La méga-haine

La méga-haine

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Chaque fois qu’un éclat antisémite vient m’atteindre, fait mouche et me touche, j’ouvre mon manuel d’hébreu, ma Tora, mes dictionnaires et je m’immerge dans mon judaïsme et le parler hébraïque de tous les temps. Telle est ma médecine, tel mon révulsif. Les gifles redoublées et les flots de haine sont impuissants à me faire tourner la tête, à détourner mon cœur, à museler ma langue. Mon application à l’étude, ma conjuration par le livre, ma rébellion dans mon réduit laborieux, efface, écrase, écrabouille la mouche mortifère et son « poison subtil, contagieux, polyfiltrant », ainsi que l’a qualifié l’illustre historien Marc Bloch − réfugié à Montpellier pour cause de peste brune, puis fusillé par la Gestapo. Carol Iancu, historien et universitaire en renom, professeur émérite de cette même université de Montpellier – qui s’honore du nom de Paul Valéry, celui qui déclara en 1919 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » et enfonça le clou en assénant : «  L’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde » (La Crise de l’esprit) −, a réédité, dans l’urgence, son ouvrage majeur (première édition, 2003), dont on ne saurait trop, en ces temps de néo-peste, recommander la lecture :

Les mythes fondateurs de l’antisémitisme (éditions Privat, Toulouse, nov. 2017, 295 p., 18,50 €).

J’entends ici compléter l’article La plus longue haine, publié sur JForum le 25 octobre dernier, en faisant état des ajouts et compléments de la nouvelle édition, quatorze ans après, de ce livre capital.

La montée exponentielle de l’antisémitisme dans le monde, et plus particulièrement en France, a accru l’inquiétude, et pas seulement parmi les Juifs, puisque le terrorisme islamique frappe désormais tous azimuts : on tue, on défénestre, on poignarde, on égorge, on décapite en une incontrôlable déraison, et dans ce que l’auteur appelle une « méga-haine ». Dont il analyse les diverses motivations et manifestations  comme on énumère les tentacules d’une pieuvre. Pour mieux les couper.

La haine des Juifs, malheur de misère ! est aujourd’hui orchestrée en haut lieu, comme le montre bien l’article « Les résolutions onusiennes incitent à la détestation d’Israël » (JForum, 8 novembre 2020), c’est pourquoi Iancu parle d’ « internationalisation de l’aversion à l’égard des Juifs ». À partir des stéréotypes et des légendes accusatrices, il écrit : « Parmi les mythes fondateurs de l’antisémitisme la ‘’conspiration juive’’ à l’échelle planétaire, le ‘’mensonge de la Shoah’’ et le ‘’Juif immoral’’, supposé ‘’raciste’’ sont d’une étonnante actualité ». Le premier mythe, colporté dès le Moyen Âge, réapparaît dans la Lettre des Juifs de Constantinople, un faux fabriqué au XVIe siècle par l’archevêque de Tolède pour justifier la promulgation des statuts de « pureté de sang » qui amèneront tant de marranes devant le tribunal de l’Inquisition avec toutes ses conséquence tragiques, texte relayé par le pamphlet de Quevedo La isla de los Monopantos (1650), précédents du célèbre faux antisémite Les Protocoles des Sages de Sion publié à Saint-Pétersbourg en 1905, et maintes fois republié et diffusé ces dernières années, à l’égal du Mein Kampf. « Hitler, écrit Carol Iancu, n’a cessé de légitimer sa politique d’agression par un prétendu ‘’encerclement juif’’ réunissant l’Union soviétique et les États-Unis ». L’idée du « complot juif » a la vie dure et revient périodiquement dans les médias ou au hasard des rues, même sous la forme apparemment anodine de la phrase « les Juifs se soutiennent toujours ». Carol Iancu ne manque pas de souligner l’instrumentalisation par Staline du thème de la « conspiration juive » pour justifier la chasse aux sorcières, dont le « complot des blouses blanches » en 1953 où onze Juifs, prétendument accusés de l’assassinat de dirigeants soviétiques, furent exécutés, parmi lesquels Rudolf Slánsky, secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque. Exemple typique de la « réapparition fantasmatique du complot judéo-maçonnique raviv[ant] la lèpre raciste et antisémite », selon l’historien Jean-Jacques Marie, cité par l’auteur.

