L’antisémitisme est l’illustration vivante d’une haine qui traverse le temps et les époques. Les Lumières n’y échappent pas. Ainsi, Voltaire reprend à son compte la haine du genre humain imputée aux Juifs et leur “cruauté incomparable, qui les rendrait étrangers à la civilisation”, rappelle Pierre-André Taguieff, ce mois-ci dans la Revue des Deux Mondes.
Dans toutes les formes historiques connues prises par la judéophobie, ceux qui haïssent les Juifs recourent à un argument central, impliquant une inversion projective : les Juifs sont haïssables parce qu’ils haïssent les non-juifs. À la mauvaise haine juive s’oppose ainsi la bonne haine antijuive, réactive et défensive, et en cela justifiée. Ce mode de légitimation récurrent de la haine des juifs constitue le premier des grands récits antijuifs, fondé sur l’accusation de « haine du genre humain », dont dérive le stéréotype de la « cruauté juive ». Tacite impute aux Juifs une haine hostile (hostile odium) à l’endroit des autres peuples (adversus omnes). Dans la judéophobie antique (1), cette imputation prend la forme de l’accusation de misoxénie ou de xénophobie généralisée, ou encore celles de « séparatisme » et d’« exclusivisme », souvent liées à une interprétation malveillante du thème du « peuple élu » – d’où le stéréotype de « l’orgueil juif ». Les juifs sont ainsi exclus du genre humain, déshumanisés en raison de leur nature supposée haineuse.
« Dans la vulgate anti-antisémite contemporaine, dont l’objectif est de lutter contre la haine des Juifs, c’est une évidence non interrogée que la lutte contre l’antisémitisme se situe dans l’héritage des Lumières. »
Dans la vulgate anti-antisémite contemporaine, dont l’objectif est de lutter contre la haine des juifs, c’est une évidence non interrogée que la lutte contre l’antisémitisme se situe dans l’héritage des Lumières. Et il est vrai que l’émancipation des juifs en Europe a été rendue possible par le mouvement des Lumières et l’impulsion don-née par la révolution française. La lutte contre les préjugés, l’obscurantisme et le fanatisme au nom de la raison, impliquant le primat de l’examen critique et de l’éducation, demeure la matrice et le modèle de toute forme de lutte contre le racisme et l’antisémitisme – de ce qu’il est convenu d’appeler l’« antiracisme ».
L’auteur de Candide, du Traité sur la tolérance et du Dictionnaire philosophique, le philosophe engagé qui a lutté pour Jean Calas, Pierre-Paul Sirven et le chevalier de La Barre est justement célébré comme l’un des premiers héros de cette lutte intellectuelle, qui a érigé en idéaux la tolérance ainsi que la liberté de pensée et d’expression. Voltaire pensait et écrivait en homme d’action, et il s’en mon-trait fort conscient : « Jean-Jacques n’écrit que pour écrire et moi j’écris pour agir. (2) » À ce titre, il a pu être reconnu comme l’un des premiers « intellectuels » avant la lettre, et son courage dans la défense des persécutés demeure exemplaire. Mais la reconnaissance de ce fait historique a dissimulé l’envers des Lumières, ou la face sombre de l’universalisme rationaliste devenu idéologie politique. Car l’époque des Lumières a été aussi celle de l’invention des doctrines raciales se réclamant du savoir scientifique (3), ainsi que d’une forme nouvelle de judéophobie fondée sur une dénonciation globalisante des « superstitions » religieuses illustrées par les grands monothéismes, et plus particulièrement par le judaïsme et le christianisme (4).
