La cour d’appel régionale de Saxe-Anhalt, à Naumburg, a estimé que la sculpture n’était pas offensante si elle était replacée dans son contexte historique.
«Dans le contexte dans lequel elle [la sculpture] a été placée par l’église, elle a perdu son caractère insultant», a déclaré mardi 4 février le porte-parole du tribunal de Naumburg Henning Haberland, faisant référence au bas-relief adossé à l’église Ste-Marie de Wittenberg, en Allemagne, représentant un porc entouré de Juifs.
Le débat fait rage autour de la sculpture antisémite du XIIIe siècle en Saxe-Anhalt. Pour certains habitants, c’est un symbole clef de la ville de Martin Luther, point de départ de la réforme protestante au XVIe siècle ; pour d’autres, c’est «une honte». Afin d’atténuer les passions, la ville avait installé en 1988 une plaque de bronze sous le bas-relief, au sol, en mémoire aux 6 millions de Juifs morts durant la Seconde Guerre mondiale.
Lorsque le théologien britannique Richard Harvey se rend à Wittenberg pour célébrer le 500e anniversaire de la Réforme protestante de Martin Luther, il découvre cette sculpture et demande d’abord à l’église de retirer «bénévolement» le bas-relief. «Je me suis senti choqué, offensé. J’ai pleuré», raconte-t-il au Figaro. Il essuie un refus et lance, en 2016, une pétition en ligne qui recueille plus de 7500 signatures. La polémique éclate.
En 2017, alors que Michael Düllmann, membre de la communauté juive allemande, demande officiellement le retrait de la sculpture, le Conseil municipal de Wittenberg se positionne en faveur du maintien de la «Judensau», arguant la défense de l’histoire allemande. Après la décision du 24 mai 2019 du tribunal de Dessau-Roßlau de ne pas retirer le bas-relief de l’église protestante, Michel Dïllmann a fait appel. Mardi 4 février, la cour d’appel régionale de Saxe-Anhalt, à Naumburg, a tranché : la sculpture ne sera pas enlevée, et la cour a proposé à Düllmann de porter l’affaire devant la plus haute juridiction allemande à Karlsruhe.
«Truie des Juifs»
Cette représentation médiévale, appelée « Judensau » (littéralement en allemand : « Truie des Juifs »), exhibe des personnages juifs tétant une truie aux côtés d’un rabbin en train de soulever la queue de l’animal, examinant son derrière. En 1570, après la Réforme protestante, l’inscription «Shem ha-meforash» (dans la tradition juive, le Schem-hamephorash correspond au nom secret et imprononçable de D’) est ajoutée. Cette phrase fait référence au traité anti-juif de Luther «Martin Luther et la Kabbale, Du Shem ha-meforash et de la généalogie du Christ», où il affirme que le rabbin tentait de lire le Talmud dans l’arrière de la truie : «Ici à Wittenberg, écrit en 1543 le réformateur de l’église protestante, on peut voir, sur notre église, une truie sculptée dans la pierre. Dessous, se trouvent des porcelets et des Juifs qui la tètent. Derrière, se tient un rabbin qui soulève la patte droite de la truie, tire sa queue avec sa main gauche, se penche et contemple avec zèle le Talmud sous la croupe de l’animal, comme s’il y lisait quelque chose d’extraordinaire. Ce qui signale certainement l’endroit où se trouve leur Shem Hamphoras [le nom de D’].»
La Judensau est le terme utilisé pour désigner des motifs animaliers métaphoriques apparus au Moyen Âge dans l’art chrétien anti-juifs et dans les caricatures antisémites presque exclusivement dans les pays de langue germanique. L’utilisation du thème du cochon vise à humilier, le porc étant considéré comme un animal impur et interdit à la consommation, selon les lois de la cacherout. Depuis le XIXe siècle, ce terme est aussi utilisé comme injure verbale contre les Juifs. Les nazis réutiliseront ce terme en le modifiant en Saujude (qui correspond littéralement à «cochon de Juif»), qui a valeur de «sale Juif» en les comparant à des porcs.
Acceptant la proposition du pasteur de l’église Johannes Block, la justice allemande a décrété vouloir installer un panneau d’information sous le bas-relief pour en expliquer le sens et de le situer dans le contexte historique, faisant référence à l’antisémitisme de Luther.
