Dans son beau livre Mythes politiques arabes, l’islamologue israélien Emmanuel Sivan, récemment décédé, relate un épisode largement oublié de l’histoire intellectuelle et politique du Yishouv. En 1929, à la suite des émeutes antijuives qui firent des dizaines de victimes à Hébron notamment, le gouvernement britannique créa une commission, sous l’égide de la Ligue des nations, chargée d’examiner les droits respectifs des Juifs et des musulmans sur le Kotel, le Mur occidental de Jérusalem. La direction du Yishouv demanda à Gershom Scholem d’appuyer les revendications juives en leur apportant une caution scientifique, fondée sur les sources juives.
Scholem, alors âgé de 32 ans et installé à Jérusalem depuis 1923, leur opposa un refus catégorique. En effet, relate E. Sivan, “notre jeune savant refusa tout net de collaborer avec la commission. Il refusa même de prêter le moindre ouvrage de sa précieuse bibliothèque… Selon lui, une telle question ne pouvait être tranchée à coups d’arguments juridiques, mais devait faire l’objet d’une négociation politique”. “Son sionisme”, conclut Sivan, “était un sionisme politique et laïque. Les conflits entre Juifs et Arabes ne pouvaient trouver leur dénouement que sur un plan politique et non religieux”.
Plus encore qu’elle ne nous apprend de Gershom Scholem, l’anecdote est révélatrice d’un aspect fondamental de la politique d’Israël face aux revendications arabes sur Jérusalem, et face à l’islam en général. Le refus de Scholem de considérer la dimension religieuse du conflit est en effet devenu depuis lors un leitmotiv du discours public israélien et juif, qu’on retrouve à chaque génération, répété comme un mantra. C’est au nom de cette occultation de la dimension religieuse du conflit que des générations de dirigeants politiques et militaires ont fermé les yeux sur le discours musulman radical et ont été aveugles à la montée en puissance de l’islam[1].
C’est également au nom de ce refus d’aborder la dimension religieuse du sionisme que Scholem s’opposa – avec d’autres intellectuels de l’université hébraïque de Jérusalem, tous sympathisants du mouvement pacifiste Brith Shalom – à la conception sioniste de David Ben Gourion, qui voyait dans la croyance messianique le fondement et le cœur du sionisme politique. “Je réfute absolument que le sionisme soit un mouvement messianique et qu’il s’arroge le droit d’utiliser une terminologie religieuse à des fins politiques”, écrivait Scholem en 1929[2]. Or, il existe apparemment un lien direct entre la signification que Scholem et les autres membres du Brith Shalom donnaient au sionisme et leur appréhension du conflit.
En effet, ceux qui refusent de voir la dimension religieuse du sionisme sont souvent les mêmes qui refusent de voir la dimension religieuse du conflit israélo-arabe. Ce lien consubstantiel – qui remonte à un siècle, donc aux tout débuts du sionisme politique – permet de comprendre un aspect essentiel de la fameuse “Conceptsia” qui a conduit au 7 octobre. Le refus d’appréhender la dimension religieuse du conflit peut en effet s’expliquer par des raisons diverses (politiques, sociologiques, etc.), mais il tient en fin de compte à un refus d’assumer notre identité. Comme si la peur du conflit avec l’islam était en définitive le masque d’une peur encore plus profonde, celle d’assumer notre identité collective… (à suivre).
P. Lurçat
NB La vision sioniste de D. Ben Gourion et sa dimension messianiste sont le thème du cinquième volume de la Bibliothèque sioniste qui vient de paraître, En faveur du messianisme, l’Etat d’Israël et l’avenir du peuple Juif.
[1] Je renvoie à l’entretien très instructif donné par Eliezer Cherki sur Shofar, où il aborde ce sujet.
[2] In “Sur les trois crimes du Brith Shalom, réponse à Yehuda Burla. Repris dans Le prix d’Israël, écrits politiques 1917-1974, éditions L’éclat 2017.