« Voltaire attribuait aux Juifs une intolérance incomparable, un fanatisme sans limites, une haine absolue du genre humain, de ridicules et dangereuses superstitions, des instincts sanguinaires et une cruauté raffinée. »
C’est à l’époque des Lumières que se sont forgés les principaux thèmes de la judéophobie non religieuse, voire antireligieuse, souvent mâtinée de scientisme et se disant par la suite « progressiste » ou « révolutionnaire », qui va se constituer en un courant important de l’antisémitisme en Europe de l’Ouest au cours des deux derniers tiers du XIXe siècle. Certains historiens ont proposé de la baptiser « anti sémitisme rationaliste », privilégiant ainsi son discours explicite, qui se réclamait de la raison (5). La plupart des thèmes d’accusation contre les juifs qu’on trouvait dans la judéophobie antique ou dans l’anti judaïsme chrétien sont repris, réactivés ou reformulés par les antijuifs des Lumières, à l’exception notable de l’accusation de déicide. Mais l’on y rencontre celle de meurtre rituel, qui lui est pourtant associée dans l’antijudaïsme chrétien populaire, suivant une représentation récurrente : l’accusation de meurtre d’enfants chrétiens répète celle de meurtre du Christ (6).
On peut dès lors voir dans l’inscription du meurtre rituel dans le culte antique de Moloch par certains auteurs se réclamant des Lumières, tel Voltaire, une tentative de déchristianiser l’accusation. L’assimilation polémique entre le D4 des anciens juifs, et Moloch (ou Baal) est un topos de la judéophobie antichrétienne moderne. Au XIXesiècle, de nombreux idéologues antisémites et antichrétiens, athées, matérialistes et souvent révolutionnaires, reprendront l’accusation de molochisme. Il en va ainsi du blanquiste et communard Gustave Tridon, qui, dans son livre posthume Du molochisme juif(7), accuse les juifs de cannibalisme rituel, preuve à ses yeux de la « férocité juive ». Mais la sécularisation des vieux thèmes accusatoires chrétiens laisse inévitablement des traces, et ne s’accomplit jamais pleinement. Même les antichrétiens les plus virulents restent tributaires du système des accusations chrétiennes contre les juifs et le judaïsme.
Voltaire attribuait aux Juifs une intolérance incomparable, un fanatisme sans limites, une haine absolue du genre humain, de ridicules et dangereuses superstitions, des instincts sanguinaires et une cruauté raffinée (8) […] LIRE LA SUITE
1. Peter Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l’égard des juifs dans le monde antique (1997), traduit par Édouard Gourévitch, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 276, 280-298, 316, 337-343 ; Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, Odile Jacob, 2008, p. 250 et sq.
2. Voltaire, lettre à Jacob Vernes, vers le 15 avril 1767 ; passage cité par René Pomeau, « Écraser l’Infâme », 1759-1770, Oxford Voltaire Foundation, 1994, p. 2.
3. Nicholas Hudson, « From “Nation” to “Race”: The origin of racial classification in eighteenth-century thought », in Eighteenth-Century Studies, septembre 1996, p. 247-264.
4. Voir Adam Sutcliffe, Judaism and Enlightenment (2003), Cambridge University Press, 2005, p. 6 et 11.
5. Fadiey Lovsky, « L’antisémitisme rationaliste », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, vol. 30, 1950, p. 176-199.
6. Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., p. 262-308 ; Criminaliser les juifs. Le mythe du « meurtre rituel » et ses avatars, Hermann, à paraître en novembre 2019.
7. Gustave Tridon, Du molochisme juif. Études critiques et philosophiques, Édouard Maheu, 1884.
8. Voir Paul H. Meyer, « The attitude of the enlightenment towards the jews » in Theodore Besterman (dir.), Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, volume XXVI, Institut et musée Voltaire, 1963, p. 1161-1206 ; Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, tome III : De Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, p. 103-117 ; Jacob Katz, « Le judaïsme et les juifs vus par Voltaire », Dispersion et unité, n° 18, 1978, p. 135-149 ; Gilles Banderier, « Voltaire et la naissance de l’antisémitisme moderne », Sedes Sapientiae, n° 123, mars 2013, p. 19-54.