FIGAROVOX/ANALYSE – Pour Steve Ohana, la guerre commerciale engagée par Trump ouvre une nouvelle séquence historique en annonçant le processus de la démondialisation. Il en prévoit les conséquences économiques et politiques.
Steve Ohana est professeur de finance à l’ESCP Europe.
La guerre commerciale qui oppose Trump à l’UE, au Canada, au Mexique et à la Chine n’a pas inquiété beaucoup d’experts à ses débuts. Les volumes d’importation sur lesquels ont porté les premières hausses de tarifs étaient en effet marginaux au regard des flux commerciaux mondiaux: quelques milliards sur les plus de 1000 milliards de produits importés chaque année par les États-Unis.
Mais, depuis quelques semaines, les volumes changent d’échelle. Trump est en train de préparer pour l’automne une taxation (de 20% ou de 25% selon les tweets du président américain…) des importations de voitures en provenance de l’Union Européenne (environ 30 milliards par an), à laquelle l’UE devrait répondre par des taxations de même ampleur sur les exports américains vers l’Europe. Les nouveaux tarifs qui viennent d’être annoncés sur les flux commerciaux États-Unis/Chine vont porter sur des volumes d’environ 50 milliards par an. Et l’escalade dans les menaces pourrait faire de la prochaine séquence de tarifs un premier vrai coup d’arrêt à la globalisation. En effet, les États-Unis annoncent que, si la Chine taxe effectivement les importations américaines comme elle l’a annoncé, ils pourraient imposer des tarifs de 25% à 200 milliards d’importations chinoises. C’est un montant supérieur au total des exportations américaines de biens vers la Chine. C’est donc par des représailles non tarifaires que la Chine pourrait cette fois répondre: nuisances envers les filiales chinoises d’entreprises américaines, dévaluation du yuan, vente de ses immenses réserves de change placées en bons du Trésor américains (vente qui semble avoir déjà commencé). En ce qui concerne l’Europe, elle pourrait théoriquement dégainer une «taxe digitale» visant à aligner la taxation des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) sur le taux moyen de taxation des sociétés en Europe. Cependant, l’Irlande, dont le modèle économique repose sur l’évasion fiscale des multinationales, ainsi que d’autres pays d’Europe du Nord qui la soutiennent, s’opposeront vigoureusement à une telle initiative.
Les modèles économiques traditionnels prédisent des impacts assez modestes de cette guerre commerciale sur la croissance mondiale: si l’escalade s’arrêtait aux mesures annoncées, le coût prédit par les modèles se situe autour de 0.5% du PIB, avec néanmoins des impacts contrastés suivant le poids du secteur exportateur dans chaque pays. L’Union européenne, et en particulier l’Allemagne, est plus vulnérable, avec des exportations représentant environ 45% du PIB (à comparer à un chiffre autour de 30% au début des années 2000). Les Etats-Unis, moins, avec un poids des exportations de seulement 12% du PIB. Pour la Chine, ce chiffre est de 20%, en nette baisse par rapport au pic de 37% observé en 2006. Cette asymétrie est d’ailleurs une des justifications invoquées par Trump pour déclencher cette guerre commerciale (une autre étant la politique agressive de la Chine pour faire main basse sur la technologie étrangère): les Etats-Unis, dont la croissance est tirée par la demande domestique, sont en déficit commercial structurel avec quasiment tous leurs partenaires, et en particulier la Chine et l’UE, qui ont choisi un modèle de développement économique orienté vers l’export.
Cependant, les modèles traditionnels ont une granularité insuffisante pour mesurer l’ensemble des conséquences d’une guerre commerciale entre ces trois poids lourds du commerce mondial. Les chaînes de valeur sont devenues extrêmement complexes et intégrées: il est ainsi fréquent de voir des pièces de voitures franchir plusieurs fois la frontière États-Unis/Mexique ou États-Unis/Canada avant de se diriger vers leur lieu d’assemblage final. Des disruptions sont à prévoir dans les chaînes de valeur dont la viabilité économique reposait sur l’absence de barrières tarifaires. Des fournisseurs vont faire faillite quasiment du jour au lendemain, provoquant des effets dominos dans les industries et services qui gravitaient autour d’eux. Pour donner un autre exemple, les pays asiatiques (Corée, Taïwan, Singapour…) exportent vers la Chine des produits de base qui sont ensuite assemblés et réexportés vers les États-Unis sous forme de téléphones, téléviseurs etc. Comment seront impactées ces chaînes de valeur quand les tarifs seront entrés en vigueur sur les exportations chinoises vers les États-Unis? Face à ces disruptions, une nouvelle industrie locale émergera aux États-Unis, pour se substituer notamment aux importations en provenance de Chine ou du Mexique (quand cette substitution sera possible). Mais les produits fabriqués localement seront plus coûteux que les produits importés et la relocalisation des emplois industriels ne pourra s’observer qu’à long terme.
