Par Jacques BENILLOUCHE – Temps et Contretemps
Pendant de nombreuses années, personne au sein du gouvernement ukrainien ne savait ce qu’était la haute technologie et c’est pourquoi la haute technologie ukrainienne a réussi. L’Ukraine, pays de 45 millions d’habitants, représentait 20% du PIB de l’Union soviétique avant la dissolution de celle-ci puis l’économie ukrainienne s’est effondrée. Sous le Premier ministre Volodymyr Groysman, d’origine juive, l’Ukraine a réussi à attirer les investisseurs étrangers, en mettant l’accent sur la haute technologie. Soumise à une pénurie d’ingénieurs, les entrepreneurs de haute technologie d’Israël ont en profité pour participer à cet effort. On ignore souvent la dépendance d’Israël, la startup nation, vis-à-vis de l’Ukraine.
Selon les chiffres du gouvernement de Kiev, 20.000 programmeurs informatiques et ingénieurs logiciels ukrainiens sont employés par l’industrie high-tech israélienne et l’objectif est de doubler rapidement ce chiffre. 220.000 programmeurs en Ukraine génèrent plus de 3 milliards de dollars de revenus par an pour le pays. Dans un pays où le salaire moyen est de 220 dollars par mois, un ingénieur logiciel payé 2.500 dollars par mois devient un homme riche. Pour une entreprise israélienne, cela représente un quart ou moins de ce qu’elle paie au personnel logiciel local. Dans le passé l’Inde était le plus grand sous-traitant mais elle a été remplacée par l’Ukraine avec le grand avantage de la proximité.
Alors que le marché israélien de la haute technologie se développe et que des employés ne pouvaient pas être recrutés localement, sauf à offrir des salaires record, des solutions se trouvaient à Kiev, à Odessa, à Kharkiv et à Donetsk. Les avantages de sous-traitance en Ukraine sont nombreux : coût de la vie plus bas donc salaires réduits bien que la pénurie ait entrainé une relative hausse des salaires. Le partage du même fuseau horaire signifie une communication plus étroite avec le quartier général et enfin l’installation d’immigrants ukrainiens limite les barrières culturelles et linguistiques. L’Ukraine est le deuxième pays après Israël à se battre pour embaucher les bons talents.
La guerre actuelle, qui rend indisponible ce personnel compétent, met en danger l’existence de nombreuses jeunes startups privées de leurs matières grises. En Israël, en plus de pénuries de céréales, de matériaux de construction et d’œufs, le pays sera très affecté par la pénurie d’ingénieurs ukrainiens de haute technologie. Face au pire, certaines sociétés avaient anticipé la guerre en relocalisant les employés et leurs familles dans des zones plus sûres et même dans les pays voisins, la Pologne et la Bulgarie. Cela a imposé de mettre en place des services internet par satellite pour suppléer les arrêts d’Internet classiques. Mais le paradoxe est qu’avec la guerre, la plupart des employés ont refusé d’être expatriés et ont préféré rester en Ukraine, en rejoignant certes une zone plus calme.
La société Sisense d’analyse de données avait installé 150 personnes à Kiev dans un immeuble qui leur était totalement dédié. Wix (notre photo), qui crée des sites web et des boutiques en ligne et emploie 900 personnes dans ses bureaux ukrainiens, a organisé l’évacuation des travailleurs locaux. 40 employés ont été installés en Pologne et 200 autres à Antalaya en Turquie. Les autres sont restés. Le drame se retrouve chez certains d’entre eux, non-juifs, qui ont voulu rejoindre leur maison-mère, mais n’ont pas été autorisés à s’installer en Israël. Les sociétés de jeux Playtica et Plarium emploient des centaines de programmeurs avec des salaires variant entre 40.000 à 100.000 dollars par an. Elles auront du mal à trouver des spécialistes ayant une grande expérience dans un domaine complexe. Les entreprises israéliennes de haute technologie seront stoppées dans leur expansion car elles auront du mal à trouver des équipes capables de développer leurs activités. Enfin, la société Blend, une start-up basée en Israël qui fournit des services de localisation aux entreprises du monde entier, manquera de personnel pour développer et soutenir ses activités. Verbit, développeur de la plateforme de transcription et de sous-titrage, a déjà mis en place un plan d’urgence.
Il est normal que les entreprises israéliennes s’inquiètent pour la sécurité de milliers de programmeurs ukrainiens qui ont permis aux exportations de haute technologie, de cybersécurité et des OCC (capacités cybernétiques offensives), de grimper en flèche. La plus forte croissance a été la vente de start-ups israéliennes, qui ont augmenté de 257% par rapport à 2020 tandis que les services de programmation ont augmenté de 25% et les services de R&D de 15%. L’industrie de haute technologie israélienne emploie 350.000 personnes alors que 21.000 offres d’emplois restent insatisfaites.
Il s’agit vraiment «d’effet papillon»; le battement d’ailes d’un papillon en Ukraine a provoqué une mini-tornade en Israël. L’incertitude sur le sort de l’Ukraine crée une situation d’urgence pour nombre de startups qui verront au mieux leur expansion stoppée ou au pire leur avenir engagé puisque de nombreuses faillites sont à prévoir.