FIGAROVOX/TRIBUNE – A l’occasion de la «journée sans Facebook», Thomas Fauré fait le point sur les raisons qui pourraient pousser les citoyens, dans un réflexe collectif de survie, à décider de se passer une bonne fois pour toutes d’un réseau «social» qui aspire leurs données et qui menace leurs libertés.
Thomas Fauré est PDG et fondateur de Whaller, un réseau social français qui cloisonne les informations pour limiter leur diffusion en interne, sans exploitation de données ni publicité.
Le monde entier célèbre aujourd’hui la «journée sans Facebook». Le thème a de quoi surprendre, si l’on s’en tient à ce que fut autrefois ce réseau social d’étudiants: un moyen sympathique de converser en ligne. Pourtant, depuis quelques mois, la prolifération d’informations à charge inciterait presque à rêver d’un «avenir sans Facebook». Sans en attendre l’avènement, ne serait-il pas grand temps pour l’Europe de proposer au monde sa propre vision, vertueuse, de ce que devrait être une plateforme numérique?
Un réseau créé «pour profiter des vulnérabilités de l’homme»
À en croire les témoignages de trois anciens hauts dirigeants repentis, cette journée de sevrage tire sa raison du caractère éminemment pernicieux du média social qu’est devenu Facebook. Ceux-là même qui l’ont conçu ou dirigé battent leur coulpe à longueur de colonnes en dénonçant – horresco referens – les effets délétères de leur œuvre. Justin Rosenstein, le créateur du fameux «like» alerte ainsi l’opinion publique sur la nature addictive du monstre qu’il a inventé au service d’une «économie de l’attention.» Cette dernière «incite à la création de technologies qui retiennent notre attention et privilégient nos pulsions au détriment de nos intentions.» Chamath Palihapitiya, estime quant à lui que Facebook «détruit le tissu social de la société» et nous «programme» à notre insu. Sean Parker juge enfin que le réseau a été «créé pour profiter des vulnérabilités de l’homme.» La pire offense qui ait été faite à l’une d’entre elles, c’est sans doute la confusion des sphères privée et publique. Face à l’impératif moderne de transparence, confondue avec la sincérité, chacun se croit désormais obligé d’exposer à d’impitoyables jugements anonymes la matière même de son intimité. On conçoit donc aisément les bienfaits à attendre d’une journée hors de ce piège. Personne ne s’était jamais posé la question des usages induits, du dessein ou des effets de cette agora ludique. Et pourtant, ces témoignages nous indiquent clairement à quel point nous aurions dû nous en méfier.
Un prosélytisme logiciel sans complexes
En tant que tel, le comportement de l’entreprise qui gouverne Facebook et ses utilisateurs mérite aussi d’être évoqué. Le commissaire européen à la Concurrence, Marghrete Vestage, considère que le quasi-monopole Facebook menace par ses pratiques mercantiles rien moins que «les principes fondamentaux de notre démocratie.» L’entreprise dont le siège se trouve à Palo Alto en Californie détient des données identifiables concernant environ 205 millions d’Européens, soit environ 40 % de la population de l’Union européenne. Compte tenu de la proximité notoire de la firme avec le gouvernement des États-Unis, n’avons-nous pas là, a minima, un sujet de préoccupation stratégique? On n’entend pas non plus sur ce sujet les habituels lanceurs d’alerte et autres parangons des droits de l’Homme. La traite des données personnelles à laquelle se livre Facebook touche à notre intégrité, à notre dignité personnelle. Il a fallu huit ans et demi à l’entreprise désignée par le F de GAFAM pour atteindre un milliard d’utilisateurs dans le monde et la moitié du temps pour atteindre le deuxième milliard. À ce rythme, le réseau aura étendu son empire à l’humanité entière d’ici à peine 3 ans. Et si l’accueil est ailleurs aussi chaleureux qu’en France, il est possible que ça aille encore plus vite. En 2016, le réseau social Facebook n’aura payé que 1,16 million d’euros d’impôt. Selon divers calculs, sans ses montages, Facebook aurait vraisemblablement dû reverser 80 millions d’euros à la France. Qu’en pensent chez nous tous les chefs d’entreprise qui ont subi des redressements fiscaux pour des miettes de négligence?
