Par Francis MORITZ – Temps et contretemps
Illustration : Le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir-Abdollahian, s’entretient avec le président syrien Bachar al-Assad à Damas, le 29 août 2021.
Le crime ne paie pas ? Rien n’est moins sûr. Le conflit entre dans sa onzième année, par la volonté des différentes parties prenantes. L’Allemagne, pour la première fois, grâce à sa compétence universelle à juger des crimes contre l’humanité, vient de condamner un ancien tortionnaire à la prison à perpétuité. Que signifie le principe de la compétence universelle ? Ce principe, inscrit dans le droit pénal international, permet de poursuivre des crimes graves indépendamment de la nationalité du coupable et de la victime et indépendamment du lieu du crime. Ainsi, d’éventuels crimes de guerre commis par des étrangers dans d’autres pays peuvent être portés devant des tribunaux allemands. «Cela se fonde sur l’idée que la poursuite de crimes principaux tombant sous le coup du droit international est dans l’intérêt de l’humanité».
Le code pénal international, existant en Allemagne depuis 2002, reconnaît entre autres pour infractions le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Le procureur fédéral, l’autorité judiciaire suprême en Allemagne, est compétent en matière de poursuites pénales. Au niveau international, la CPI à la Haye, est depuis 2003 compétente pour poursuivre les crimes particulièrement graves. On souligne au passage que ni Israël, ni la Syrie ne sont membres de la CPI, contrairement à l’Autorité palestinienne. Selon le système de la CPI, un État peut, s’il le souhaite, tenter de prouver qu’il a lui-même ouvert une enquête sur les crimes concernés et ainsi demander que l’enquête de la Cour lui soit déférée. Qui sera le second État non arabe à franchir le pas ? La France berceau des droits de l’hommes ? La grande démocratie américaine ? La petite Hollande ? Au sein de l’U.E. si prompte à condamner Israël et à donner des leçons ? Le Conseil de sécurité est bloqué par au moins deux de ses membres (Russie et Chine) qui sont des protecteurs de la Syrie et s’opposeront à toute condamnation.
A partir de là on doit se poser la question, en Syrie ne s’agit-il pas de crime contre l’humanité ? Une réponse nous est donnée par certains États de plus en plus nombreux : rien de ce qui se passe en Syrie ne justifierait une inculpation de l’État ou de son président grand ordonnateur et on comprend donc que rien ne s’oppose à réintégrer cette dictature sanglante dans le concert des nations. Les signaux dans ce sens se multiplient. Le plus grand nombre considère que Bachar a gagné la guerre et qu’il faudra négocier avec lui. La Russie soutient cet objectif auprès des chancelleries.
Les faits saillants qui conduisent à cette probable réintégration-absolution : l’économie est en lambeaux, le trafic de stupéfiants est devenu une des principales ressources du régime qui le contrôle. Plus de 12 millions de syriens souffrent d’insécurité alimentaire. La sécurité intérieure est précaire. Il y a en permanence des heurts armés entre les différentes milices, les troupes du régime, les cellules de Daesh dans l’Est. On parle d’un cessez le feu dans le nord-est, mais sur le terrain les attaques se poursuivent, le régime bombarde, la Russie aide et Erdogan intervient contre les Kurdes ennemis jurés de la Turquie et de la Syrie, que les Américains ont lâchés. D’un isolement punitif, Damas passera progressivement d’un retour diplomatique par étape, à une réintégration effective.
Depuis juillet, la normalisation avec la Jordanie s’est accélérée, ce qui se traduit par une réouverture du poste frontière, la reprise d’échanges commerciaux et des garanties syriennes de ne pas laisser les milices iraniennes s’approcher de cette frontière d’une part et de l’autre, la possibilité du retour du million de réfugiés syriens.
