FIGAROVOX/ENTRETIEN – Aux États-Unis, la candidature de Bloomberg vient secouer les primaires démocrates, et la Chambre des représentants est sur le point de décider de la mise en accusation de Donald Trump dans «l’affaire ukrainienne». Les deux partis se livrent à une «guerre des récits», estime Lauric Henneton.
Lauric Henneton est maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin, auteur de La fin du rêve américain? (Odile Jacob, 2017) et de L’Atlas historique des États-Unis (avec Pierre Gay, Autrement, 2019).
FIGAROVOX.- Les auditions publiques d’impeachment ont pris fin ce week-end, les élus de la Chambre des Représentants doivent à présent décider s’ils demandent la mise en accusation de Donald Trump devant le Sénat. Quelle est la probabilité d’aboutissement de cette procédure de destitution à l’heure actuelle?
Lauric HENNETON.- Elle est absolument nulle en l’état actuel des choses – précaution indispensable. Mais l’important n’est pas là. En s’engageant dans cette procédure, les Démocrates savaient qu’ils n’auraient pas le choix: ils ne peuvent pas se permettre de ne pas mettre Trump en accusation, il était inconcevable qu’ils ne considèrent pas ce qui allait sortir des auditions comme digne d’une mise en accusation, «impeachable» en anglais. Toute la procédure est avant tout politique, pas juridique.
Les démocrates comme les Républicains sont dans un jeu de communication politique, ils se livrent à une guerre des récits, des «narratives» en anglais. Ces récits ne s’adressent pas tant à leur base respective, déjà convaincue que Trump est horriblement dangereux pour les uns, un sauveur providentiel (ou un moindre mal) pour les autres. Non, l’important est de persuader les indépendants, les indécis et la partie encore friable de l’électorat de Trump, qui pourrait faire défection, soit vers un(e) Démocrate suffisamment centriste/modéré(e), soit vers l’abstention, d’où vient d’ailleurs une partie de la coalition hétéroclite qui a porté Trump au pouvoir.
Si la mise en accusation en inéluctable, l’acquittement par le Sénat (républicain) l’est tout autant.
Avec les auditions télévisées, les démocrates voulaient mettre en scène et en évidence l’implication de Trump dans une affaire où la finalité était le service du Président, ou plus précisément du candidat à sa réélection, et non l’intérêt supérieur du pays, en dehors des considérations partisanes. Pour les Républicains, il s’agissait surtout de démonter l’accusation démocrate et de montrer soit qu’elle ne reposait sur rien, ou sur des témoins peu fiables, soit que ce qui avait été mis en évidence n’était pas forcément glorieux mais que cela ne constituait tout de même pas un motif de destitution. Que les démocrates étaient dans une démarche démesurée.
Si la mise en accusation en inéluctable, l’acquittement par le Sénat (républicain) l’est tout autant, ce qui permettra à Trump de communiquer sur ce qu’il présentera comme son innocence, la persécution, la «chasse aux sorcières» menées par des démocrates qui n’ont pas digéré l’élection de 2016. In fine, il pourra présenter les démocrates comme les vrais dangers pour la démocratie américaine et se complaire dans la victimisation.
Dans l’entourage du 45ème président des États-Unis, les défections se multiplient. La dernière en date est celle du diplomate Gordon Sondland qui l’a directement impliqué dans «l’affaire ukrainienne». Son témoignage, accablant, scelle-t-il le sort de Donald Trump?
Oui et non, tout dépend du récit que l’on privilégie. Si l’on écoute les médias favorables aux démocrates ou en tout cas hostiles à Trump, il est évident que l’ensemble des témoignages, notamment celui de Sondland mais celui de Fiona Hill était aussi très clair, accablent Trump et son entourage (son avocat Rudy Giuliani). Si l’on écoute les Républicains à la Chambre et les médias républicains (essentiellement Fox News), ce n’est pas suffisant. Les lignes de défense des Républicains minimisent, attaquent la légitimité de la procédure dans son ensemble, ou cherchent des contre-feux en se focalisant sur Joe Biden et son fils Hunter.
La stratégie du pari démocrate d’utiliser les auditions pour affaiblir Trump ne fonctionne pas.
Au final, les démocrates sont encore plus persuadés que Trump est coupable, les Républicains, pas du tout, et pour les indépendants, c’est de moins en moins clair: un sondage récent montrait qu’ils étaient désormais hostiles à la destitution, ce qui n’était pas le cas le mois dernier. Ce qui laisse penser – toujours en l’état actuel des choses et sur la foi des faits dont on dispose – que la stratégie du pari démocrate d’utiliser les auditions pour affaiblir Trump ne fonctionne pas.
Dans un communiqué, la Maison blanche a annoncé que le président «souhaitait qu’un procès en destitution ait lieu au Sénat», qu’en pensez-vous?
Trump sait que c’est inéluctable, et il sait qu’il ne sera pas destitué. Plus le procès a lieu rapidement, plus vite il peut communiquer sur sa victimisation et son innocence. Il s’agit aussi de capitaliser sur des sondages qui, comme j’y faisais allusion, suggèrent que l’électorat qui compte, les Indépendants, ne mordent pas à l’hameçon.
Pour Trump, il s’agit d’occuper les ondes et l’attention des électeurs avec un flux médiatique à son avantage.
La popularité de Trump ne s’effondre pas: au contraire, elle remonte légèrement. Il ne faut pas oublier qu’un procès se tiendrait en janvier, soit dans la dernière ligne droite avant le coup d’envoi des primaires démocrates avec le caucus de l’Iowa. Pour Trump, il s’agit d’occuper les ondes et l’attention des électeurs avec un flux médiatique à son avantage et de détourner l’attention de la campagne démocrate. C’est du «trolling» à très grande échelle et ça s’inscrit dans une guerre plus médiatique que politique, ou politique car médiatique.
