans ces déserts était privilégié comme un tampon avec les frontières. Comment se fait-il que les Juifs Polonais ou Hongrois ne faisaient pas l’objet de ces mêmes pratiques ?
- Afin de décourager le recours à des confrontations directes, l’Agence juive interdisait l’accueil des Juifs marocains par les membres de leurs familles au port de Haïfa de peur qu’ils n’informent leur famille de la réalité sur le terrain ;
- Ceux qui étaient quelque peu récalcitrants face aux décisions de l’Agence juive étaient sujets à des évacuations forcées des autobus et des camions en faisant appel à la police. Comme autre stratégie de contrôle, l’Agence juive faisait appel également à des Juifs marocains déjà présents en leur proposant un travail pervers avec salaire, soit de convaincre leurs confrères nouvellement arrivés de collaborer. Prêchant par l’exemple, cet usage rappelle malheureusement des pratiques durant les guerres en Europe ;
- Pour ceux qui résistaient encore, la faim et l’accusation de négligence parentale des mères juives marocaines étaient des outils privilégiés au plan légal pour contrôler socialement les moindres allers et venues. Ceci permettait de décourager toute opposition organisée en les contrôlant via le volet pénal et judiciaire ;
- Face à ces réalités bouleversantes, les témoins encore aujourd’hui des « ingénieurs » concepteurs de ces politiques discriminatoires fondées sur l’ethnie, soutiennent qu’ils ne changeraient pas d’un iota les scénarios des années 50-60 si cela devait se représenter ;
« Les déviants/stigmates n’existent qu’en fonction de ceux qui les contrôlent (Pfohl, 1985).
La stigmatisation : de quoi parle-t-on ?
La stigmatisation est un processus d’étiquetage d’un individu ou d’un groupe à travers des indices visibles ou invisibles allant du handicap, la couleur de la peau ou l’appartenance à un groupe minoritaire (Goffman, 1963). En ce qui concerne les Juifs marocains, c’est bien leur appartenance et l’origine ethnique qui sont associées à la déviance qu’il faut contrôler. Deux étapes constituent la cristallisation du statut de déviant/stigmate :
- quand le processus d’étiquetage négatif est accolé avec succès ;
- quand il y a intériorisation de cet étiquetage par l’individu ou le groupe.
Appliqué aux Juifs marocains en Israël, ils sont et ont été nombreux à épouser l’image de déviants par rapport à la norme ambiante qui véhiculait une image négative de leur être individuel et collectif. Ce processus d’étiquetant/étiqueté s’inscrit essentiellement dans une dynamique de contrôle social. Si chaque individu est plus ou moins stigmatisé en fonction des circonstances, certains le sont plus que d’autres selon l’ordre social et le contexte culturel en question (Horwitz, 1990). Les Juifs marocains n’échappent pas à cette dynamique et nombreux sont ceux et celles qui ont des membres de leurs familles ayant vécu ces pratiques d’exclusion, voire d’horreurs.
Même si les conditions socio-historiques et culturelles ne sont pas identiques, ces pratiques s’apparentent, jusqu’à un certain point, aux conditions des premières nations en Amérique du Nord. Au plan historique, un constat s’impose entre le traitement des Juifs marocains en Israël et celui des premières nations en Amérique du Nord. Ces deux ethnies ont été infantilisées et dominées par les divers pouvoirs en place en les excluant de la sphère économique, sociale et culturelle. Dans le cas des premières nations, les pouvoirs fédéraux et provinciaux leur ont retiré le droit de citoyenneté à part entière en les exemptant de payer des taxes, comme le reste des citoyens. À part une infime minorité de citoyens autochtones, la quasi majorité continue encore aujourd’hui d’être stigmatisée et discriminée socialement dans l’espace public. C’est dans ce contexte d’exclusion sociale systémique qu’on peut mieux comprendre pourquoi et comment les Juifs marocains en Israël, de même que les premières nations, ont eu recours à des modes qui relèvent plus de la survie. Comment garder son équilibre alors que la perspective et les horizons d’espoir et de projection dans le futur sont brisés ? Certains chercheurs parlent d’un « Apartheid » historique dans la mesure où l’exclusion physique et sociale de l’espace public a fait en sorte de produire des juifs marocains victimes subissant le mépris, voire la haine.
