Alors que politiques et intellectuels dressent des parallèles entre 1933 et 2019, retour sur les circonstances exactes qui ont permis au Führer d’accéder à la chancellerie allemande.
Deux visions s’affrontent :
– C’est le peuple, et donc le populisme, qui a porté Hitler au pouvoir par les urnes. Florence Parly, ministre des Armées, a par exemple soutenu sur Europe 1 que « c’est la rue qui a permis à Hitler d’arriver au pouvoir« .
– À l’inverse, à gauche, des voix s’élèvent régulièrement pour rappeler le rôle des classes dirigeantes dans l’ascension du leader national-socialiste. Ce serait donc le Capital le responsable. « Hitler n’a pu arriver au pouvoir que parce que la grande bourgeoisie, notamment financière, était de son côté », a ainsi lancé l’écrivain François Bégaudeau le 19 janvier sur le plateau d' »On n’est pas couché ».
Quand Hindenburg promettait de ne jamais nommer Hitler chancelier
Qui a raison ? Pour répondre à cette question, il faut revenir en 1932. Et même un peu plus loin. Depuis 1930, la droite conservatrice qu’incarne le président Paul von Hindenburg gouverne par décret-loi (comme le lui permet la Constitution), car elle n’obtient pas de majorité au Parlement. En juillet et octobre 1932, c’est le parti national-socialiste d’Adolf Hitler, le NSDAP, qui arrive premier aux élections législatives, sans majorité toutefois. Hindenburg, désormais habitué à faire fi de la démocratie parlementaire, ne nomme pas le Führer chef de gouvernement. Le maréchal s’est promis de ne jamais mettre au pouvoir celui qui a raté une tentative de putsch en 1923.
Le succès du NSDAP s’explique par « l’éclatement des gauches, mais aussi le délitement du régime républicain », explique Frédéric Sallée, docteur en histoire contemporaine. « Le climat de violences entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche renforce l’image d’une République de Weimar incapable d’asseoir son autorité. Sa faiblesse constitutionnelle est de plus en plus visible aux yeux de l’opinion.
Hitler a-t-il été mis au pouvoir par la rue ?
Si « le soutien populaire n’est pas total et unanime », il est donc bien réel, rappelle l’historien. « Les travaux de sociologie politique menés en Allemagne dans les années 1970 ont permis de décomposer une carte précise de l’adhésion au nazisme. La majorité est ouvrière (30%), puis vient ce qu’il conviendrait aujourd’hui d’appeler les classes moyennes (employés, travailleurs indépendants, fonctionnaires et agriculteurs).
Néanmoins, « les nazis n’ont pas la majorité absolue et ne l’auront jamais, même après la nomination d’Hitler à la chancellerie [ils feront 44% en 1933] et tant que des élections pourront se tenir dans des conditions acceptables », poursuit Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme. Adolf Hitler n’a donc jamais été démocratiquement élu au suffrage universel direct.
Les classes dirigeantes et bourgeoises ont-elles soutenu Hitler ?
En réalité, il a été nommé par Hindenburg, celui-là même qui s’était promis de ne jamais le faire. Le président va se laisser convaincre. D’abord parce qu’il prend conscience qu’enjamber la République parlementaire ne peut plus durer. Sa base partisane se réduit à peau de chagrin. Ensuite parce qu’il y est poussé par Franz von Papen, ex-chancelier de la droite catholique nationaliste, qui juge opportun de s’allier avec le NSDAP. « Von Papen va souligner que les nazis ont un potentiel électoral, un gros appareil militant et deux forces miliciennes, ainsi que des cadres bien formés », raconte Johann Chapoutot. « Pour lui, ils sont à même d’apporter à la droite classique le soutien populaire qui lui manque. »
Johann Chapoutot souligne aussi le rôle joué par « des industriels, des banquiers, des propriétaires terriens » qui gravitent dans l’entourage d’Hindenburg et plaident en faveur d’Hitler. Un « choix totalement pragmatique » motivé aussi par la peur d’une « révolution communiste ». « C’est l’obsession de ces gens-là à l’époque », rappelle l’historien. « Il y a une angoisse civilisationnelle vis-à-vis du communisme, une peur culturelle que partagent pleinement les nazis et les autres droites européennes. »
La révolution russe de 1917 ainsi que l’attitude des communistes en Allemagne expliquent cet effet repoussoir, souligné par Fabrice d’Almeida dans « Au cœur de l’histoire » : « Les communistes en Allemagne ont une doctrine insurrectionnelle. Ils ont fait une tentative de créer une République des Conseils en Bavière avec une dimension de solidarité sociale utopiste, et ne sont rentrés dans les rangs de la République qu’à reculons. Les communistes sont le repoussoir sur lequel fleurissent les nazis. Leur présence est si forte qu’elle inquiète les classes dirigeantes. Si bien qu’un certain nombre d’hommes d’affaires et de dirigeants du pays pensent qu’il faut trouver une solution solide, de manière à ce que le régime ne soit pas emporté par une révolution bolchevique. »
Le capitalisme était-il une cible du nazisme ?
Pour Johann Chapoutot, les classes dirigeantes ont aussi des arguments économiques pour se résoudre à Hitler. « Il fait partie de ceux qui prônaient une politique de relance, en l’occurrence par l’industrie lourde, notamment l’armement. De grands noms de l’industrie ont profité de l’arrivée des nazis au pouvoir. » Dès le 19 novembre 1932, plusieurs d’entre eux avaient appelé Hindenburg à nommer Hitler.
Fédéric Sallée, lui, tient à nuancer le rôle de la bourgeoisie. « Cette analyse de la gauche et de l’extrême-gauche est faussée », estime-t-il. « Le parti nazi se déploie sur l’anticommunisme comme sur l’anticapitalisme. » Ces deux idées se recoupent grâce à l’antisémitisme, détaille l’historien. La figure du Juif honnie par les nazis incarne les deux maux que sont le communisme et le capitalisme. « Le Juif représente la finance internationale et le capitalisme boursier dans les schémas mentaux nazis. Il faut le combattre, donc mettre à mal le capitalisme. »
Dans tous les cas, la nomination d’Hitler repose, au départ, sur la certitude qu’il va pouvoir être dompté. Le gouvernement dont le Führer prend la tête, le 30 janvier 1933, ne compte que trois membres du NSDAP sur les douze principaux portefeuilles ministériels. Von Papen, vice-chancelier espère bien pouvoir réduire l’espace politique de l’encombrant chancelier. Une stratégie qui va vite se révéler vaine.
Une comparaison bancale avec la situation actuelle
Revenir aux faits historiques permet de détricoter les arguments politiques. Frédéric Sallée et Johann Chapoutot s’accordent sur un point : la comparaison entre 1933 et 2019 n’est pas pertinente. « Le contexte, qu’il soit social, économique et politique, est sans commune mesure avec le cadre général des années 1930 », fait valoir le premier. Johann Chapoutot rappelle que « dans les années 1930, on avait un rapport totalement différent à la violence, à la présence d’armes, au fait qu’il peut y avoir 100 morts pendant une campagne électorale. Aujourd’hui, on a changé de monde. On n’est plus dans le sillage immédiat d’un conflit et d’un déchaînement de violence. » Et Frédéric Sallée de discréditer les parallèles trop vites tracés, qui sont là « pour faire de chacun de nous des lanceurs d’alertes potentiels », mais au mépris de la rigueur historique.
Source www.europe1.fr