« Seuls dans l’Arche » : Refonder le monde après le Coronavirus
À Olivier Ypsilantis
L’idée que le peuple Juif si longtemps décrié, au visage couvert des crachats de générations innombrables, pourrait incarner aujourd’hui l’espoir du monde, précisément au moment où il retourne sur sa terre après la plus grande catastrophe de son histoire, peine à se frayer un chemin dans l’esprit de nos contemporains, abreuvés de stéréotypes négatifs et de discours médiatiques calomnieux.
Dernier volet de notre série d’articles pour refonder le monde après le Covid-19.
Le programme de vaccination en Israël donne de l’espoir au monde entier » : ce titre du magazine The Economist dénote dans le paysage médiatique international, où l’État juif est plus souvent considéré comme un État-paria – le « Juif des États » – que comme un modèle à suivre. De manière paradoxale, si l’hostilité à Israël n’a pas faibli depuis le début de la pandémie mondiale – bien au contraire – dans le même temps, les yeux se tournent du monde entier vers Jérusalem, comme si le monde attendait – de manière encore confuse et sans se l’avouer – qu’une « parole sorte de Sion » … C’est sans doute le seul point commun entre antisémites et philosémites, entre les ennemis d’Israël de tous bords et ses amis, entre ceux qui voient dans le peuple Juif le « virus » de l’humanité, et ceux qui y voient le remède : tous ont les yeux rivés sur Israël. Quelle est donc cette parole que le monde attend de Sion ? Est-elle celle venue du Sinaï il y a quatre mille ans, ou bien celle de la « Start-Up Nation » ultra-laïque et de la « ville qui ne dort jamais », Tel-Aviv ? Ou peut-être un « mix » original entre les deux ?
Transformer la condition humaine ou transformer l’homme ?
Cela fait déjà plusieurs siècles que des penseurs ou des écrivains caressent l’idée d’une transformation radicale de la condition humaine, mais la grande et inquiétante nouveauté du XXᵉ siècle, c’est que cet espoir est devenu un projet visant à transformer l’homme lui-même. Il ne s’agit plus d’utopie ou de rêves de puissance, mais bien de projets concrets, disposant de crédits et d’équipes de recherches, en vue de transformer l’homme. Dans quel but ? Contrairement à l’idée ancienne, qui a inspiré d’innombrables œuvres littéraires ou cinématographiques, cette transformation ne commence pas dans un laboratoire, où un savant fou manipule d’étranges éprouvettes. Elle commence dans l’esprit humain, quand des hommes de science ou des intellectuels se mettent à penser que l’homme est « juste une espèce de singe (France Culture) », ou un système neuronal.
Il n’est pas anodin que le promoteur le plus célèbre aujourd’hui de telles théories soit un Israélien, Yuval Noah Harari[1]. Cela atteste du fait que, pour le meilleur et pour le pire, le monde attend d’Israël qu’il lui donne la définition de l’homme. Car malgré le succès planétaire des combats pour « sauver la Terre » ou la diversité animale, l’humanité sait bien que la question primordiale est ailleurs. Elle est de savoir ce qu’est l’homme et ce qu’il faut faire de notre vie, ou « comment bien vivre » selon la définition de la philosophie grecque antique. La pandémie actuelle a ainsi replacé l’homme au cœur de nos préoccupations, en nous rappelant que – malgré toutes nos avancées et nos conquêtes – nous demeurions comme un frêle esquif sur une mer agitée. Cette leçon d’humilité ne doit pourtant pas conduire à rabaisser l’homme, mais bien au contraire à le rappeler à sa dignité éminente. C’est bien pour cela que le monde tourne les yeux vers Israël, considéré comme le « laboratoire de l’humanité ».
Redécouverte de l’identité humaine multiple
Dans la crise qui ébranle aujourd’hui les « fondements de la terre », chaque homme est atteint, chaque être humain est ainsi convié – pour certains pour la première fois – à s’interroger sur la finalité de notre existence terrestre. Chaque pays est aussi éprouvé et pour ainsi dire interrogé dans ses habitudes et sa culture nationale. Il est troublant de voir combien, malgré les similitudes de l’épreuve que traversent depuis un an toutes les nations de la terre, chacune réagit avec ses qualités et ses travers intrinsèques, comme si chaque pays et chaque peuple se retrouvaient soudainement interpellés dans leur identité propre. Ainsi, la pandémie actuelle interroge simultanément tout homme, à la fois en tant que membre de la collectivité humaine et en tant que membre singulier d’une collectivité nationale. Redécouverte étonnante, au milieu du tumulte mondial, des multiples dimensions de l’identité humaine…
La manière dont chaque membre de la famille des nations est éprouvé évoque la conception juive de l’identité des Nations et de celle d’Israël. Comme l’explique en effet le rav Kook, les nations du monde se trouvent sous la surveillance des anges tutélaires (ou des « princes ») qui leur sont affectés, contrairement à la terre d’Israël dont il est dit :
« Un pays sur lequel veille l’Éternel ton Dieu, et qui est constamment sous l’œil de l’Éternel, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin de l’année »[2].