La pauvreté est la pire des violences (Gandhi)
Un autre marqueur qui a nourri et nourrit encore l’exclusion des Juifs marocains en Israël est le cycle de la pauvreté dans lequel une partie importante de cette population est plongée. Une étude d’un professeur israélien Eldar Shafir, ex-conseiller du président Barack Obama sur les politiques sociales, démontre clairement comment le contexte de pauvreté constitue un piège non seulement financier mais aussi un piège psychologique et social (Schecter, 2012). Comme effet de la stigmatisation, la pauvreté génère une psychologie à part, qui lui est propre. Ce n’est pas le manque d’habiletés attribué aux citoyens pauvres qui est déterminant, mais plutôt les problèmes créés par le contexte même des conditions de la pauvreté. Par contexte de pauvreté, il faut comprendre que, quand on est pauvre, on est généralement entouré par des personnes qui nous ressemblent et qui prennent souvent de mauvaises décisions autour de nous. En deuxième lieu, il y a l’horizon du temps totalement différent car la personne pauvre pense plus le présent dans ses diverses stratégies de survie quotidienne que dans un horizon de futur et de planification. L’essence même de la pauvreté complique le processus de décisions où l’emphase est mise sur l’urgence des besoins immédiats, ce qui contribue à faire des mauvais choix. Ces erreurs qui s’effectuent dans un environnement de stress ont des implications plus importantes sur les trajectoires des citoyens pauvres. Mettre le focus, d’abord et avant tout, sur les stratégies de survie fait en sorte qu’on perd de vue l’ensemble, on règle un détail ici et là mais on a tendance à s’enliser plus avec des problèmes multiples qui s’accumulent. À cela, il faut ajouter les stigmatisations et les étiquetages qui contribuent au processus d’exclusion sociale et économique des citoyens pauvres, dont les séfarades dans les villes dites de développement font partie encore aujourd’hui.
En conclusion, et bien que des milliers d’israéliens d’origine marocaine aient réussi au plan social, militaire, économique ou politique, on peut penser au dernier chef d’État-major Gadi Eizencot ou à l’ancien ministre David Lévy, par exemple, il n’en demeure pas moins que la réalité actuelle des israéliens en contexte de villes de développement est et reste très préoccupante. La pauvreté et l’augmentation vertigineuse du coût de la vie au pays ne favorise pas ces communautés déjà confinées à des espaces limités et sujets à des contraintes de survie et de bombardements avec les frontières de Gaza et du Liban. Comme par hasard, on ne réagit pas de la même façon selon que la cible est Tel-Aviv ou Haïfa vs Sdérot, Yerouham ou Ofakim. Qui ne connait pas quelqu’un ou un proche de sa famille en Israël qui a vécu ou vit encore ces discriminations ? Livrés à eux-mêmes, l’appel à l’aide n’était pas entendu dans les années 50-60, pire il était explicitement ignoré de manière organisée au plan politique et social. Aujourd’hui, la non reconnaissance de cette discrimination continue de mettre en veilleuse la dignité humaine, ou comme disait Bernard Henri Lévy la barbarie à visage humain. Peut-on, non seulement sensibiliser nos confrères juifs, israéliens toutes catégories confondues, afin de privilégier des politiques publiques, non pas de gestion des inégalités, mais de s’affranchir de ce cycle de la pauvreté qui n’est rien d’autre que le produit des discriminations des juifs marocains en Israël.
Maintenant que les archives sont accessibles et démontrent clairement les intentions politiques des plus grandes instances de l’État dans ces pratiques discriminatoires, assisterons-nous à une reconnaissance publique de cette réalité ? N’est-ce pas là la preuve d’une aliénation sociale et organisée de cette communauté ? À quand un colloque/débat sur cette question afin d’éviter une amnésie historique ? AS♦
Amnon Jacob Suissa, PhD, MABATIM.INFO
Bibliographie :
– Centre Gouvernance Information des premières nations (2018). Rapport national de la Phase 3 de l’Enquête régionale sur la santé des Premières Nations,
– Goffman, E (1963). Stigmate. Notes on the management of spoiled idendity. Simon & Schuster, Inc.
– Horwitz, A (1990). The Logic of Social Control. New-York: Plenum Press.
– Pfohl, S (1985). Images of Deviance and Social Control. New-York: McGraw Hill.
– Schecter, A (2012). The psychological poverty trap. Haaretz. Consulté le 22 février 2012.
Source mabatim.info