Une menace pour la liberté et la pluralité de la presse
En 2017, Google et Facebook auront capté 92% de la croissance du premier marché publicitaire en France. C’est là le produit de la tonte régulière des données personnelles de leurs utilisateurs. La presse en ligne en a subi une blessure profonde. Mais après avoir laissé pousser les «fake news» comme du chiendent sur ses pages, Facebook entend désormais partir à leur chasse, certifier les contenus, former ses propres journalistes. Comment les consommateurs d’information que nous sommes formeront-ils la leur? Rappelez-vous, les anciens architectes de Facebook parlent ni plus ni moins de «programmation», de «pulsions» et d’«addiction». Par ailleurs, Facebook continue d’échapper encore à la responsabilité propre aux directeurs de publication. Il paraît qu’il n’aurait pas la capacité de contrôler tous les contenus qu’il «héberge» et qui sont mis en ligne par ses utilisateurs. Et pour cause. Le réseau est devenu tentaculaire. Reste que la concurrence qui est livrée à la presse est difficile pour ne pas dire impossible à soutenir.
Un avenir ouvert à d’autres visions que celle du village numérique global
À bon droit, prenons-nous donc à rêver, non plus d’une journée, mais d’un avenir sans Facebook. Certains tenants du sens de l’histoire technologique ne peuvent le concevoir. On entend bien trop de commentateurs, sidérés comme des lapins devant les phares du géant numérique, expliquer que tout est joué. Dans quelle piètre estime ces gens-là tiennent-ils la liberté, l’ambition autant que le génie européen? Mais enfin l’avenir est ouvert! Facebook ne serait pas le premier empire à s’effondrer! Sans remonter jusqu’à Rome, et pour ne parler que de numérique, citons par exemple: AOL, Netscape, Alta Vista, Napster, My Space…
L’ambition de Facebook est de fonder un village global numérique où nous soyons tous amis et assujettis: un grand marché publicitaire en ligne où pourraient s’égaliser nos habitudes de consommation. Cette idée dangereuse n’est que le pendant technologique d’un courant d’idée mondialiste qui vise à homogénéiser les cultures. Pour notre part, nous croyons que l’avenir est grand ouvert. Il est ouvert à d’autres visions de la numérisation des relations sociales. Nous ne nous situons qu’au tout début de cette ère nouvelle.
Quelque chose de digne, de grand et d’utile
Nous avons besoin de plateformes numériques souveraines en Europe. Et nous souhaitons qu’elles soient porteuses d’une vision de l’Homme conforme à celle de ses pères fondateurs. La lutte contre les propos racistes, le harcèlement ou les fake news est certes une bonne chose. Mais on ne bâtira pas un projet numérique à grande échelle sur cette vision par défaut. Nous appelons donc de nos vœux une refondation, une renaissance d’Internet autour de valeurs humaines incontestables. Internet est une formidable puissance qui connecte les hommes entre eux de manière tout à fait nouvelle. Nous y échangeons en abondance, mais nous nous laissons distraire par un monstrueux flux d’informations. Et les réseaux dits sociaux sont en fait devenus de véritables «campagnes» publicitaires. Nos messages, nos lectures, nos discussions instantanées y sont éhontément exploitées. Notre attention est ainsi devenue la monnaie d’échange sur Internet. Le moindre recoin d’espace numérique est mis à profit pour mieux la capter et nous vendre informations, services et produits. Il devient aujourd’hui nécessaire de mieux maîtriser Internet. Nous croyons que les technologies peuvent et doivent apporter le meilleur à l’Homme sans jamais l’asservir. Nous croyons que nous pouvons faire naître de meilleures relations entre nous, plus dignes, plus réelles. Nous croyons aussi à la nécessité du silence, propice à la concentration, à la réflexion, à la création. Nous croyons en l’intelligence de l’Homme, capable et soucieux de maîtriser ses communications. Nous croyons qu’il peut en faire quelque chose de digne, de grand et d’utile.
Un dernier point. Nous bouillons d’impatience que l’Europe se lance enfin, ardemment, concrètement, comme nous nous sommes lancés nous-mêmes dans l’action. Pour le principe. Parce qu’il est odieux que les États-Unis nous donnent la main pour traverser notre propre histoire technologique. Nous voulons y aller seuls. Héritiers que nous sommes d’une vision du monde qui n’a clairement plus rien à voir avec celle que propose Facebook.
Source www.lefigaro.fr