Malgré la similitude des épreuves que traversent toutes les nations, chacune semble ainsi être affectée d’une manière différente, comme si, au-delà de l’unité dans la crise, elle devait subir un destin singulier[3]. Pourquoi telle personne réagit-elle avec autant de gravité au virus, tandis que telle autre semble n’en être pas plus affectée que par un vulgaire rhume ? Pourquoi tel grand pays connaît une si terrible hécatombe, alors que tel autre, aux moyens plus modestes, semble traverser l’épreuve avec plus de chance ? La vision d’un monde globalisé, où chaque homme obéirait aux mêmes instincts et connaîtrait le même destin, est remise en question par l’épreuve du Covid-19, où aucun homme, aucune nation ne sont touchés de la même manière.
Israël, phare de l’humanité chancelante
C’est dans ce cadre que la singularité d’Israël ressurgit avec une acuité particulière et suscite à la fois l’admiration et l’envie, la jalousie et la haine, comme toujours dans sa longue histoire. Quand Israël organise d’une main de maître la première campagne de vaccination au monde, les médias internationaux sont interloqués et peinent à prendre la mesure de l’événement. L’espace d’un instant, ils semblent découvrir le visage authentique d’Israël comme phare de l’humanité chancelante, avant de retomber dans les vieilles ornières et d’accuser l’État juif de « priver les Palestiniens de vaccins », reprenant l’antienne du Juif-assassin d’enfants, qui n’a jamais disparu de l’inconscient collectif, en Occident comme en terre d’Islam. L’idée que le peuple Juif si longtemps décrié, au visage couvert des crachats de générations innombrables, pourrait incarner aujourd’hui l’espoir du monde, précisément au moment où il retourne sur sa terre après la plus grande catastrophe de son histoire, peine à se frayer un chemin dans l’esprit de nos contemporains, abreuvés de stéréotypes négatifs et de discours médiatiques calomnieux.
Comment parvenir à percevoir, derrière l’épais brouillard de la haine, le visage plein de majesté du peuple qui « a combattu avec l’Ange » ? Mais comment ne pas souhaiter voir aujourd’hui, au milieu du déchaînement de la tempête qui couvre la surface de la terre, la blanche colombe venant de la Terre d’Israël, porteuse du rameau d’olivier ?
« La colombe revint vers lui sur le soir, tenant dans son bec une feuille d’olivier fraîche. Noé jugea que les eaux avaient baissé sur la terre… »
C’est aux hommes de notre génération que s’adresse l’antique message du texte biblique, si souvent lu de travers, considéré parfois comme un récit mythique, ou comme un conte pour enfants. L’homme d’aujourd’hui, comme jadis, attend avec impatience que les eaux « baissent sur la terre ». Confinés depuis un an dans l’Arche, nous attendons d’entrevoir la colombe porteuse de la feuille d’olivier qui annoncera la décrue, puis la fin du Déluge et le retour sur la terre ferme et chaleureuse, augurant d’un nouveau départ pour une humanité plus juste et plus confiante.
Pierre Lurçat, MABATIM.INFO
Note
Mon nouveau livre, « Vis et Ris », vient de paraître et est disponible en France sur Amazon, et en Israël en commande auprès de l’auteur : pierre.lurcat@gmail.com
« Une petite lumière chasse beaucoup d’obscurité ». Cet adage des Juifs hassidim de Habad me semblait alors, pendant les longues journées que je passai au chevet de ma mère, résumer parfaitement le secret de sa vie et de ses multiples combats, personnels, professionnels et intellectuels. Elle était née à Jérusalem, avait grandi et vécu à Paris, où elle avait passé toute son existence adulte. Elle avait lutté contre les gardiens de Drancy, contre les dirigeants du Parti, qui n’appréciaient guère son esprit rebelle et la soupçonnaient d’accointances « sionistes » ; son frère n’était-il pas lieutenant-colonel de l’armée israélienne, comme elle l’avait déclaré sur un questionnaire officiel du Mouvement de la Paix, à Prague, en pleine période des procès antijuifs, avec une témérité qui frôlait l’inconscience ? Elle s’était toute sa vie battue contre les partis, les institutions et les idéologies, restant jusqu’à son dernier jour un esprit libre et rebelle. Oui, ma mère avait gardé, toute sa vie durant, quelque chose d’étranger et d’insaisissable qui faisait d’elle une personne inclassable, fière et rétive ».
[1] Sur Harari, je renvoie à ma série d’articles,
–Yuval Noah Harari et Israël (I) : Un penseur édulcoré pour un monde sans gloire,
–Yuval Noah Harari et le judaïsme (II) : Homo Sapiens ou créature à l’image de Dieu ?
–Yuval Harari et Israël (III) – Le faux-prophète de Jérusalem
[2] Deutéronome 11, 12.
[3] Le grand-rabbin Lazare Wogue, dans sa traduction de la Bible, rappelle l’analogie entre le mot latin singulus (ségulier) et l’hébreu Segoula, qui désigne l’élection d’Israël.