La France a reçu, mardi, une livraison d’uranium en provenance de Russie. De quoi remettre en question la question de l’indépendance énergétique française et l’intérêt des sanctions contre Moscou quand certains contrats permettent de financer la guerre en Ukraine.
Financer la guerre en Ukraine d’un côté, acheter de l’uranium à la Russie d’un autre… Ces révélations de Greenpeace, qui a pu observer ces derniers mois plusieurs livraisons d’uranium russe en France, mettent en lumière la difficile indépendance énergétique française, même nucléaire. Contrairement au gaz, au pétrole ou au charbon, aucun embargo n’a été décidé sur l’uranium.
C’est quoi l’uranium et pourquoi la France en a besoin ?
L’uranium est la pièce maîtresse du nucléaire. Extrait du sous-sol de la terre, il permet après de nombreuses transformations (dont un enrichissement de la matière) le fonctionnement des centrales nucléaires. « Les pastilles (d’uranium enrichi) vont séjourner entre quatre et cinq ans dans le réacteur et subir des réactions de fission nucléaire », explique EDF sur son site Internet. Passé ce délai, il faut le remplacer.
Si la France a besoin d’uranium, c’est que son mix énergétique – qui permet au final d’alimenter les foyers en électricité – est principalement basé sur le nucléaire. On compte dans le pays 56 réacteurs nucléaires pour 18 centrales situées partout sur le territoire. En temps normal, près de 70 % de l’électricité fournie en France provient de cette filière. La fermeture pour maintenance de plusieurs réacteurs, en raison notamment de problème de corrosion, réduit actuellement cette part.
Pourquoi l’achète-t-on en Russie ?
Greenpeace a pu observer, mardi, la livraison dans le port de Dunkerque (Nord) de « plusieurs dizaines de fûts d’uranium enrichi et dix conteneurs d’uranium naturel en provenance de Russie ». Ce n’est pas la première fois : l’ONG avait déjà observé en septembre le même navire, « repéré à plusieurs reprises ces derniers mois dans le cadre du commerce nucléaire avec la Russie », décharger dans le même port des dizaines de fûts d’uranium. « Ces importations n’ont pas cessé avec la guerre en Ukraine », relève Pauline Boyer, chargée des campagnes Nucléaire et Transition énergétique chez Greenpeace.
Concernant la livraison la plus récente, le constructeur de centrales nucléaires et fournisseur de combustible Framatome, filiale d’EDF, a simplement précisé mardi soir qu’il s’agissait d’une « livraison de matière pour la fabrication de combustibles nucléaires » à destination de son usine de Romans-sur-Isère (Drôme). Ce combustible est destiné ensuite à ses « clients et notamment le parc nucléaire français ».
« Depuis le début des années 2000, près de la moitié de l’uranium (45 %) utilisé en France provient de la sphère d’influence russe, en l’occurrence du Kazakhstan », relevait en mars Greenpeace. Mais la Russie a une large mainmise sur la conversion (purification et la transformation) et l’enrichissement (pour l’utiliser dans les centrales nucléaires par exemple) de l’uranium : selon les chiffres de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom), le Russe Rosatom avait dans l’Union européenne en 2021, 25 % du marché de la conversion et 31 % de celui de l’enrichissement.
Un chiffre illustre le poids de la Russie dans l’industrie nucléaire : sur quelque 440 réacteurs en opération à travers le monde, 80 sont de conception russe, soit de type VVER. Au cours des dernières décennies, le pays a exporté plus d’unités que n’importe quel autre acteur.
L’UE en compte dix-huit sur une centaine en activité, notamment dans les pays de l’ex-bloc soviétique. En Bulgarie, par exemple, les deux réacteurs russes fournissent un tiers de l’électricité du pays. En République tchèque, les six unités sont à l’origine de près de 37 % de la production tandis qu’en Hongrie les quatre réacteurs en produisent près de la moitié.
Pourquoi ça pose problème ?
Si la France peut importer de l’uranium de Russie, c’est qu’il ne fait l’objet d’aucun embargo, ni maintenant ni prévu, comme ça peut l’être pour le pétrole, le gaz ou le charbon. En avril, le Parlement européen avait réclamé dans une résolution l’imposition d’un embargo « total et immédiat » sur plusieurs matières premières, dont « le combustible nucléaire » russe… sans que cela ne soit suivi. « Ces contrats sont signés avec Rosatom, une entreprise d’État qui sert directement les intérêts géopolitiques de Vladimir Poutine et qui est la même qui occupe la centrale ukrainienne de Zaporijjia », déplore Pauline Boyer.
Outre la question de cohérence – entre sanctionner la Russie d’un côté et la financer de l’autre -, des questions d’indépendance du nucléaire français se posent. La France n’extrait plus d’uranium sur son territoire depuis la fermeture de la mine de Jouac, en Haute-Vienne, en 2001. « Ces importations lient l’indépendance énergétique française à la situation géopolitique dans le monde », alerte Pauline Boyer.
La domination de la Russie sur le marché de l’uranium enrichi peut faire craindre une dépendance également dans le secteur du nucléaire, alors que des pays européens dépendant du gaz russe en payent aujourd’hui le prix. « Jusqu’à présent, le combustible et les services nucléaires ont été exemptés de sanctions mais la situation pourrait évoluer », prévenait cet été Euratom, dans son rapport annuel. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’en était d’ailleurs ému en août : « Ce n’est pas normal qu’il n’y ait toujours pas de sanctions contre Rosatom. »