La vraie question concernant Elon Musk n’est pas de savoir s’il a vraiment fait un salut fasciste ou non lundi soir, mais pourquoi tant de monde a pu se poser la question.
Tenoua’ – Antoine Strobel-Dahan
Rappel des faits. Dans une scène de jubilation à la limite de la gênance (vidéo disponible ici), Musk s’adresse lundi 19 janvier aux 20.000 supporters de Trump réunis au Capital One Arena de Washington peu après que celui-ci est redevenu président des États-Unis. La séquence complète dure un peu plus de 3 minutes 30. Il arrive sur scène souriant sur une musique hard rock. Il sautille, s’agite, serre les poings, lève les bras en signe de victoire et s’exclame : “Ouiiiii! C’est à ça que ressemble le goût de la victoire, ouais ! Ce n’était pas une victoire banale. Nous étions à la croisée des chemins de la civilisation humaine. Vous savez, les élections, ça va, ça vient. Certaines élections sont importantes, d’autres ne le sont pas, mais celle-ci compte vraiment. Et je veux juste dire: ‘merci de l’avoir fait advenir, merci’”. À ce moment, Musk frappe sa main droite sur sa poitrine puis tend vigoureusement le bras, paume vers le bas, mimique déterminée et agressive sur le visage. Il se retourne de trois quarts et refait le même geste à l’adresse du reste du public, revient face caméra, plaque à nouveau sa main droite sur son cœur et enchaîne: “Mon cœur vous va tout droit. C’est grâce à vous que l’avenir de la civilisation est garanti”.
Il poursuit en parlant des villes enfin sûres qui arrivent, des frontières protégées, de dépenses raisonnables (le champ d’action du ministère qui lui est confié), “des trucs de base”, d’envoyer “DOGE” sur Mars – ici une explication s’impose: DOGE est non seulement une référence à une cryptomonnaie, le Dogecoin, promue par Musk comme “crypto du peuple” et dont le slogan est “Send DOGE to the Moon / Envoyons DOGE sur la Lune”, mais c’est aussi l’acronyme de son nouveau ministère pour Department of Government Efficiency / Ministère de l’efficacité gouvernementale. Musk continue, euphorique: “Non mais pouvez-vous imaginer ça ? Des astronautes américains qui vont planter le drapeau des États-Unis sur une autre planète pour la première fois ?”, avant de mimer deux drapeaux plantés dans le sol. Il continue sur la nécessité d’être inspiré, d’être fier de se lever le matin, parle de l’âge d’or promis par Trump, garantit que l’avenir sera bon, que “ça sera fantastique” et promet de “bosser comme un dingue pour vous”.
Voilà pour le topo. Revenons-en à la question qui agite tout le monde : Elon Musk a-t-il, oui ou non, effectué un salut romain/fasciste/nazi (rayez les mentions inutiles) lundi soir devant 20.000 partisans du nouveau président américain ? Réponse : on ne le saura jamais.
Immédiatement, les commentateurs se sont emparés de la question. Les fans de Trump/Musk ont dit qu’on voyait le mal partout. Musk a répondu que ses détracteurs “devraient trouver de meilleurs coups tordus” et que “le ‘Hitler est partout’, ça saoule” (en même temps, c’est vrai que Hitler ça saoule). De nombreux démocrates et institutions juives américaines ont dénoncé le geste.
Sur X (ex-Twitter), le réseau dont Musk est propriétaire, le débat est sans fin, on ergote sur l’angle du bras, l’orientation de la paume, le supposé “salut romain” (dont il n’existe, en passant, pas de trace historique, le seul salut romain documenté étant cet autre geste affectionné par Hitler: lever la main avec l’avant-bras plié parallèle au buste, la paume vers l’avant), bref, on voit, comme toujours sur X, des gens venir avec la réponse avant même d’avoir la question. Le “blind bias” pour “biais aveugle” est ici la règle : cette tendance des individus à être incapables de reconnaître leurs propres biais cognitifs et dont, ici, chacun accuse l’autre. Le souci : ce genre de débat est rarement résolu par des faits, car les biais cognitifs et émotionnels prennent le dessus sur la réalité factuelle – ceux qui soutiennent Musk y voient un génie incompris, ses adversaires identifient immédiatement une alerte. Il ne nous reste alors que le contexte pour tenter d’analyser ce qui s’est passé.
Posons d’abord un fait : Elon Musk est brillant, c’est une personnalité publique qui maîtrise parfaitement son image, chez qui rien n’est jamais dit ou fait au hasard, par ailleurs connu pour son usage de la provocation et de l’ironie. C’est aussi quelqu’un qui est conscient de sa visibilité et de son pouvoir – à propos duquel il répondait à Anne-Sophie Lapix lui demandant, en juin 2023 sur France 2, s’il voulait devenir président des États-Unis (chose constitutionnellement impossible, Musk n’étant pas né sur le sol américain – mais en Afrique du Sud) : “Je n’en ai pas envie. La liberté d’action d’un président des États-Unis est extrêmement limitée”.
