«Pour les Allemands, 300 Juifs représentent 300 ennemis de l’humanité. Pour les Lituaniens, 300 paires de chaussures et de pantalons». Chronique de la Shoah à l’Est de l’Europe, rédigée en temps réel par un témoin oculaire, et pour la première fois accessible au public français, Le Journal de Ponary (notre photo : un monument en mémoire des Juifs tués en ce site), constitue un document unique et « sans aucun équivalent dans les annales des témoignages sur les grands massacres par fusillades », selon l’ex-président de Yad Vashem, Y. Arad.
Dès l’arrivée des Nazis, en 1941, en Lituanie, Kazimierz Sakowicz, un journaliste polonais catholique qui venait d’emménager, en pleine nature, dans le cadre idyllique de Ponary, près de Vilnius (Wilno), se retrouve aux premières loges d’une gigantesque tuerie. De sa véranda ou caché derrière la lucarne de son grenier, il consigne scrupuleusement – jour après jour et au péril de sa vie –, les atrocités qu’il observe sous ses yeux : l’acheminement des victimes, leur déshabillage, les tortures, les charniers mal recouverts, la sophistication progressive du mode opératoire des tueurs, tous de jeunes volontaires lituaniens « âgés de 17 à 23 ans » …
L’autre intérêt majeur de ce journal est de montrer pour la toute première fois le sordide quotidien d’un site de mise à mort, entre rapines et beuveries, et le rôle crucial des collaborateurs locaux. Celui des « tireurs », mais aussi des riverains, que l’on ne saurait sans malhonnêteté qualifier de « témoins ». Et qui, dès les premières semaines, se livrent à un « ignoble trafic d’affaires juives ». Une noire industrie dont on découvre ici – dans la foulée des travaux de l’historien J. Tomas Gross, l’auteur des Voisins (Fayard, 2002) –, l’invraisemblable ampleur.
Entre 1941 et 1944, ce sont 70 000 Juifs, hommes, femmes et enfants, qui, à Ponary, furent massacrés aux bords de sept immenses fosses, ainsi que 20 000 Polonais et 10 000 prisonniers soviétiques.
Sakowicz dissimulait les feuillets de son journal dans des bouteilles de limonade qu’il enterrait au fur et à mesure dans son jardin. Il a été tué dans des circonstances troublantes juste avant la Libération. Exhumé après-guerre puis sciemment dispersé par le régime communiste dans différentes archives, la reconstitution de ce journal, miraculeusement sauvé, fut une odyssée en soi.
Texte présenté, annoté et traduit du polonais par Alexandra Laignel-Lavastine
Histoire et Devoir de Mémoire