D’autre part, une autre variable mal prise en compte dans les modèles est l’impact sur le sentiment des acteurs économiques et les décisions d’investissement. On voit par exemple certaines entreprises suspendre leurs décisions d’investissement au Royaume-Uni dans l’attente de voir quelle forme de partenariat sera négociée entre la Grande-Bretagne et le continent européen après le Brexit. Les banques ont par précaution déjà migré certaines équipes vers le continent pour se préparer au scénario du pire. Le même type de comportement pourrait être observé au sujet de la guerre commerciale, cette fois à l’échelle mondiale.
Enfin, une guerre commerciale aurait un impact sur le multilatéralisme en général, dont les États-Unis ont été le promoteur et le garant depuis 1945. Trump, depuis le début de son mandat, s’est retiré successivement des accords de Paris sur le climat, de l’accord iranien, du Conseil גes Droits de l’Homme de l’ONU, et a exprimé de vives critiques sur le G7, l’OTAN, le NAFTA (accord commercial avec le Canada et le Mexique), ainsi que sur l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). C’est donc à une attaque en règle contre les institutions multilatérales que l’on assiste de la part des États-Unis. Les conséquences économiques de ce nouvel ordre international moins coopératif, qui, comme nous allons le voir, pourrait aboutir par ricochet à la désintégration de l’Union Européenne, sont à ce jour impossibles à évaluer.
Cette rupture de l’ordre international «libéral» déclenchée par Trump n’est pas fortuite. Elle tire sa source des déséquilibres insoutenables générés par la mondialisation financière telle qu’elle s’est déroulée depuis le début des années 80. L’abaissement des barrières douanières, le réveil industriel de la Chine et son entrée à l’OMC, et la dérégulation des mouvements de capitaux, la pression exercée par les pays à bas coût de main d’œuvre sur les emplois délocalisables dans les pays avancés ont entraîné une course au moins-disant fiscal et salarial à l’échelle planétaire, une réduction des politiques publiques d’investissement dans les pays industrialisés, des friches industrielles dans les anciens bastions devenus non compétitifs, une polarisation des emplois vers les métropoles et les bassins régionaux les mieux positionnés, l’accumulation de dettes dans certains pays et d’épargne dans d’autres, des trajectoires économiques divergentes entre nations européennes et un creusement des inégalités au sein des nations (développées et émergentes). Parallèlement, les flux migratoires en provenance de pays aux cultures différentes ont généré un malaise identitaire au sein des classes populaires des pays avancés et accentué leur ressentiment envers les élites libérales qui ont été les pilotes et les principaux bénéficiaires de cette globalisation. Tous ces phénomènes ont profondément mis à mal la cohésion sociale au sein des sociétés. Une volonté de générale de «reprendre le contrôle», c’est-à-dire de récupérer la souveraineté sur tous les plans (migratoire, commerciale, politique, et dans le cas de la zone euro, budgétaire et monétaire), a fini par trouver une traduction politique depuis quelques années.
On a assisté à l’arrivée au pouvoir du parti Syriza en Grèce, de partis nationalistes en Pologne, en Hongrie, en Autriche, au vote en faveur du Brexit au Royaume-Uni en 2016, à l’élection de Donald Trump en 2017 puis à l’arrivée au pouvoir d’une majorité souverainiste en Italie en 2018. Parallèlement, le vote en faveur de mouvements souverainistes conservateurs (AfD en Allemagne, Front National en France) ou opposés à la mondialisation libérale et à l’UE (France Insoumise en France, Die Linke en Allemagne, Podemos en Espagne) rend de plus en plus difficile la constitution de coalitions majoritaires favorables à la mondialisation dans tous les pays européens.
Même si tous ces mouvements obéissent à des logiques différentes, un grand nombre d’entre eux ont une composante identitaire et conservatrice, avec une focalisation sur le problème migratoire. On observe ainsi des attaques croisées de Trump, du leader de la Ligue et ministre de l’Intérieur Salvini en Italie, du premier ministre Kurz en Autriche, ainsi que du ministre de l’intérieur allemand (un conservateur de la CSU, la branche bavaroise de la CDU d’Angela Merkel), contre l’ouverture migratoire européenne. Parallèlement, le projet de Theresa May au Royaume-Uni est de négocier avec l’Union européenne un contrôle des flux migratoires en provenance de l’UE.
Or, l’Union Européenne s’est construite sur le principe des quatre libertés indissociables (biens, services, capitaux, personnes). La volonté de certains États européens de reconquérir leur souveraineté migratoire est donc susceptible d’ébranler tout l’édifice européen. Un édifice qui est devenu, depuis l’élection de Trump, la dernière forteresse du multilatéralisme face au processus de démondialisation.
Source www.lefigaro.fr