Elon Musk a fait un geste, dans un moment d’euphorie manifeste, qui pourrait aussi bien être maladroit que fait pour semer le doute et séduire les plus fanatiques des trumpistes tout en étant factuellement inattaquable, fait pour asseoir encore la polarisation de la société américaine. Mais la vraie question est : pourquoi diable tout le monde envisage-t-il, qu’il le dénonce ou qu’il le défende, que ce soit même possible que Musk ait fait un salut nazi ?
Et c’est sans doute cette question qui devrait nous préoccuper davantage. Si Hillary Clinton, Emmanuel Macron ou Keir Starmer avaient fait ce geste dans un moment d’euphorie, personne ne se serait posé la question. Mais c’est Elon Musk qui a posé ce geste. Elon Musk est l’homme qui soutient il y a quelques jours l’influenceur raciste britannique Tommy Robinson lors de sa détention, qui est salué par l’extrême droitiste Geert Wilders aux Pays-Bas, et qui s’entretient à la bonne franquette – mais en public sur son réseau – avec Alice Weidel, cheffe du parti d’extrême droite allemand AfD qu’il considère comme “la dernière étincelle d’espoir pour l’Allemagne”, affirmant notamment qu’en fait, Hitler était communiste. Musk, c’est aussi l’homme qui, comme patron de X, répondait le 15 novembre 2023 : “Tu viens de dire la vérité vraie” en réponse à un tweet antisémite de @breakingbaht qui proclame : “Les communautés juives prônent le type exact de haine dialectique contre les Blancs qu’elles prétendent vouloir que les gens cessent d’utiliser contre eux”.
Donc ça, c’est Elon Musk, un des hommes les plus riches (et puissants) de la planète, qui ne veut pas devenir président des États-Unis parce que ça ne donne pas assez de pouvoir, qui manie avec intelligence et fougue la provocation et l’outrage, au nom de la liberté d’expression, mais d’une liberté d’expression toujours uniquement garantie pour les plus radicaux des extrême droitistes de ce monde. Le tout s’inscrivant dans un contexte trumpiste, autrement dit un environnement dans lequel la polarisation est une stratégie récurrente pour consolider sa base – parce que des controverses de ce type nourrissent un climat où chacun voit ce qu’il veut, renforçant ainsi les ruptures idéologiques.
L’Anti Defamation League (ADL), connue pour poser le curseur de l’antisémitisme aux États-Unis a adopté une position médiane appelant au “bénéfice du doute” qu’il est intéressant de citer intégralement : “C’est un moment délicat. Une nouvelle ère s’ouvre, et pourtant, tant de personnes sont sur le qui-vive. Notre vie politique est enflammée, et les réseaux sociaux ne font qu’amplifier l’anxiété. Il semble que @elonmusk ait fait un geste maladroit dans un moment d’enthousiasme, et non un salut nazi. Cependant, nous comprenons que les tensions sont vives. Dans cette situation, chaque camp devrait accorder un peu de grâce à l’autre, peut-être même le bénéfice du doute, et prendre le temps de respirer. C’est un nouveau départ. Espérons qu’il soit synonyme de guérison et œuvrons pour l’unité dans les mois et les années à venir.”
Musk et l’ADL ont un historique depuis que l’organisation avait appelé en 2022 à cesser la publicité sur Twitter en raison des propos antisémites qui y étaient tenus. Ce même 15 novembre 2023, Musk attaquait violemment l’ADL : “Ils devraient vraiment laisser tomber le ‘A’ et opter pour la Ligue de la diffamation. Beaucoup plus précis”. La réaction de l’ADL est pragmatique : le bénéfice du doute. Mais ce qui est plus inquiétant, à vrai dire, accolé à cette mention, ce sont les autres termes du message, comme “C’est un moment délicat. Une nouvelle ère s’ouvre” ou “Chaque camp devrait accorder un peu de grâce à l’autre, peut-être même le bénéfice du doute, et prendre le temps de respirer. C’est un nouveau départ.”
Un nouveau départ bien peu rassurant, tout de même, quand même l’organisation qui mène la lutte contre l’antisémitisme aux États-Unis renonce à prendre la peine de proposer à Musk de s’exprimer clairement sur le fait qu’il n’avait aucune intention idéologique derrière son geste et préfère en rester a priori au “bénéfice du doute”. Parfois, il vaut mieux ne pas demander.
Musk n’est probablement pas un nazi, probablement pas un raciste, probablement pas un antisémite, idéologiquement parlant, mais on aurait tort de ne pas s’interroger sur la facilité avec laquelle il manipule les codes et les symboles d’une société fracturée pour polariser et provoquer, toujours en ouvrant plus d’espace à l’expression d’une radicalisation complotiste, xénophobe, antisémite et raciste, et d’une vision ultraconservatrice et antiétatique. Musk est probablement un signe de plus d’un monde en bascule, fasciné par l’autoritarisme et le libertarianisme, traversé par une forme de narratif apocalyptique et qui, toujours, au nom d’une liberté d’expression asymétrique, teste les limites du faire-société. Jusqu’à la rupture ?