Des échanges en plein boom
À ce titre, les échanges bilatéraux sont passés de 51 millions de dollars en 1992 – début des relations diplomatiques – à 14 milliards en 2018. « Mais le commerce n’est pas l’essentiel », remarque Daniel Haber, professeur d’économie spécialiste de la Chine à l’université de Haïfa. « L’enjeu est technologique, à travers leurs investissements dans des sociétés israéliennes – et plus particulièrement des start-up -, l’implantation de centres R&D, la participation dans plusieurs gros chantiers d’infrastructures, et la coopération scientifique universitaire. »
Les entreprises chinoises ont pris des participations dans des sociétés israéliennes de premier plan.
Le premier à investir massivement en Israël fut le milliardaire hongkongais Li Ka-shing, en 1999, dans les télécoms. En 2011, il achète 11 % d’une start-up promise à un grand succès, Waze. Créée en 2006 par trois Israéliens, elle est revendue à Google en 2013 pour la somme de 1,3 milliard de dollars ! Le Hongkongais a aussi fait un don important au Technion (l’Institut de technologie d’Israël), à Haïfa, qui en échange a établi un joint-venture sur le campus de l’université de Shantou, la ville natale de Li Ka-shing.
Tnouva, une pépite israélienne
Aujourd’hui, nombre de grandes entreprises chinoises (Lenovo, Fosun, Xiaomi, Baidu , Huawei, Haier, Alibaba) ont installé un centre de R & D en Israël. En 2018, le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, y a fait deux visites. Enthousiaste, il déclare alors : « En Israël, l’innovation est partout, c’est aussi naturel que l’eau et la nourriture ! » Cela a donné un nouveau signal au monde d’affaires chinois qui continue d’investir dans une myriade de start-up de la high-tech israélienne. En 2019, Huawei s’est notamment lancé dans l’énergie solaire et Shenzhen Hifuture Information Technology a injecté 50 millions de dollars dans Xjet, société d’impression en 3D de métal et céramique.
Les entreprises chinoises ont également pris des participations dans des sociétés israéliennes de premier plan : celle de la China National Chemical Corporation dans Makhteshim, spécialiste d’engrais, est l’une des premières (2011) et des plus importantes (3,8 milliards de dollars) et celle de Bright Food dans Tnouva, en 2015, l’une des plus symboliques. L’opération a fait polémique en Israël, même si les Chinois n’ont fait que racheter les parts de la société britannique Apax.
Tnouva, première société alimentaire du pays, est une pépite du patrimoine national israélien. Elle fut créée en 1926 par le mouvement des kibboutz pour assurer l’autonomie alimentaire du Yishouv (peuplement juif en terre d’Israël à l’époque de la Palestine mandataire). Matan Vilnaï, ambassadeur d’Israël à Pékin de 2012 à 2017, nous explique le choix des Chinois : « Ils ont acheté Tnouva pour développer leur industrie laitière. L’alimentaire est un domaine essentiel pour les autorités chinoises. Chaque jour, il leur faut nourrir 1,4 milliard de personnes. Pour survivre, ils ont besoin de la technologie. Or, la technologie israélienne est moins chère que celle des pays occidentaux. »
Enjeu géopolitique
Autre domaine où la présence des Chinois est patente : les infrastructures, domaine dans lequel ils ont gagné plusieurs appels d’offres au cours des dernières années – parmi lesquels la construction de l’une des lignes du tramway de Tel Aviv, celles du nouveau port d’Ashdod et de la ligne ferroviaire reliant ce dernier au port d’Eilat, sur la mer Rouge, ou encore la concession du nouveau port de Haïfa. « La Chine veut un lien physique avec l’Occident. A cet égard, les ports israéliens sont un bon outil de stratégie géopolitique », remarque Lionel Friedfeld, conseiller en capital-risque entre Israël et la Chine. Et c’est là que le bât blesse : tout cela ne plaît guère aux Etats-Unis, pour qui le moindre rapprochement avec la Chine est suspect. Le nouveau port de Haïfa, le Bayport Terminal, a cristallisé les tensions entre Israéliens et Américains sur la question chinoise, au nom de la sécurité : ces derniers laissaient ainsi entendre que la sixième flotte de leur pays n’accosterait plus à Haïfa, à présent.
Privatisation des ports
L’appel d’offres pour le Bayport à Haïfa, remporté par la société publique chinoise SIPG (Shanghai International Port Group), s’inscrit dans la politique de privatisation des activités portuaires menée par le gouvernement israélien depuis celle du port d’Eilat en 2013. En fait, la société SIPG est la seule à avoir répondu à cet appel d’offres. Le Bayport, quant à lui, commence désormais à sortir de l’eau.
Le président Donald Trump serait lui-même monté au créneau, expliquant au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou que si Israël ne limitait pas ses liens avec la Chine, les relations sécuritaires de l’Etat hébreu avec les Etats-Unis pourraient en pâtir.
Au sud, l’ancien port, construit par les Britanniques en 1933, doit être privatisé – l’appel d’offres est en cours de rédaction. Selon un proche du dossier, « il devrait contenir une clause interdisant aux entreprises publiques étrangères de postuler, un moyen d’éviter une nouvelle offensive de Pékin ». Sans doute faut-il voir là le fruit des pressions américaines, qui se sont multipliées ces trois dernières années.