L’ancien maire de New York a rejoint la course à la présidentielle de 2020, ce milliardaire de 77 ans peut-il bousculer le camp démocrate, divisé entre 22 candidats?
J’en doute fortement, mais peut-on encore avoir des certitudes? Il est une des manifestations d’une inquiétude côté démocrate, à l’instar de la candidature de Deval Patrick, l’ancien gouverneur du Massachusetts, noir, allié d’Obama. Obama lui-même, très discret pendant la course à l’investiture de son parti, s’est prononcé assez clairement contre les candidats «révolutionnaires» (Bernie Sanders et Elizabeth Warren), dont le radicalisme, s’il plaît à la «gauche-Twitter» risque de se fracasser sur la réalité d’un électorat modéré, centriste.
Les candidatures de Bloomberg et Patrick sont donc à envisager ensemble comme une réaction (très) tardive à un champ où personne ne se détache. Les candidats de la gauche du parti font de bons scores, dans la mesure où ils sont deux: on peut penser que si l’un des deux jetait l’éponge, l’autre bénéficierait mathématiquement d’un fort appoint et solderait cette primaire dans la primaire. Mais de l’autre côté, la domination de Biden ne rassure pas. Oui, il est reste assez bien placé dans l’ensemble, notamment dans les États du Sud, et ce, malgré une campagne très terne, des gaffes. La presse américaine ne lui est pas très favorable et il ne doit sa bonne position qu’à l’aura que lui donne son passé de vice-président d’Obama. Par ailleurs, sa principale qualité est de ne pas être Elizabeth Warren: plus centriste, moins radical, plus à même de rallier les suffrages des électeurs de la Rust Belt qui feront la différence en novembre 2020. Mais il reste un candidat par défaut. À la primaire, il sera celui qui n’est pas Warren ou Sanders, et en novembre 2020 il sera celui qui n’est pas Donald Trump. C’est un peu léger.
On parle beaucoup de Pete Buttigieg parce qu’un sondage l’a placé en tête dans l’Iowa et que sa capacité à lever des fonds reste impressionnante, mais dès que l’on sort de quelques États très blancs et âgés (Iowa et New Hampshire) ses chances s’effondrent. Est-il viable lors de la primaire? Ce sera une question de dynamique, mais il souffre d’un défaut de notoriété d’une part et d’une mauvaise image auprès de l’électorat noir, qui sera déterminant lors de la primaire.
Quel rôle peut jouer Bloomberg dans cette configuration? Je ne vois pas ce qu’il pourrait apporter au niveau programmatique. Son âge ne le distingue pas des autres septuagénaires (contrairement à Buttigieg, 37 ans), c’est un ancien républicain de New York, ce qui veut dire un Démocrate modéré, qui a déjà commencé à s’excuser sur sa politique sécuritaire (à l’égard des minorités) quand il était maire, il ne porte pas de grand projet iconique. Il apporte surtout sa fortune, mais il pourrait la mettre au profit de celui qui sortira de la primaire avec l’investiture, car en face, Trump a amassé un trésor de guerre considérable. Rassurera-t-il davantage que Biden? Pas sûr. Quant à savoir s’il pourrait enthousiasmer les deux hémisphères du camp démocrate, c’est plus que douteux.
Alors que le camp démocrate peine à y voir clair, quelle est la situation du parti républicain? Émerge-t-il des voix républicaines dissidentes face au président candidat à sa réélection?
Le grand drame du Parti républicain est qu’il s’est totalement aplati devant Trump. L’ironie est que Trump n’est pas un Républicain historique, il était même inscrit comme électeur démocrate! Il a mené sa primaire 2015-2016 contre un parti qui ne voulait pas de lui, mais les électeurs ont montré qu’ils ne voulaient pas des candidats plus classiques (Jeb Bush, Marco Rubio). Depuis, les anti-Trump sont généralement ceux qui quittent la politique et ne pèsent plus, ceux qui restent se sont rangés derrière Trump plus ou moins vite. Au Sénat, le Parti est mené par Mitch McConnell, qui est un des sénateurs les plus impopulaires et globalement le parti n’est pas populaire (mais les démocrates non plus). C’est pour cela que Trump a rencontré un certain succès, parce qu’il tranche avec les appareils, même si, en réalité, il n’a pas exactement «drainé le marigot» comme il l’avait promis.
S’ils veulent rester pertinents, les Républicains ne pourront pas faire l’économie d’une forme de redéfinition de leur ligne.
Pour les Républicains, la grande question sera celle de leur intérêt: jusqu’à quand, jusqu’où auront-ils à gagner en se réclamant de Trump. On a pu voir récemment que ses interventions de campagne n’étaient pas toujours décisives pour les candidats républicains. Et même en admettant qu’il emporte un deuxième mandat en novembre 2020, on peut s’interroger sur l’après-Trump dans le parti, en 2024, notamment dans le contexte d’une inéluctable mutation démographique qui voit les blancs devenir de moins en moins majoritaires dans le pays, où la part des chrétiens blancs (notamment des évangéliques) diminue d’année en année, et se fait un remplacement générationnel qui ne joue pas en leur faveur. L’aggiornamento entamé après la défaite de 2008 a été vite freiné par l’irruption du Tea Party en 2009, qui a apporté une dynamique très différente au parti. S’ils veulent rester pertinents, les Républicains ne pourront pas faire l’économie d’une forme de redéfinition de leur ligne, et pas seulement dans une opposition pavlovienne aux démocrates. Quelle part du trumpisme fera alors partie de cette nouvelle mouture? C’est tout l’enjeu de la décennie qui s’ouvre pour les Républicains, quoi qu’il arrive en novembre 2020.
Source www.lefigaro.fr