Les Émirats et le Bahreïn ont rouvert leur ambassade pendant que plusieurs autres États arables militent pour que la Syrie revienne au sein de la Ligue Arabe dont l’Irak, sans doute l’Arabie Saoudite qui reste très prudente. La réunion est prévue en mars en Algérie, soutient de Damas. Au détour, on sait déjà que la Syrie a été retenue pour accueillir une conférence arabe sur l’énergie en 2024. C’est loin, mais c’est une indication. Les États-Unis maintiennent les sanctions, tout en les allégeant, pour permettre le possible passage d’un futur gazoduc égyptien destiné à acheminer du gaz au Liban. Ce faisant on rend service à tout le monde et le président Biden pourra expliquer qu’il s’agit de soutenir les Libanais tout en s’opposant à la normalisation alors que ses alliés régionaux militent pour cette normalisation qui lavera le régime de toutes ses atrocités. Les Américains sont ambivalents en s’abstenant d’appliquer rigoureusement la Loi César sur les sanctions, pour ne pas gêner ses alliés. Dans le même temps ils dressent des listes de responsables syriens en vue de sanctions. Ce qui est loin d’une judiciarisation, telle que les Pays Bas l’ont en vue après l’Allemagne.
À qui profite le crime ? Les bénéficiaires sont nombreux. Les arguments avancés sont disparates : faire de la Syrie un contre poids arabe face à l’Iran et prémisse d’un axe sunnite avec Israël peut-être ? Soulager les civils, permettre le retour des exilés, prévenir un nouvel afflux de réfugiés vers les États voisins. La Jordanie n’en peut plus. Coté U.E. la position est contrastée. Il n’y a pas de position commune. En revanche, plusieurs pays se rapprochent de Damas. La Grèce ne s’en cache pas, suivie par la Hongrie, la République de Chypre et la Serbie.
Par ailleurs très discrètement, on laisse entendre, qu’un engagement du régime à accepter des réformes «nécessaires» ouvrirait les vannes du financement de l’U.E et marquerait son retour dans la région, sans préciser le contenu de ces «réformes nécessaires» et celui d’une «transition politique» selon la résolution 2254 du Conseil de sécurité. L’ONU a déjà accompli un bout de chemin.
Son envoyé spécial Geir Pedersen s’est rendu sur place en décembre et disposant sans doute de capacités extra lucides, il a «ressenti une prise de conscience plus large qu’auparavant, que des mesures politiques et économiques sont nécessaires et que celles-ci ne peuvent vraiment se produire qu’ensemble, étape par étape». Ce qui, traduit en clair, signifierait faire des concessions et encore, selon la méthode bien comprise du clan Assad depuis des décennies. En somme Bachar pourra à juste titre comprendre qu’il a tout à attendre de la «communauté internationale» sans rien lâcher sérieusement. Les trois piliers du régime sont bien connus : prédation quand on sait que le régime s’approprie l’aide humanitaire, corruption et trafic de drogue. Ce pas à pas est envisagé par un nombre croissant de gouvernements qui pensent qu’Assad a gagné la guerre. Il renforce la dictature qui pourra obtenir concession après concession, comme l’avait déjà intégré feu Hafez El Assad qui avait adopté le fameux slogan de Staline : Ce qui est moi est à moi et ce qui est à toi est négociable.
L’Égypte a été la première à se réengager avec la Syrie qu’elle considère comme pierre angulaire de sa politique régionale arabe et pense que la normalisation du régime serait par ricochet un soutien à son propre régime autocratique. Il s’agit de repositionner la Syrie à la place qu’elle occupait dans les années 90 comme partenaire junior et susceptible de conclure une paix avec Israël sous son égide en vue des bénéfices qu’elle en tirerait. Les Émirats, nouveau partenaire d’Israël, en coordination avec la Russie et Jérusalem cherchent à affaiblir l’Iran ou à la mettre hors-jeu agissent en coulisse. Israël ne pourrait pas poursuivre ses bombardements sans un plein accord avec la Russie.
Malgré le sang versé, seul l’intérêt des états compte. La France et tant d’autres coopèrent déjà avec des régimes qualifiés de démocratures, variante de dictature éclairée sans doute. L’appellation change en fonction des achats d’armes et d’avions. Ceux qui ont déclaré haut et fort ne jamais coopérer avec une dictature sanglante seront parmi ceux qui donneront l’absolution demain.