Le 7 janvier 1919, les patrons des ateliers métallurgiques Vasena (2500 ouvriers), situés dans le quartier de San Cristóbal à Buenos Aires, font appel à la police afin d’interrompre la grève entamée à la fin de l’année précédente pour réclamer des salaires plus élevés et une journée de 8 heures de travail. La répression policière laisse 4 travailleurs morts et une trentaine de blessés. L’indignation et la douleur nourrissent la mobilisation. Commence alors la « Semaine tragique » – ainsi nommée par la presse de l’époque, rappelant celle de 1909 en Catalogne. Elle s’aggrave lorsqu’une manifestation massive accompagne le 9 janvier les victimes au cimetière de Chacarita et que, sans avertissement, l’armée mitraille sans pitié les travailleurs.
Une grève générale est déclarée qui s’étend aux localités de l’intérieur du pays, Rosario, Mar del Plata, entre autres, avec même des répercussions à Montevideo (Uruguay). Le général Luis Dellepiane, qui commande environ 1800 hommes, sera responsable de la répression. En outre, il livre des armes et encourage la formation de groupes d’ »amis de l’ordre » alors que les détracteurs de la grève et les défenseurs de la position officielle n’ont jamais pu prouver le « complot de la terreur rouge ». Les chiffres sont éloquents : entre 700 et 1300 morts (ce dernier chiffre a été rapporté par l’ambassade des États-Unis), de 4 000 à 5 000 civils blessés; de l’autre côté, trois morts dans les rangs des forces répressives, un caporal, un soldat et un pompier. Aucun officier blessé.
« Un petit effort et nous aurons fini de donner une leçon sévère et inoubliable aux éléments de dissolution de la nationalité argentine », exhorte le chef de la police, selon le journal La Prensa du 12 janvier. L’armée patrouille dans la ville, secondée par des groupes civils. Ce « nettoyage » des quartiers provoque la destruction de locaux syndicaux, de centres d’activités sociales et culturelles d’immigrés, des arrestations massives, des violences contre des femmes et des jeunes filles et des centaines de détenus. Parallèlement, dans les quartiers juifs, on assiste au même pogrom que ceux auxquels les Juifs avaient échappé dans leur terre d’origine pour venir en Argentine considérée comme la terre promise. Dans les années 20 les Juifs constituaient la troisième communauté étrangère après les Italiens, les Espagnols et parmi eux les Catalans (qui, à l’époque, étaient synonymes d’anarchistes).
«Deux cavaliers de la police sont apparus; attaché à un cheval par une longue corde, un Juif était traîné sur la rue laissant derrière lui une large trace rouge de sang sur les pavés. Vous pouviez entendre ses derniers gémissements… ». C’est ainsi que Pinie Wald, militant socialiste bundiste et rédacteur en chef du journal Di Presse, décrit dans son livre «Koshmar »* (Cauchemar, publié en yiddish en 1929), l’une des nombreuses scènes pleines de cruauté des événements qui ont secoué Buenos Aires lors de la Semaine tragique sous le gouvernement radical d’Hipólito Yrigoyen**. Pinie Wald fut arrêté le 10 janvier 1919, torturé et accusé d’être le président maximaliste du « Soviet du Rio de la Plata ». Grace à son avocat, Federico Pinedo et a la mobilisation du Parti socialiste, Wald fut libéré quelques jours plus tard.
Le président Hipólito Yrigoyen suite à une négociation avec la FORA IX*** a ordonné aux patrons d’accepter les revendications : la journée de 8 heures au lieu des 11 heures de travail quotidien; la libération de tous les ouvriers détenus, une augmentation de 40 %des salaires, la réincorporation des dirigeants licenciés, le paiement des heures supplémentaires. Aucune sanction ne fut prise à l’encontre des forces de répression.
Le 7 janvier 2019, la Commission du Centenaire de la Semaine tragique a rendu hommage aux ouvriers des ateliers métallurgiques Vasena, réprimés et assassinés par la police et l’armée lors de la semaine du 7 au 14 Janvier 1919. La commémoration a eu lieu à Buenos Aires, sur la place Martin Fierro ou se trouvait l’usine de Pedro Vasena. En présence des Mères de la Place de Mai, des syndicalistes et des intellectuels, les différents orateurs ont évoqués les faits ainsi que le contexte historique et politique de la tragédie. Flora, la fille de Pinie Wald a évoqué avec émotion l’histoire de son père. Eduardo Jozami, militant des droits de l’homme, écrivain et journaliste, a décrit dans son intervention les différentes tendances politiques qui coexistaient à l’époque dans le mouvement syndical argentin, telles que l’anarchisme révolutionnaire, le socialisme : « Cet acte doit être, au-delà de notre sympathie et de la lecture des différentes politiques adoptées à cette époque, une évocation de toutes les victimes de la répression de la Semaine tragique et de tous les combattants du mouvement ouvrier argentin. »
*Le livre de Pinie Wald, « Pesadilla » a été traduit en espagnol en 1987 par Simja Sneh pour les Chroniques judéo-argentines: les pionniers du yiddish, 1890-1944, une anthologie publiée par la maison d’édition Milá de l’AMIA. L’écrivain Pedro Orgambide, qui a réédité Pesadilla en 1998 dans la maison d’édition Ameghino, l’a comparée à l’Opération Massacre de Rodolfo Walsh et au livre De sang froid de Truman Capote. A quand une édition de « Cauchemar » en langue française ?
** Premier président argentin à être élu par suffrage secret et universel (masculin), Yrigoyen (1916-1922) mit en œuvre une politique innovante de médiation et d’arbitrage dans les conflits sociaux, en favorisant la négociation collective, au rebours de la politique exclusivement répressive qui avait caractérisé les gouvernements conservateurs précédents mais pendant la Semaine tragique il a appelé l’armée pour mater la grève. Il fut réélu président en 1928 jusqu’au 6/09/1930, évincé par un coup d’état dirigé par le général Uriburu.
***FORA del V Congreso, anarchiste (FORA V, Federación Obrera Regional Argentina, Fédération ouvrière régionale argentine), tandis que le courant syndicaliste révolutionnaire et les socialistes s’étaient regroupés sous la structure de la FORA del IX Congreso (FORA IX) plus modérée.
Source blogs.mediapart.fr