Une anecdote personnelle : mon épouse Déborah emmenait, voici deux décennies, ses élèves en voyage d’étude et d’agrément à Budapest, et comme elle s’arrêtait devant la grande synagogue, entourée de barrières et de policiers protecteurs, et s’en étonnait devant sa collègue hongroise, celle-ci lui répliqua : « Oh, vous savez, les Juifs ici tiennent le haut du pavé et sont maîtres des médias ! »

Et cela me rappelle, alors qu’on célèbre le cinquantième anniversaire de la mort du général de Gaulle, la célèbre et mortifiante phrase prononcée par ce dernier à la suite de la victoire d’Israël lors de la Guerre des 6 jours, qualifiant les Juifs de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » − une phrase qu’il aurait pu s’appliquer à lui-même, homme d’élite, sûr de lui en toute occasion  et, champion du pouvoir personnel, dominateur. Tim (Louis Mitelberg), avec tout ce génie judéo-polonais qu’on lui connaît, en a laissé une admirable caricature publiée en son temps par Le Monde.

Le négationnisme fait aujourd’hui d’immenses ravages. Évoquer la Shoah dans certains lycées relève de la prise de risque. Le « mensonge de la Shoah » est, de Nasser à Ahmadinejad, un thème de prédilection des milieux négationnistes arabo-musulmans. Qui colportent, dans leur antisionisme exacerbé, le mythe du « Juif immoral ». « Aujourd’hui, écrit Iancu, la démonisation des Juifs est monnaie courante dans les écrits et discours de nombreux dignitaires musulmans ainsi que dans les prêches des imams islamistes », et il renvoie à une brochure édifiante de Jean-Pierre Allali, Les Habits neufs de l’antisémitisme : anatomie d’une angoisse (Desclée de Brouwer, 2002), citant cette odieuse insulte : « Ils sont honnis de D’ Qui a fait d’eux des singes, des porcs, des rats de l’humanité. Tels sont les Juifs ». Jonction étant faite avec les antisémites européens de la gauche radicale, comment s’étonner d’entendre dans certaines manifestations « non seulement le cri ‘’Israël assassin’’, mais aussi ‘’À mort les Juifs !’’ », souligne amèrement Iancu en constatant ce lien désormais commun, admis comme naturel, entre sionisme et judaïsme. Et de dénoncer en France les « positions des groupes gauchistes extrémistes, altermondialistes et écologistes ayant glissé de l’antisionisme à l’antisémitisme ». Il notera heureusement la phrase du président Macron stigmatisant dans l’antisionisme la « forme réinventée de l’antisémitisme » et Carol Iancu nous renvoie à ce dernier, rendant « hommage aux 13152 Juifs arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 et parqués au Vel d’Hiv – 75 ans d’une mémoire qui ne s’effacera jamais » et déclarant : « La barbarie n’avance jamais à visage découvert. Elle se forge d’abord dans les esprits et les mots qui progressivement font sauter les digues de nos consciences » (Le Monde, 17 juillet 2017). C’est pourquoi le professeur Carol Iancu, que j’ai connu à Rennes, il y a trois décennies, lors d’un colloque organisé (et animé par Marc Belloc, un juste) par les professeurs d’histoire – ces enseignants toujours au premier rang et sous le feu, comme l’a montré la tragédie du professeur Samuel Paty − sur l’image du Juif et l’expurgation de l’antisémitisme des manuels d’histoire, conclut sur la nécessité et l’importance de « la déconstruction des stéréotypes antijuifs, fondements des mythes fondateurs de l’antisémitisme ».

Plus que jamais prémonitoire nous apparaît, enfin, la fameuse phrase de Manuel Valls prononcée lors d’un hommage aux victimes de la rafle du Vel d’Hiv : « S’en prendre à un Juif c’est s’attaquer à la France ». À preuve ce tweet de l’ancien premier ministre de Malaisie (dont je tairai le nom pour ne pas m’écorcher la bouche) − celui-là même qui déclarait en 2003 « Les Juifs gouvernent le monde » −: « Les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé », cité par Pascal Bruckner, dans son lucide et tout récent article du Monde (9 novembre 2020) : « D’ lui-même est sans doute lassé des adorateurs qui bafouent son message ». Alors oui, Carol Iancu a raison de parler de méga-haine et de nous ouvrir les yeux sur ces dangers qui cernent notre pays de toutes parts, et contre lesquels il mobilise, une fois de plus, « le monde enseignant et associatif ». Et il conclut ainsi son magistral exposé : « Il s’agit d’un combat permanent, dicté aussi par le caractère irrationnel de l’antisémitisme, de ce qui est, non seulement ‘’la plus longue haine de l’histoire’’, mais de ce qui peut être considéré aussi comme une « méga-haine ». Homme de conviction et de foi, Juif accompli, conscience morale et véritable mensch, Carol Iancu nous apporte une fois de plus ses lumières et, d’une certaine façon, son réconfort.

Albert Bensoussan

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