Patrimoine de l’histoire allemande
«Permettre à une église de conserver une sculpture antisémite envoie un message précis disant qu’être antisémite est possible», explique au Figaro le lanceur de la pétition. «Tenir des propos antisémites sur un mur Facebook est puni par la loi, alors pourquoi cela devrait en être autrement lorsqu’il s’agit d’un mur d’église ? », ajoute-t-il. La plaque de bronze apposée au pied de l’église ne nuance pour lui en rien le propos du bas-relief, et même, au contraire, l’amplifie : «L’interprétation que font certains Juifs de cette plaque est que celle-ci expose l’idée, dans son rapport avec l’inscription de la sculpture [Shem ha-meforash, le nom imprononçable de D’ dans la tradition juive], que l’Holocauste et les 6 millions de Juifs morts sont morts avec D’. Autrement dit, cela signifie “Votre D’ est mort”. La plaque n’est pas assez claire sur l’antisémitisme. Le seul vrai message pour dénoncer l’antisémitisme serait de retirer la sculpture ».
Alors que la justice allemande s’est appuyée sur l’importance de la conservation du patrimoine de l’histoire allemande pour justifier leur refus, Thomas Piehler a ironiquement fait remarquer qu’«il n’y avait plus de croix gammées sur les bâtiments nazis.» De leur côté, les responsables de l’Église luthérienne refusent de retirer le bas-relief. «Nous devons vivre avec notre histoire, explique à Ouest-France Stefan Rhein, le président de la fondation en charge de l’édifice. Éloigner la truie des Juifs reviendrait à rendre invisible notre culpabilité». Une décision approuvée par le responsable local du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) Dirk Hoffmann, qui a affirmé dans Le Monde que cette sculpture «décrit une part de l’histoire allemande».
Culte de la mémoire ou culture de la repentance?
Des propos réfutés par le lanceur de la pétition pour le retrait du «Judensau» : «La culture germanique s’ancre aujourd’hui dans la culture de la mémoire, et non dans la culture de la repentance. Les allemands ont du mal à distinguer mémoire de l’Holocauste et antisémitisme. Mes amis allemands ne comprennent pas cette différence.». Selon lui, la préservation de cette sculpture s’inscrit dans le culte de la mémoire et non dans l’idée d’une repentance : «C’est comme si une personne me volait mon vélo, que je demande à cette personne de me le rendre et que cette personne s’excuse de me l’avoir voler mais décide de le garder pour se rappeler qu’elle ne doit pas voler». Pour Richard Harvey, la clef est la repentance, «et non ce sentiment de culpabilité que partagent les chrétiens».
Michael Düllmann a soumis l’idée de déplacer la sculpture dans le musée de la maison de Luther. Le pasteur protestant de Leipzig, Thomas Piehler, connu pour avoir déjà dénoncé les collusions entre l’Eglise protestante et le régime nazi ainsi que pour son engagement en faveur du dialogue judéo-chrétien, a déclaré dans Le Monde souhaiter un musée-mémorial de l’Holocauste pour le «Judensau». À Berlin, le commissaire fédéral à la vie juive en Allemagne a déclaré aux journalistes qu’il était favorable à l’installation du relief dans un musée. Irmgard Schwaetzer, la présidente du synode de l’Église évangélique d’Allemagne, a de son côté suggéré d’intégrer la «Judensau» de Wittenberg à un nouveau monument commémoratif, en face de l’église de Wittenberg. Richard Harvey explique au Figaro l’importance du déplacement de cette sculpture dans un autre contexte, car «avoir une telle sculpture sur une église donne l’impression aux Juifs qu’ils ne sont pas les bienvenus».
30 sculptures antisémites en Europe
Cette sculpture antisémite n’est pas la seule à subsister. Trente autres ornent encore les églises d’Allemagne et d’Europe. Si au total 10 se trouvent en Allemagne, trois sont recensées en France, dans des régions ayant été sous influence germanique durant le Moyen Âge. L’une se trouve perchée dans la chapelle Notre-Dame du Carmel, au sein de la cathédrale de Metz et deux autres se trouvent à Colmar (une sur la façade de la cathédrale, l’autre sous forme de gargouille à la collégiale Saint-Martin).
Aujourd’hui, si l’église de Wittenberg est protégée et fait partie du patrimoine mondial de l’UNESCO, le lanceur de la pétition souligne que la sculpture en revanche, ne l’est pas en tant que telle, mais seulement comme faisant partie de l’église.
Source www.lefigaro.fr