Trump monte au créneau
Au printemps dernier, le président Donald Trump serait lui-même monté au créneau, expliquant au Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, que si Israël ne limitait pas ses liens avec la Chine, les relations sécuritaires de l’Etat hébreu avec les Etats-Unis pourraient en pâtir. Un avertissement à prendre au sérieux, sachant qu’il y a eu deux précédents. En 2000, Israël avait vendu à la Chine un système de radar contenant de la technologie américaine. Les Etats-Unis avaient cassé l’accord et Israël avait dû payer 350 millions de dollars d’indemnités aux Chinois. En 2005, un autre contrat concernant des drones avait été bloqué par Washington. L’année suivante, les Etats-Unis interdisaient à Israël toute exportation militaire vers la Chine. Aujourd’hui, « il n’y a plus un seul contrat militaire avec les Chinois, et ces derniers le comprennent parfaitement », souligne Matan Vilnaï. Ainsi, les sociétés israéliennes d’armement Rafael, Elbit et Israel Aerospace Industries, qui étaient les premières à s’installer en Chine dans les années quatre-vingt, n’y vendent plus que du matériel à usage civil.
Pour l’ancien ambassadeur, la situation est claire : « Nous devons agir prudemment, entre le marché chinois et notre allié stratégique. Nous devons être certains de ne pas aller contre les intérêts des Américains. La Chine n’a jamais voté pour nous aux Nations unies, alors que les Etats-Unis nous y ont toujours soutenus. » Un avis partagé par le milliardaire hongkongais Ronnie Chan. « Israël n’a pas le luxe de pouvoir choisir entre la Chine et les Etats-Unis. Au final, [ces derniers]sont les seuls garants de sa sécurité », a-t-il déclaré à Tel-Aviv en décembre dernier.
Contrôle des investissements étrangers
Concrètement, sous la pression américaine, le gouvernement israélien a fini par créer, le 1er janvier 2020, un comité de contrôle des investissements étrangers « pour des raisons de sécurité nationale » (un système comparable existe aux Etats-Unis). Ce comité, chapeauté par le ministère des Finances, réunit des experts issus des ministères de la Défense, des Affaires étrangères, de l’Economie, ainsi que du Conseil national de sécurité et du Conseil économique national. Curieusement, la high-tech ne fait pas partie des domaines protégés par le comité, alors que c’est l’une des préoccupations américaines majeures dans son bras de fer contre la Chine.
Cependant, pour le moment, les Etats-Unis semblent satisfaits. Sollicité par « Les Echos », un officiel de l’ambassade américaine en Israël déclare : « Nous espérons qu’à l’avenir, Israël continuera de renforcer, d’actualiser et d’améliorer son mécanisme de contrôle des investissements. » Quant à la sixième flotte américaine, elle devrait continuer d’accoster à Haïfa. « Actuellement, il n’y a aucun changement dans les relations entre la marine américaine et l’armée israélienne. »
Liberté d’entreprendre
Cependant, « la Chine est devenu un partenaire prioritaire voire stratégique pour Israël et les Etats-Unis ne pourront rien y changer », nous précise un diplomate européen. Certains ingénieurs israéliens qui travaillaient dans des centres de R & D d’entreprises américaines travaillent désormais pour leurs équivalents chinois. Avant la crise du coronavirus, Edouard Cukierman, président de Cukierman & Co. Investment House, ne constatait « aucune baisse d’activité entre Israéliens et Chinois. Il n’y a que trois domaines réservés où le gouvernement peut bloquer un contrat : la défense, les télécoms, les services financiers – banque et assurance. Tout le reste relève de la liberté d’entreprendre. »
L’intensité des liens entre la Chine et Israël inquiète Dan Catarivas, responsable des relations extérieures de l’Association des industriels israéliens. « Je crains que certaines compagnies américaines [ne] quittent Israël parce que nous aurons accueilli trop d’investisseurs chinois. Quant aux entreprises israéliennes, il leur sera compliqué de travailler en Chine et aux Etats-Unis ; il leur faudra choisir. Or, à ce jour, les Etats-Unis restent le marché le plus porteur pour la high-tech et la recherche. »
Dépendance excessive
Daniel Haber voit les choses autrement. « Dépendre d’un seul pays n’est jamais bon. Cela peut s’arrêter d’un jour à l’autre, comme ce fut le cas [avec] la France, grand allié d’Israël de 1948 à 1967. Et puis, les hommes politiques israéliens ont souvent été favorables à la Chine. Dans les années 1930, David Ben Gourion et Moshe Sharett étaient déjà convaincus que la Chine s’éveillerait et que l’Occident ne serait pas éternellement le maître du monde. » En 1949, le jeune Etat hébreu fut l’un des premiers pays à reconnaître la République populaire de Chine. Responsables israéliens et chinois aiment à souligner que leurs civilisations sont toutes deux plurimillénaires. Ainsi, en novembre 2019, Zhan Yongxin, ambassadeur de Chine en Israël, déclarait-il : « Les Chinois et les Juifs ont une longue histoire, et ont assisté à la montée et à la chute des superpuissances. » A bon entendeur, salut !
Catherine Dupeyron